Culture

Où sont les femmes pharaons dans les musées français?

Temps de lecture : 8 min

Alors que les souverains comme Ramsès II ou Toutânkhamon occupent le devant de la scène, la sphère féminine royale est très rarement mise à l'honneur dans les lieux culturels.

«Hatchepsout a laissé une trace aussi importante que celle des régents masculins, mais ses monuments ont été détruits.» | Rogers Fund (1929) / Metropolitan Museum of Art via Wikimedia Commons
«Hatchepsout a laissé une trace aussi importante que celle des régents masculins, mais ses monuments ont été détruits.» | Rogers Fund (1929) / Metropolitan Museum of Art via Wikimedia Commons

Sésostris III en 2014 au palais des Beaux-Arts de Lille, Toutânkhamon en 2019 à la Grande Halle de La Villette à Paris, Ramsès II dans le même lieu actuellement et jusqu'au 6 septembre 2023: les pharaons égyptiens sont régulièrement mis à l'honneur en France, dans des expositions grandioses. Quand il s'agit de parler des souveraines égyptiennes, en revanche, le constat est plus nuancé. Outre pour Cléopâtre, célébrée en 2014 à la Pinacothèque de Paris, les grands événements autour des reines d'Égypte restent rares dans le paysage culturel français.

Il faut d'abord distinguer les reines d'Égypte des souveraines. En effet, le terme «pharaonne» n'existant pas, les cinq Égyptiennes à avoir assumé le pouvoir suprême sont elles aussi appelées «pharaons», ou «reines-pharaons». En parallèle, de nombreuses reines ont marqué l'histoire de l'Égypte antique en tant que grandes épouses royales, donc femmes d'un pharaon mâle. C'est le cas de Néfertiti, épouse d'Akhenaton, ou de Néfertari, mariée à Ramsès II.

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Des femmes aux pouvoirs exceptionnels

Ces femmes ont exercé le pouvoir chacune à leur façon et ont ainsi marqué de leur empreinte le destin du pays. «La question d'une exposition consacrant toutes ces femmes mérite vraiment d'être posée, estime donc Florence Quentin, égyptologue et autrice des Grandes Souveraines d'Égypte. La sphère féminine royale n'a été étudiée que récemment, alors que depuis le début du XXe siècle, il existe pléthore de livres et d'expositions sur les pharaons hommes.»

Selon la spécialiste de l'Égypte ancienne, il est nécessaire de revaloriser l'héritage de ces femmes. Néfertiti, par exemple, fut associée de manière inédite au trône. Elle était de toutes les cérémonies, s'occupait de la diplomatie, disposait de son propre palais et de son personnel attitré, et célébrait même ses propres rites.

D'autres grandes épouses royales avaient acquis un pouvoir exceptionnel, notamment en qualité de conseillères de leur époux ou de leurs fils. C'est le cas d'Ahmès-Néfertary, première reine du Nouvel Empire (–1580-vers –1077), mariée à Ahmôsis Ier. Elle invente le titre de «divine épouse d'Amon» (ou «divine adoratrice») et dispose d'un collège de prêtresses ou encore de terres. Après le décès de son époux, elle devient l'éminence grise de son fils.

Quant aux cinq femmes ayant assumé la fonction suprême, leurs règnes restent souvent méconnus. «Elles ont toujours profité d'un moment d'incertitude dynastique pour se glisser dans l'interstice du pouvoir, ça n'allait pas de soi, précise Florence Quentin. Par exemple, quand il y avait un moment de flottement ou l'absence d'un héritier mâle. Du reste, si le pouvoir se transmet du pharaon à son fils, aucun texte n'interdisait à une femme de régner.»

Oubli et monuments brisés

Néférousobek, Hatchepsout, Mérytaton, Taousert et enfin Cléopâtre: elles ont dirigé l'empire égyptien mais sont aujourd'hui, pour la plupart, de grandes oubliées de l'histoire. «Le problème c'est qu'elles n'ont pas régné longtemps, exceptée Hatchepsout qui a conservé le pouvoir pendant vingt-deux ans [de –1479 à –1457 environ, ndlr], décrypte Florence Quentin. Elle fût une grande bâtisseuse, avec un règne très paisible et très prospère.»

Le bilan d'Hatchepsout est riche: expéditions scientifiques, rénovation et constructions de temples, à l'image de celui de Deir el-Bahari... Mais après sa mort, son successeur a détruit ses représentations en pharaon, effaçant sa mémoire et une partie de son héritage. «Hatchepsout a laissé une trace aussi importante que celle des régents masculins, mais ses monuments ont été détruits, explique la chercheuse. Concernant Cléopâtre, il n'y a pas grand-chose à exposer, ses monuments se sont effondrés avec Alexandrie. Quant aux autres pharaons, elles ont aussi été effacées.»

Le temple funéraire d'Hatchepsout est le mieux conservé de Deir el-Bahari (Thèbes). | Vyacheslav Argenberg via Wikimedia Commons

Il en va de même pour Mérytaton ou Taousert, dont les monuments ont été brisés, tout comme leur image. «Ces destructions expliquent en partie que l'on dispose de moins de vestiges concernant ces reines-pharaons, pose Florence Quentin. Souvent, le pharaon suivant inscrivait son nom à la place de celui de son prédécesseur, les pharaons hommes étaient aussi victimes de ce phénomène. Mais j'ai aussi l'impression que l'on n'a pas accepté que ces femmes aient régné.»

Si Ramsès II est autant célébré quand ces reines-pharaons restent très souvent au second plan, c'est en effet lié aux reliquats qui demeurent ou non, selon Vincent Rondot, directeur du département des antiquités égyptiennes du musée du Louvre. «La documentation parfois ténue qu'il nous reste sur ces reines-pharaons est une question de genre, affirme-t-il. C'est lié au fait qu'elles sont des exceptions, que leurs règnes sont le plus souvent courts et donc que les documents qu'elles laissent sont moins nombreux.»

D'après lui, ces femmes qui arrivent au pouvoir dans des temps troublés règnent également sur une Égypte moins puissante économiquement. Au contraire, Ramsès II a gouverné le pays soixante-six ans, à un moment où l'Égypte était le plus grand empire de la région, accumulant des richesses considérables et menant une politique architecturale très ambitieuse. Il a ainsi pu couvrir le pays de monuments à son nom.

«Hatchepsout a fait construire son temple funéraire, mais –tout extraordinaire fut-il– c'est l'unique monument qui fait sa réputation, retrace l'égyptologue. Concernant Ramsès II, c'est aussi bien Abou Simbel que ses colosses à Memphis ou que sa capitale dans le delta du Nil… Il y en a partout! Ce n'est pas comparable, il y a infiniment moins d'héritage laissé par les quelques pharaons femmes.»

Ramsès II a consacré de nombreux monuments à Memphis et les a ornés de colosses à sa gloire. | Diego Delso via Wikimedia Commons

«Moins de choses existent, mais on les a aussi moins étudiées»

Florence Quentin soutient elle aussi que le genre occupe une place prédominante dans le manque d'expositions au sujet des souveraines d'Égypte. Elle décrit un cercle vicieux: «Il y a moins de documents les concernant, donc elles ont été moins étudiées, sont le sujet de moins de publications et de moins d'expositions, etc. Je pense aussi qu'il y a des lacunes dans l'archéologie ou dans l'étude de ce qui a été retrouvé. Certes, moins de choses existent, mais on les a aussi moins étudiées.»

Car si l'héritage est plus mince, il existe malgré tout. Déjà concernant les grandes épouses royales comme Néfertiti, dont le buste reste célèbre aujourd'hui, ou Néfertari, à laquelle un temple est consacré à Abou Simbel, ainsi que la plus prestigieuse tombe de la vallée des Reines. «Nous disposons de beaucoup de stèles, de statues, de représentations des grandes épouses royales, liste l'égyptologue. Autant que pour les rois, puisqu'elles accompagnent toujours le pharaon. À chaque fois qu'il est là, elles le sont aussi.»

Le buste de Néfertiti reste particulièrement célèbre. | Arkadiy Etumyan via Wikimedia Commons

Quant aux reines-pharaons dont le patrimoine est plus clairsemé, cela reste relatif. Le Louvre dispose du torse d'une statue de Néférousobek ou encore d'une stèle attribuée à Cléopâtre la représentant en pharaon. Des statues d'Hatchepsout brisées ont été remontées et sont aujourd'hui exposées au Metropolitan Museum de New York ou au musée du Caire. Mérytaton aurait pour sa part laissé des milliers d'objets, que l'on a longtemps estimé appartenir à… Toutânkhamon.

Une statue de la reine Néférousobek exposée à Berlin en 1914. | Hedwig Fechheimer via Wikimedia Commons

Cette reine-pharaon, qui semblerait avoir régné avant lui, aurait en effet préparé un riche trousseau funéraire, récupéré à la hâte lors du décès précoce du jeune pharaon Toutânkhamon. Une grande partie du mobilier funéraire qui fait aujourd'hui la légende de ce roi, dont son célèbre masque, aurait ainsi été usurpée à cette reine-pharaon. «L'exposition Toutânkhamon à Paris a présenté des merveilles. Cependant, il faut rappeler que les objets du Trésor appartiennent en réalité à une femme, souligne Florence Quentin. Mais comme les spécialistes ne sont pas certains de la reine dont il s'agit et que le nom de Toutânkhamon est plus vendeur, on les lui attribue.»

Selon Vincent Rondot, à la tête du département des antiquités égyptiennes du musée du Louvre, ce trousseau pourrait éventuellement aider à retracer le destin de la reine. Et «dans l'absolu, il serait possible de réutiliser certains objets pour évoquer cette reine dans le cadre d'une exposition dédiée aux souveraines égyptiennes».

Une exposition loin d'être impossible à monter

De nombreuses pièces en rapport avec ces pharaons égyptiennes existent donc et sont au centre d'événements culturels. «Il n'y a pas eu beaucoup d'expositions au sujet des reines et des souveraines d'Égypte, certes, mais il y en a eu, rappelle d'ailleurs Florence Quentin. Seulement, pas en France. Mais c'est bien la preuve qu'il y aurait suffisamment d'éléments pour faire une exposition autour d'elles.» Hatchepsout a eu droit à une grande exposition à New York en 2006; 250 œuvres provenant de collections de musées du monde entier ont été réunies pour célébrer les reines d'Égypte à Monaco en 2008; en 2012-2013, c'est Néfertiti qui a été mise en avant dans une exposition à Berlin.

«Il y aurait assez de pièces pour monter une exposition, mais il faudrait les réunir en empruntant dans de nombreux musées, en Égypte notamment, observe toutefois Vincent Rondot. Ce serait une exposition extrêmement difficile à mettre en place et extrêmement chère: la loi est stricte en Égypte concernant les prêts et il faut payer les œuvres que l'on emprunte.» Si les expositions Toutânkhamon et Ramsès II ont pu voir le jour, c'est parce qu'elles ont été entièrement organisées par les autorités égyptiennes, qui possèdent l'ensemble des œuvres exposées, et ne dépendent donc pas d'emprunts.

Pour autant, le commissaire de l'exposition «Pharaon des deux terres», qui s'est tenue au Louvre en 2022, n'exclut pas la possibilité d'un événement autour des reines égyptiennes organisé par le musée, rappelant celui autour de Ramsès II accueilli à Paris en 1976. «Une bonne exposition dépend des attentes du public bien sûr, mais avant tout de l'état de la recherche et d'un ou d'une commissaire qui déciderait de prendre ce sujet des reines d'Égypte à bras-le-corps. Tous les sujets sont les bienvenus.»

«La dimension féminine du pouvoir intéresse moins»

Pour Florence Quentin, si aucune exposition d'ampleur n'a eu lieu en France sur cette thématique depuis toutes ces années, ce serait parce que «les Français sont fascinés par la gloire des pharaons masculins et le prestige de ces êtres qui incarnent le pouvoir absolu, et focalisés sur eux». «Quand on met le nom de Ramsès sur une affiche, les gens viennent. La dimension féminine du pouvoir intéresse moins.»

L'égyptologue évoque toutefois plusieurs hypothèses pour nourrir cette potentielle exposition, de l'égyptomanie à l'héritage actuel dans la fiction, à l'instar du documentaire polémique consacré à Cléopâtre, ou encore de la représentation de Néfertiti dans la pop culture.

«Je pense qu'il y aurait une très belle exposition à faire, non pas sur une seule reine, car on n'a peut-être pas assez, mais sur les grandes souveraines et reines d'Égypte, poursuit-elle. Je comprends qu'il faille des noms accrocheurs comme Néfertiti ou Cléopâtre, et je suis persuadée qu'avec une belle photo, une belle statue, l'exposition aurait autant de succès que celle dédiée à Ramsès.»

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