Même si l'on fait abstraction des rares Français qui soutiennent que Jacques Brel était l'un de leurs compatriotes, les raisons pour lesquelles le Belge francophone se sent sous-estimé ne manquent pas. Depuis des années, dans le monde du cinéma, les frères Dardenne enchaînent, sans faire beaucoup de bruit, les triomphes; Cécile de France (à peine un pseudonyme) est une actrice demandée y compris aux États-Unis tandis que Virginie Efira, ancienne présentatrice sur RTL, se construit une carrière impressionnante avec, récemment, un César comme point d'orgue provisoire. Tous semblent avoir été totalement adoptés, comme si de rien n'était, par les voisins hexagonaux. Reste à espérer que tout le monde se souvienne où se trouve le berceau des pères spirituels de Maigret, de Tintin et des Schtroumpfs. Et puis, ne nous voilons pas la face: les frites? françaises, vraiment?
La Flandre, elle non plus, ne fait guère preuve de générosité. Quand Tia Hellebaut décolle pour décrocher l'or olympique au saut en hauteur en 2006, De Standaard, pourtant habituellement modéré, y voit surtout un succès flamand. Alors que, dans le même quotidien, Nafissatou Thiam, reine de l'heptathlon ces dernières saisons, fait figure de joyau du sport belge.
La France a une identité. La Flandre en cherche une. En ce début 2023, on a d'ailleurs assisté à la diffusion sur une chaîne flamande du documentaire en dix volets Het Verhaal van Vlaanderen («L'Histoire de la Flandre»). Cette série, sponsorisée pour une bonne part par les autorités flamandes, tente d'esquisser une histoire d'une contrée. Chaque épisode a attiré environ un million et demi de téléspectateurs.
Mais qu'en est-il de l'identité du Belge non flamand? À l'heure actuelle, la situation dans sa partie du pays n'est guère enviable. Si l'on ne tient pas compte de Bruxelles, le taux de chômage et le risque de pauvreté sont deux fois plus élevés en Wallonie qu'en Flandre, tandis que le PIB par habitant y est inférieur de plus de 25%. Depuis des décennies, la politique y est dominée par le Parti socialiste, lequel patauge dans un flot continu de scandales. À d'autres points de vue, la région n'a pas non plus une très bonne image. Pas plus tard qu'en 2008, les lecteurs du quotidien néerlandais De Volkskrant élisaient Charleroi ville la plus moche du monde, Liège arrivant juste derrière.
Comment faire face à cela, quand d'autres annexent sans scrupules vos fleurons en vous laissant avec les débris et décombres du Borinage? On pourrait sortir les griffes, mettre en avant sa propre identité. Réaliser, par exemple, un documentaire. Lequel pourrait, à l'image du flamand, commencer à la Préhistoire, mais quelques milliers d'années plus tôt, à savoir dans les grottes de Spy. La révolution industrielle en serait une étape obligée, époque à laquelle la Wallonie, qui ne souffrait devant elle comme concurrent que la Grande-Bretagne, était le moteur de la jeune Belgique, longtemps avant que ce moteur n'ait des ratés et finisse par se gripper pour de bon. On pourrait se glorifier du prospère Brabant wallon et des liftings dont ont bénéficié Liège et Charleroi, de la culture de la bière, des fraises de Wépion –tellement plus divines que celles de Hoogstraten– et, de toute façon, de la meilleure cuisine de l'Europe septentrionale. Bref, on pourrait montrer que la région est bien plus qu'un catalogue de mines de charbon abandonnées.
Mais au lieu de cela, le Wallon ne fait rien. Tout au plus hausse-t-il les épaules ou raconte-t-il une blague. Pourquoi se tuer au travail quand tout peut vous tomber tout cuit dans le bec? C'est en des termes similaires que le président du PS, Paul Magnette, a récemment remis au goût du jour la vieille caricature sur le zèle flamand et la paresse wallonne. «Décalé», c'est ainsi qu'on qualifie cette sorte d'humour, cette autodérision absurde dont les Belges francophones ont le secret. En Flandre, la blague n'est pas bien passée.
On pourrait montrer que la région est bien plus qu'un catalogue de mines de charbon abandonnées.
Le documentaire ne se fera jamais. On n'entamera pas la cagnotte, une subvention d'un montant de deux millions d'euros. Et tandis que Ben Weyts, ministre flamand de l'Enseignement, vient de présenter en ce 9 mai De Canon van Vlaanderen, ouvrage et site attendus qui jettent une lumière sur 180 sujets relatifs à l'Histoire, la culture et l'économie de la région, l'autre Belgique doit faire sans même la moindre ébauche d'une initiative qui irait dans ce sens.
Pourquoi le Wallon accorde-t-il si peu d'importance à son identité? D'abord parce que «Wallon» est une dénomination à laquelle on recourt facilement, mais pas toujours à juste titre: le terme désigne la somme des francophones de Bruxelles, des Wallons de la Wallonie elle-même, des germanophones des cantons de l'Est, des générations d'Italo-Belges, tous ayant des histoires différentes. Au total, près de cinq millions de personnes, mais qu'aucun réel ciment ne réunit.
Entre-temps, le fossé entre les régions se creuse. 2024 approche, année électorale en même temps qu'année de la septième réforme de l'État belge. Alors que les nationalistes flamands aspirent à la scission du pays (Vlaams Belang) ou à passer par l'étape du confédéralisme (N-VA), les grands partis francophones, PS en tête, n'entendent pas céder d'un millimètre sur ce terrain de la forme étatique.
On ne peut exclure en Flandre une majorité qui réunirait la N-VA et le Vlaams Belang. En théorie, cela ouvrirait la voie à une déclaration unilatérale de la souveraineté de la Flandre. Comment les autres Belges se préparent-ils à faire face à ce scénario, aussi hypothétique soit-il?
S'accoler à la France est une option. La France ne serait pas sourde à pareil appel. Des sondages réalisés au fil des ans montrent que 60 à 65% des personnes interrogées sont favorables à la création d'une quatorzième région dans la France métropolitaine. En la matière, la possibilité de réduire quelque peu la prédominance de l'Allemagne dans l'Union européenne semble être un facteur-clé.
En Belgique même, le rattachisme est un courant aussi ancien que le pays lui-même. On trouve ses partisans principalement du côté de Liège. Il s'ancre dans l'indépendance de la principauté éponyme jusqu'à la fin du XVIIIe siècle, à l'écart des Pays-Bas espagnols puis des Pays-Bas autrichiens.
Les rattachistes ont leur propre parti. Depuis 1999, il s'agit du Rassemblement Wallonie-France (RWF). Il n'a guère recueilli plus d'1% aux élections auxquelles il a décidé, en 2019, de ne plus participer, estimant sa mission accomplie: il aurait suscité suffisamment d'intérêt pour ses points de vue.
Est-ce vraiment le cas? Ce qui est certain, c'est que le rattachisme est plus qu'un parti politique marginal. Cela provient principalement d'organisations telles que l'Alliance Wallonie France (AWF) et le Groupe d'études pour la Wallonie intégrée à la France (GEWIF). L'essayiste Jules Gheude est un infatigable défenseur de cette cause, tant dans son pays qu'en France.
Les francophones ont peur de devenir des citoyens de seconde zone dans un pays avec lequel, au cours des siècles passés, ils n'ont en réalité vécu que vingt ans sous le même toit.
Les rattachistes ne sont pas des politiciens extrémistes. Ils sont plutôt issus du Mouvement réformateur (MR), un parti libéral. Quiconque s'attend à ce que les rattachistes considèrent le nationaliste flamand comme son ennemi naturel se trompe. Ils comprennent parfaitement les frustrations des Flamands et pensent qu'il convient d'en finir avec les transferts d'argent du nord vers le sud. Gheude et ses partisans sont les bienvenus sur doorbraak.be, site d'opinion flamand de tendance nationaliste. Eux ne veulent pas d'indépendance. La Wallonie n'est pas un pays et ne l'a jamais été. Ils veulent devenir une région à part entière de la France, sans statut distinct.
Au sein de la Fédération Wallonie-Bruxelles, ils ne trouveront pas de majorité pour leurs idées. Les francophones ont peur de devenir des citoyens de seconde zone dans un pays avec lequel, au cours des siècles passés, ils n'ont en réalité vécu que vingt ans sous le même toit. Si toutes sortes d'enquêtes montrent qu'entre 32 et 49% des personnes interrogées sont favorables au rattachement à la France, cela est en fait dû à la façon dont on formule la question. À chaque fois: quid, si la Belgique cesse d'exister?
Or, il s'agit justement de ce que la grande majorité des francophones se refuse à envisager. Sans identité propre, ils sont heureux en Belgique et entendent s'en tenir au statu quo. Quant à savoir si cela est réaliste, c'est une autre histoire.