C'est un détail loin d'être insignifiant. Dans une vidéo de l'opposant de Recep Tayyip Erdoğan à la présidentielle turque, Kemal Kılıçdaroğlu, postée le 2 mai sur les réseaux sociaux, un livre est placé bien en vue, au-dessus de la pile qui trône sur son bureau. Son titre: Türkiye'nin Mali İntiharı, «Le Suicide financier de la Turquie». En couverture: les logos du Fonds monétaire international (FMI) et de la Banque mondiale, et trois drapeaux, l'américain, le britannique et le français.
Le message est clair: si la Turquie va mal, c'est la faute aux institutions internationales, aux Américains et aux deux anciennes puissances coloniales qui ont participé au démantèlement de l'Empire ottoman. Ce sont eux, les responsables.
Sığınmacılar. Kaçaklar. pic.twitter.com/q9flGYHWcw
— Kemal Kılıçdaroğlu (@kilicdarogluk) May 2, 2023
C'est sur le bureau de l'actuel président turc, Recep Tayyip Erdoğan, qu'on aurait attendu un tel ouvrage. Pas sur celui de son opposant, dont le livre de chevet, Justice, est plus en phase avec l'image qu'il souhaite donner, lui qui assurait encore le 9 mai, au Wall Street Journal, vouloir resserrer les liens de la Turquie avec l'Occident, l'Union européenne et l'OTAN. Et pourtant...
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Ce volume a-t-il été posé là en guise de réponse aux critiques faites à Kemal Kılıçdaroğlu, selon lesquelles il serait un «otage des impérialistes», prêt à vendre la Turquie à l'Occident? Sans doute. Il illustre aussi la persistance du nationalisme turc transpartisan, tout autant que le peu de marge manœuvre qu'aura Kemal Kılıçdaroğlu face à l'opinion publique, nourrie de slogans anti-européens et anti-occidentaux de la part du pouvoir islamo-nationaliste depuis une dizaine d'années, s'il est élu président de la République à la suite du scrutin du 14 mai.
Un pays qui s'est imposé sur la scène internationale
Sans surprise, la politique étrangère n'a pas été au cœur de la campagne électorale –la désastreuse situation économique du pays et les questions sociales ont été prioritaires. Il y a une raison à cela.
Tant grâce à une politique de soft power (établissement d'écoles et de fondations religieuses à l'international, diffusion de séries télévisées), que de hard power (déploiement de 50.000 militaires sur une dizaine de pays, développement d'une industrie de défense exportatrice), l'actuel président turc a indéniablement affirmé la présence et le rôle de la Turquie sur la scène internationale. Son succès est particulièrement visible en Afrique, où elle compte presque autant d'ambassades que la France (quarante-deux contre quarante-quatre). Et de cela, les Turcs sont fiers.
Cette politique faisant l'objet d'un relatif consensus, il ne faut pas s'attendre à de grands changements de la part de l'opposition si elle arrivait au pouvoir. Ni sur le dossier grec (même volonté révisionniste de revenir sur les accords traitant des eaux territoriales en Méditerranée, soit la doctrine dite «Mavi Vatan» –la «Patrie bleue»), ni sur Chypre (pas question d'abandonner la partie nord de l'île que la Turquie a «libérée» et occupe depuis 1974), ni sur le soutien militaire et géopolitique à l'Azerbaïdjan, le «pays frère», dans son offensive au Haut-Karabakh et contre l'Arménie, ni sur le rapprochement avec les pays du Golfe –qui ont insufflé des dizaines de milliards de dollars dans l'économie turque et pourraient être rassurés par de meilleurs gestionnaires.
Sur la situation en Syrie, l'opposition adopte même une ligne plus conciliante que Recep Tayyip Erdoğan avec Bachar el-Assad, lequel pourrait pourtant comparaître devant la Cour pénale internationale. Elle est en faveur d'une normalisation des relations avec Damas, qui vient de réintégrer la Ligue arabe dimanche 7 mai, et a mené une campagne sur le «retour» –le renvoi, plus précisément– des quelque 3,5 millions de Syriens réfugiés en Turquie. Pour autant, Damas exigerait le retrait de l'armée turque du nord de la Syrie, ce qui serait difficilement acceptable par le pouvoir turc, quel qu'il soit: l'éradication militaire et territoriale des milices kurdes autonomistes en Syrie est une priorité pour Ankara.
Se rapprocher de l'OTAN, sans s'éloigner de la Russie
Mais la question clé sera celle des relations de la Turquie avec l'OTAN. Un certain alignement turc avec la Russie, à qui Ankara a acheté des systèmes de défense aérienne S-400, amplifié depuis l'offensive de cette dernière sur l'Ukraine (refus de sanctionner Moscou, accueil des oligarques russes, blocage de l'adhésion de la Finlande et de la Suède à l'OTAN), ainsi que la proximité de Recep Tayyip Erdoğan avec Vladimir Poutine, voire la fascination du premier à l'égard du second, constituent d'importantes pierres d'achoppement entre l'Alliance et Ankara.
Malgré les avancées obtenues par Recep Tayyip Erdoğan (deal sur l'importation de blé ukrainien et échanges de prisonniers russes et ukrainiens), on a plutôt assisté à une instrumentalisation des Turcs par le président russe pour planter un coin dans l'alliance occidentale.
Tout en maintenant une «coopération» d'«égal à égal» avec la Russie, avec laquelle les liens économiques (énergie et tourisme) sont primordiaux, Kemal Kılıçdaroğlu a affirmé qu'il souhaitait se rapprocher de l'OTAN et ne s'opposerait plus à l'entrée de la Suède dans l'Alliance –la Finlande, elle, est officiellement devenue le trente-et-unième membre de l'OTAN début avril.
S'il venait à se débarrasser des S-400 russes, ce serait assurément la marque d'un changement. Petit indice allant dans ce sens: jeudi 11 mai, trois jours avant le scrutin, le candidat de l'opposition dénonçait des ingérences russes dans l'élection turque et prévenait Moscou: «Si vous voulez que notre amitié se poursuive après le 15 mai, lâchez l'État turc.»
Vers moins d'agressivité?
En s'engageant à libérer le philanthrope Osman Kavala et l'ex-coprésident du parti prokurde (Parti démocratique des peuples, HDP), Selahattin Demirtaş, c'est-à-dire à respecter le jugement de la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH), Kemal Kılıçdaroğlu donne aussi un signal fort à l'Union européenne, avec laquelle il dit souhaiter reprendre les négociations d'adhésion. Pas sûr que Bruxelles soit prêt à une telle éventualité.
Ce qui est à peu près certain c'est que, président de la République, Kemal Kılıçdaroğlu n'adoptera pas le ton parfois agressif et colérique de Recep Tayyip Erdoğan et ne devrait pas prononcer d'attaques ad hominem. Étant donnés les enjeux et défis intérieurs (économiques et sociaux, de reconstruction après le double séisme de février 2023), Kemal Kılıçdaroğlu sera par ailleurs sans doute moins actif sur la scène internationale et pourrait donner plus de pouvoir à son ministre des Affaires étrangères.
Mais quelle que soit sa volonté d'apaisement, sa marge de manœuvre sera réduite. Le fait qu'il ait besoin de faire écho aux thèses anti-occidentales et complotistes en disposant Le Suicide financier de la Turquie sur son bureau en est la meilleure illustration.