Sonny est accusé de crime. C'est un robot mais, ce soir-là, quelque chose d'humain semble habiter son regard artificiel. Dans celui de l'inspecteur de police, le mépris: «Vous n'êtes qu'une machine. Une imitation de la vie. Est-ce qu'un robot pourrait composer une symphonie?»
Navré de vous contredire, inspecteur Spooner: dix-neuf ans après la sortie du film I,Robot, des intelligences non humaines composent de la musique à l'envi.
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Fin avril 2023, plusieurs plateformes faisaient retirer «Heart on my Sleeve», une fausse nouveauté de Drake et The Weekend, empruntant leur voix, mais créée de toutes pièces par une intelligence artificielle (IA). Depuis, Spotify a dû supprimer des dizaines de milliers de morceaux générés par l'IA.
Vers un monde artificiel?
Mis à disposition du public en novembre 2022, ChatGPT, agent conversationnel conçu dans les labos de la tech californienne, a envahi la sphère médiatique.
Yoshua Bengio, pionnier de la discipline, est signataire d'une lettre ouverte appelant à un moratoire sur le déploiement de nouvelles versions des intelligences artificielles.
Dans Le Monde du 29 avril, l'informaticien partageait une vertigineuse potentialité: l'accélération des progrès de l'IA est telle qu'il n'est «pas impossible que l'on parvienne à fabriquer un jour ce qui pourrait ressembler aux mécanismes de la conscience».
«Le public est dans un état de sidération», commente Fabrice Epelboin, spécialiste des questions numériques à Sciences Po. La plus bouleversée, note-t-il, est la frange la plus instruite de nos sociétés, cette «creative class» convaincue que ses facultés intellectuelles l'élèveraient pour toujours au-dessus de la machine. «Tout faux», tranche Fabrice Epelboin: Du conseil au marketing en passant par le droit et l'enseignement, «dans un très grand nombre de sphères perçues comme intelligentes, nous sommes très fortement concurrencés par l'IA».
Technophiles et technophobes partagent une certitude: demain, l'IA aura envahi nos vies. Et vouloir s'y opposer serait incongru. Dans une quantité de domaines, avant même d'être dite «intelligente», l'informatique a déjà rendu les humains has been, note Xavier Briffault, chercheur en sciences sociales et philosophie de la santé au CNRS.
Délégation de compétences
Pour cet ancien chercheur en sciences artificielles, l'IA s'inscrit dans un penchant humain: la conception d'outils. De la charrue au tracteur, l'humanité leur a délégué tout ou partie de ses efforts, motivée par deux facteurs: la paresse d'effectuer elle-même des tâches, et le fait que celles-ci soient mieux réalisées via la machine.
Aujourd'hui, «les développements de la technologie numérique nous apportent de fantastiques avancées, qui simplifient notre vie et nous offrent de nouvelles possibilités», concède Lutz Jäncke, neuropsychologue, professeur à l'Université de Zurich. «Mais comme souvent dans l'existence humaine, il y a le revers de la médaille», poursuit le chercheur: déléguer des compétences, c'est risquer de les perdre.
«À chaque fois que l'humanité s'est dotée de “béquilles”, notre cerveau en a intégré l'usage dans son fonctionnement.»
De même qu'un muscle entraîné est plus puissant, un cerveau davantage sollicité fonctionne plus vite, du fait d'une réalité neurobiologique: il n'est pas un organe figé. Tel l'esthète qui sculpte son corps dans l'effort, nous possédons le pouvoir de muscler notre matière grise…. Ou de la laisser végéter, dans un monde où un ChatGPT10 l'aurait rendue futile.
Internet, métavers, objets connectés: à chaque disruption technologique, le public se laisse toutefois emporter dans une surréaction collective, persuadé d'un bouleversement systémique, nuance Pierre-Jean Benghozi, professeur à l'École polytechnique. Les commentateurs, continue-t-il, confondent disparition et transformation des compétences: «La boîte à rythme n'a jamais effrayé les bons batteurs, mais enrichi leur expérience musicale», exemplifie le polytechnicien.
Homo creativus
«À chaque fois que l'humanité s'est dotée de “béquilles”, notre cerveau en a intégré l'usage dans son fonctionnement», et s'est finalement dépassé, explique Pierre-Marie Lledo, neurobiologiste, directeur de recherche à l'Institut Pasteur. 5.000 ans avant J.-C. naissait l'écriture. «En archivant mes propos par la prise de notes, vous êtes en train de surpasser les limites de votre mémoire», vulgarise Pierre-Marie Lledo.
Socrate, lui, a condamné l'écriture, la jugeant «inhumaine». Selon le sage grec, encre et parchemin «établissent hors de l'esprit ce qui appartient à l'esprit».
«On pourrait croire que l'humanité devient toujours plus bête, mais c'est inexact.»
Mais pour le neurobiologiste Pierre-Marie Lledo, c'est justement cette «sortie de l'esprit» qui décuple le progrès de l'intelligence. «Car nos outils nous permettent d'alléger notre charge mentale, et d'ainsi libérer de la puissance cognitive, pour faire autre chose avec notre cerveau.»
Notre mémoire de travail ne cessant de diminuer, des chimpanzés battant les humains à des tests, «on pourrait croire que l'humanité devient toujours plus bête, mais c'est inexact», car l'intelligence humaine est dotée d'une potentialité que ne mesurent pas les tests de QI: c'est la créativité, du «pas de côté», poursuit Pierre-Marie Lledo.
Riche de 300 milliards de mots, ChatGPT3 est sans doute plus «savant» qu'Einstein, mais «ses algorithmes ne peuvent finalement produire que quelque chose d'assez répétitif, constant», assure Pierre-Marie Lledo.
Le parfum d'originalité que dégagent certains contenus artificiels peut pourtant surprendre, comme lorsque le magazine So Foot confiait sa plume à ChatGPT, le temps d'un article. On y lit: «Le football, c'est un peu comme la vie: c'est injuste, c'est cruel, mais c'est tellement beau quand ça marche.»
Une créativité illusoire, explique Xavier Briffault: «Ces systèmes de traitement statistique n'ont d'intelligent que le nom. Ils réagencent d'immenses masses de données préexistantes sous des formes qui peuvent nous paraître neuves, mais qui en réalité, ne le sont pas.»
De la nécessité au désir
La technologie traitant des milliards d'informations à notre place, l'IA va nous permettre de nous concentrer sur des pans plus épanouissants de notre nature, comme l'intelligence interpersonnelle, prédit le neurobiologiste Pierre-Marie Lledo. Perdant de sa dimension obligatoire, la connaissance mutera vers une dimension de plaisir, poursuit-il.
De l'autre côté du Rhin, Lutz Jäncke demeure sceptique. La connaissance s'apparente à une quête, plus qu'à une gratification immédiate. «Or parce que nous sommes des êtres hédonistes, c'est plutôt un gain de plaisir facile que nous recherchons. Combien, dans nos sociétés, sont ne serait-ce qu'intéressés par l'art ou la science?» s'interroge le suisso-allemand.
Nous donnerons au public le goût du savoir, au moyen d'une pédagogie revisitée, parie Pierre-Marie Lledo: puisque toute information est désormais à portée de clics, «enseigner, ce n'est plus vraiment transmettre de la connaissance, mais plutôt transmettre le désir de connaissance».
Tout comme les joies du sport motivent d'intenses efforts physiques, il existe aussi une «libido cognitive». Celle qui pousse d'aucuns à s'adonner à des parties d'échecs. Et d'autres à lire un article Slate, sur un temps de loisirs pourtant si précieux. Pourquoi?
«Nous sommes animés par le désir d'aller toujours plus loin», répond le neurologue français. Avant de conclure: «La digitalisation du monde nous pousse à réfléchir sur ce qui fait notre singularité.» Et –peut-être– faire fleurir ce qu'il y a de plus humain en nous.