Dans le cadre de la Nuit des musées, découvrez, en deux volets (le premier est à lire ici), l'histoire mystérieuse et mouvementée de la mythique Dame à la licorne, conservée à Paris au musée de Cluny.
Avec la richesse de leur fond rouge garance (un pigment rare et exclusivement produit dans les Flandres à l'époque), la grâce de leurs personnages féminins (la mystérieuse dame blonde, toujours flanquée d'une suivante aux atours élégants mais plus modestes), son bestiaire allégorique et exotique (lion, licorne, perroquet, singe…), les six tapisseries avaient tout pour nourrir les fantasmes.
En 1921, Albert Frank Kendrick, conservateur au musée Victoria & Albert de Londres, impose l'idée qu'il s'agit d'allégories des cinq sens. La sixième œuvre serait ainsi celle du sixième sens: celui du cœur, ou de l'âme. Le sens de lecture des tapisseries suivrait la hiérarchie définie par leur proximité avec l'âme: Le Toucher (la dame tient la corne de la licorne), Le Goût (elle prend une dragée), L'Odorat (elle tresse une couronne de fleurs), L'Ouïe (elle joue de l'orgue), La Vue (elle tend un miroir à la licorne).
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Celle sur laquelle sont inscrits les mots «Mon seul désir» célèbrerait quant à elle l'élévation de l'âme vers le spirituel (la dame, renonçant aux richesses matérielles et les cheveux coupés, dépose ses bijoux dans un coffre). Mais certains relèvent la présence de deux initiales encadrant ces trois mots : à gauche, un A, à droite, un I. À qui appartiennent-elles? À moins qu'il faille lire «À mon seul désir»?
Certains relèvent la présence de deux initiales sur la sixième tapisserie : à gauche, un A, à droite, un I. | Didier Descouens via Wikimedia Commons
Médiévistes, poètes, amateurs éclairés (adjectif parfois synonyme d'«illuminés») ont tous une version plus ou moins étayée à défendre: vertus allégoriques de l'amour courtois dont les principes sont tirés du Roman de la Rose, vision aristotélicienne de l'élévation de l'âme humaine par les sens –les pulsions animales sont ainsi raisonnées…
Reine et secrets d'alchimistes
Six femmes différentes seraient représentées, assurent certains, tandis que d'autres y voient la représentation de la reine Marie Tudor, sœur d'Henri VIII, troisième épouse de Louis XII. Ce serait cette éphémère reine de France au teint de rose et aux cheveux blonds que l'on verrait renoncer à son trône. Elle ne fabriquerait pas une couronne de fleurs dans L'Odorat, mais en enlèverait les œillets, représentant la France. Comme la dame, le petit singe qui se tient près de la corbeille de roses, fleur de l'Angleterre, verse une larme.
La description assez précise qu'a écrite George Sand des deux autres tapisseries vues au château de Boussac et depuis disparues (volées?, détruites?) pourrait aller dans ce sens. Il est impossible que ces scènes proviennent de l'une des six connues: «Dans un de ces tableaux, la belle dame est assise en pleine face et caresse de chaque main de grandes licornes blanches qui l'encadrent comme deux supports d'armoiries. […] Ailleurs encore, la dame est sur un trône fort riche […] Et, lorsqu'elle s'assied sur le trône [porte] une sorte de turban royal au front.»
La tenture évoquerait-elle l'histoire de Mary Tudor, éphémère reine de France? | Michael Sittow / tudorhistory.org via Wikimedia Commons
À moins que le véritable secret de La Dame à la licorne ne soit à chercher dans les sciences occultes, renchérissent d'autres: la présence de nombreux symboles ésotériques dans la tenture ne renforce-t-elle pas la thèse de l'histoire tissée d'un mariage sacré et d'ordre alchimique?
Une œuvre avant-gardiste
Élisabeth Delahaye, directrice du musée de Cluny, confirme dans Le Pèlerin qu'il ne s'agit pas d'une femme unique mais de «six figures féminines idéalisées, aux parures luxueuses jusqu'à l'irréalisme», «six allégories» des sens, du plus terrestre au plus spirituel. Une représentation fréquente au Moyen Âge, «mais c'est la première fois qu'elle s'incarne dans une figure féminine».
La licorne, «à la fois emblème de chasteté [elle ne peut être approchée que par une jeune fille vierge, selon la légende, ndlr] et symbole érotique, renvoie à la littérature courtoise» et introduit une troublante ambivalence. «Au cœur de cet univers féminin, pacifié, en harmonie douce avec la nature, la licorne, animal fantastique qui possède un attribut mâle, suggère la présence masculine.»
Un moment d'intimité? La licorne s'admire dans le miroir de la dame, tandis que le lion détourne le regard. | Didier Descouens via Wikimedia Commons
Amour courtois, mais pas platonique
Pour le collectif de chercheurs médiévistes Actuel Moyen Âge, «le mot “désir” est ambigu: on ne dit pas “je te désire” à n'importe qui. […] On ne parle pas d'amour, ici, mais de désir». Faut-il voir dans La Dame à la licorne un pur symbole du désir sexuel féminin? Les éléments masculins, licorne ou lion, y sont secondaires, parfois même enchaînés (le singe).
«Contrairement à ce qu'on pense souvent, “l'amour courtois” n'est en aucun cas un modèle platonique, précisent les historiens d'Actuel Moyen Âge. La relation amoureuse y trouve son accomplissement dans l'acte sexuel, parfois comparé à une conquête guerrière […]; Et là encore, les femmes sont aux commandes!»
Élisabeth Delahaye estime qu'en «réconciliant le corps et l'âme», la Dame «développe son libre arbitre et annonce l'ère moderne». Une constatation qui ravit les médiévistes du collectif: «Il ne faut pas attendre le XXIe siècle pour voir s'élever des gestes artistiques conjuguant revendications féministes et exaltation de la sexualité féminine.» Finalement, hasardent-ils, «ainsi pensée, ainsi vue, la Dame a plus sa place sur un char de la Marche des fiertés que dans la semi-obscurité du musée de Cluny».