Sans les scénaristes, premier maillon de la chaîne dans la création d'un film ou d'une série, rien ne serait possible. Les monologues du coach Taylor dans Friday Light Lights, les séquences d'action haletantes de Breaking Bad, les morts choquantes de Game of Thrones et même «Tu pues le chat» (la chanson culte chantée par Phoebe dans Friends) n'existeraient pas. Et c'est pour nous rappeler leur importance que plus de 11.000 d'entre eux ont décidé de faire grève.
Le 2 mai 2023, la Writers Guild of America (WGA, ou Guilde des scénaristes américains) a annoncé se mettre en grève, après l'échec des négociations avec les principaux diffuseurs (parmi lesquels Netflix, Amazon, Apple, Sony ou encore NBC). Parmi leurs revendications, de meilleurs salaires, mais pas que. Les membres de la Guilde l'affirment: ce combat face aux plateformes de streaming et à la menace de l'intelligence artificielle (IA) est une «crise existentielle».
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Une «ruée vers l'or» qui ne profite pas aux faiseurs d'histoire
Warren Leight est dramaturge, scénariste et était l'un des showrunners de New York, unité spéciale jusqu'en 2022. En tant que «capitaine d'équipe» de la WGA, il coordonne différents piquets de grève et assure la communication entre les membres de son équipe et le syndicat. Vendredi 5 mai, avant de nous accorder un peu de temps en début de matinée, il a suivi l'interruption nocturne du tournage de la saison 2 de Severance, dont la production à New York a depuis été mise sur pause jusqu'à nouvel ordre.
Depuis plusieurs jours, les scénaristes grévistes se rendent en effet devant les lieux de tournage, pour empêcher les productions de démarrer, coûtant aux studios d'énormes quantités d'argent. «Nous sommes passés en mode guérilla», s'amuse-t-il.
Three writers still picketing at the Greenpoint location and crew still not crossing the line. Heroes! #WGAStrong pic.twitter.com/2Ax74gef9D
— Christie LeBlanc (@thatScriptChick) May 6, 2023
Pour les non-initiés, l'idée d'une grève des scénaristes peut surprendre. Il n'y a jamais eu autant de séries (on parle depuis plusieurs années de «Peak TV»), on pourrait donc imaginer que ceux qui les écrivent se portent bien. Mais comme nous l'explique ce vétéran de la télé, qui a aussi été showrunner d'In Treatment sur HBO, les conditions de travail se sont fortement dégradées depuis l'arrivée du streaming. À tel point que beaucoup de scénaristes ne peuvent plus vivre de leur métier. «La “Peak TV”, c'est la ruée vers l'or, image Warren Leight. Sauf que ce ne sont pas les chercheurs d'or qui gagnent l'argent, mais les propriétaires de la mine.»
Les méthodes de travail opaques, la compétition accrue, les baisses de salaires et les perspectives d'évolution de plus en plus compliquées ont fini par mobiliser une industrie à bout de nerfs. Alors que les coûts de production des séries télé n'ont jamais été aussi élevés, dépassant souvent les multiples millions de dollars par épisode, «les budgets pour les scénaristes, eux, ont diminué. On fait des tournages en Nouvelle-Zélande… Si un acteur a mauvaise mine, des poches sous les yeux, on gomme ça numériquement pour 25.000 dollars, sans que ça ne choque personne. Ce budget pourrait payer cinq semaines d'un scénariste sur le tournage.»
Depuis la dernière grève de la WGA en 2007 et 2008, où le mode de diffusion des séries sur internet était déjà en jeu, la télévision a évolué. Face aux grandes chaînes de network (les chaînes gratuites comme NBC ou The CW) et du câble (HBO, AMC), les géants de la vidéo à la demande comme Netflix, Apple ou Amazon ont rebattu les cartes au sein de l'industrie.
Les séries plus courtes, avec moins de scénaristes et entièrement écrites en amont, sont devenues la norme. Alors que les feuilletons traditionnels de vingt-deux épisodes se raréfient et que peu de séries durent au-delà d'une dizaine d'épisodes ou de quelques saisons, les scénaristes, payés majoritairement à la semaine et/ou à l'épisode, doivent multiplier les embauches pour survivre.
Le mauvais scénario écrit par les «mini rooms»
Parmi les doléances les plus importantes des scénaristes, on trouve une pratique récente et beaucoup moins mignonne que son nom l'indique: la «mini room». Il s'agit d'une version très réduite de la writers' room, c'est-à-dire le groupe de scénaristes embauchés pour écrire une série.
Traditionnellement, une writers' room est composée de huit à quinze scénaristes, qui travaillent, chacun à leur niveau, sur l'intégralité d'une saison. Mais depuis plusieurs années, les diffuseurs ont de plus en plus recours à ces «mini rooms», embauchant trois ou quatre scénaristes pour développer une saison entière en quelques semaines, avant de décider si la série sera commandée.
Céline Robinson est une scénariste franco-américaine, en activité depuis 2013. Debout depuis 5h du matin, lundi 8 mai, elle nous appelle en voiture entre deux piquets de grève, la voix cassée par le mégaphone. Elle résume les «mini rooms» ainsi: «C'est n'importe quoi. On demande à moins de scénaristes d'avoir moins de semaines pour faire le même travail.» Comme il ne s'agit officiellement que d'un travail de préparation, les scénaristes sont tous payés au salaire minimum, indépendamment de leur ancienneté. Et ils ne touchent pas le tarif réservé à l'écriture des épisodes.
À l'arrivée, la série n'est pas forcément produite. Jackie Decembly, scénariste elle aussi depuis 2013, confie: «Vous pouvez être dans une “mini room” pour quatre à dix semaines. Mais s'ils décident ensuite de ne rien en faire, c'est difficile de mettre sur votre CV: “J'ai travaillé sur cette série qui n'a jamais vu le jour”.» Et même si la série est bel et bien commandée, seule une partie des scénaristes de la «mini room» restent embauchés pour la suite. Avec seulement quelques semaines de travail rémunéré, les scénaristes qui passent d'une «mini room» à une autre peuvent perdre leur assurance maladie et doivent se remettre à chercher du boulot plusieurs fois par an.
Lame de fond
En plus de précariser les auteurs, ce système conduit aussi à une réduction du nombre d'emplois. Jackie Decembly a travaillé sur des séries produites par Netflix, ABC, The CW ou encore Disney+. Malgré son expérience, elle n'a pas réussi à retrouver du travail depuis novembre 2021, y compris dans une «mini room». On lui dit souvent qu'elle coûte trop cher (elle a le titre d'executive story editor), par rapport aux staff writers qui sont souvent payés au salaire hebdomadaire minimum et ne touchent rien pour leurs scénarios.
Mais elle n'a pas non plus l'expérience suffisante pour être embauchée à des postes à plus haute responsabilité. «Tous les scénaristes sont touchés, mais en tant que scénariste “issue de la diversité”, je dirais que beaucoup de gens coincés entre plusieurs niveaux sont des femmes, des personnes racisées… Dans quelques années, on va nous dire: “Où sont tous ces ces scénaristes expérimentés, il nous faut de la diversité au sommet aussi!” Et on leur dira: “Vous vous souvenez que vous ne vouliez pas nous embaucher?”»
Le changement s'est opéré lentement mais sûrement, si bien que beaucoup de scénaristes ont mis du temps à réaliser qu'il s'agissait d'un problème institutionnalisé. Selon Warren Leight, «même ceux qui se faisaient arnaquer pensaient être les seuls à se faire arnaquer. C'est seulement quand on a commencé à comparer nos notes qu'on a compris. [...] Même la WGA n'a pas compris ce qu'il se passait.»
Jackie Decembly confirme: elle a commencé à entendre parler de ces «mini rooms» en 2020. «Mais ça ne semblait pas être très répandu, rembobine-t-elle. Et puis cette dernière année, c'est comme s'il n'y avait plus que ça. “Ah, encore une ‘mini room’”.»
— Emily St. J. Mandel (@EmilyMandel) May 2, 2023
Un jour, la WGA a envoyé un sondage de routine à ses membres et les retours ont été sans appel. «Ils étaient abasourdis, raconte Warren Leight. D'un coup, tout le monde s'est dit: “Je ne peux pas faire une autre ‘mini room’.” “Je dois travailler à l'Apple Store entre deux ‘mini rooms’”. C'est comme quand votre maison commence à tomber en morceaux, au début, vous ne vous en apercevez pas...»
Une expérience de tournage qui se raréfie, «un cercle vicieux»
En parallèle, de moins en moins de scénaristes sont autorisés à poursuivre leur travail sur les tournages –une pratique pourtant essentielle au développement d'une série. «Vous n'êtes pas scénariste tant qu'un acteur n'est pas venu vous voir pour vous dire: “Je ne pense pas que mon personnage dirait ça”, sourit Warren Leight. Vous n'avez pas encore été en cuisine. Vous avez lu des recettes, vous avez écrit des recettes, mais vous n'avez jamais cuisiné.» Le showrunner a constaté l'étendue du problème en recrutant de nouveaux scénaristes pour New York, unité spéciale, il y a trois ans. «Je voyais des gens dont j'avais aimé les scripts et leur demandais comment ça s'était passé sur le tournage. On me répondait: “Euh… Je ne suis jamais allé sur un plateau.”»
Or, demandez à n'importe lequel d'entre eux: tourner une série sans scénariste sur la production n'est pas faisable. Pas une journée ne se passe sans un problème de production, une scène ou une réplique à modifier. Céline Robinson l'affirme: «Je n'ai jamais travaillé une scène sans avoir un petit quelque chose qui n'allait pas, c'est normal. On a un acteur qui tombe malade, je dois réécrire la scène sans lui. J'ai une scène dans un parc avec deux persos qui mangent un hot-dog, sauf que le jour où on tourne, il pleut. Cela n'a aucun sens que deux êtres humains s'assoient dans un parc pour manger des hot-dogs. Donc on doit réécrire la scène. Ça change complètement la journée, la longueur de la scène, les dialogues.»
«Comme Ford avec les voitures, ils ont séparé les scénaristes de la production. Tout est morcelé maintenant...»
Privés de tournage pour des raisons budgétaires, les scénaristes sont coupés d'une expérience cruciale, qui leur permettrait de prendre du galon en devenant scénaristes-producteurs, ou showrunners. Jackie Decembly, par exemple, n'en a eu l'opportunité qu'une seule fois. «Si on veut diriger notre propre série un jour, ça nous retombe dessus, on nous dit qu'on n'a pas d'expérience de plateau... Eh bien oui, car vous ne me permettez pas de m'y rendre. C'est un cercle vicieux.»
Warren Leight: «Comme [Henry] Ford avec les voitures, ils ont trouvé un moyen de séparer les scénaristes de la production. Tout est morcelé maintenant: nous fabriquons les pièces, elles sont assemblées ailleurs, et on ne nous paie plus pour l'assemblage.»
Sans cette contribution essentielle, la qualité des séries s'en ressent. Warren Leight prend un exemple: «J'ai des amis qui me disent: “Dans l'épisode 2, ce personnage dit qu'il est orphelin, puis dans l'épisode 5, sa mère se pointe. Et ils n'expliquent jamais pourquoi.” On voit ce genre d'erreurs. [...] C'est toujours bien quand les acteurs contribuent, mais pas s'ils ont carte blanche pour faire toute la réécriture. Parce qu'ils pensent à la scène qu'ils sont en train de tourner, pas à l'arc de l'épisode ou l'arc de la série. Si on est là, on peut leur dire: “C'est un super moment, mais dans deux épisodes tu vas apprendre ça, donc tu ne peux pas le savoir maintenant.” S'il n'y a personne sur le plateau pour dire ça, on ne pourra pas corriger.»
La réécriture intervient aussi après le tournage, au moment du montage, où il est fréquent de modifier des répliques –on fait alors revenir les acteurs pour enregistrer des dialogues additionnels. Warren Leight a toujours eu l'habitude d'inclure les scénaristes de son équipe dans cette étape. «J'aurais un jeune scénariste à qui je dis: “Donne moi huit répliques qui pourraient fonctionner, aide-moi.” Maintenant, il n'y a plus personne pour faire ça. Le showrunner doit gérer tout seul.» L'année dernière, ce showrunner chevronné a dû s'arrêter pour cause d'épuisement.
Céline Robinson, elle, a écrit une série pour Netflix, dont le tournage se déroulait au Canada. Après avoir laissé derrière elle sa famille new-yorkaise, elle s'est retrouvée toute seule sur le plateau. «À cause du Covid, mon showrunner n'a pas pu venir. On m'a dit: “On n'a pas assez d'argent pour envoyer quelqu'un d'autre”. Du coup, j'ai fait le travail de quatre personnes toute seule. Je travaillais en moyenne vingt heures par jour, pendant six mois. C'était un grand prix à payer sur ma santé mentale».
Après des retours positifs pendant toute la chaîne de production, Netflix a finalement décidé de ne pas sortir la série. «À l'heure actuelle, il y a une série qui a coûté 40 millions de dollars, qui est assise sur une étagère et qui ne verra jamais la lumière.» Sans diffusion, Céline Robinson ne peut pas toucher de droits d'auteur et doit donc dire adieu à une partie de ses revenus.
Des droits d'auteur qui fondent
Avec l'arrivée du streaming et de la VOD, les scénaristes ont aussi vu s'amoindrir une de leurs sources de revenus la plus importante: les droits d'auteur, appelés residuals. Chez les chaînes de télé traditionnelles, dites de network, ils sont très avantageux. Mais pour les plateformes de streaming, qui communiquent peu sur les chiffres de leurs séries, c'est une autre histoire.
Comme le précise Warren Leight: «Si j'écris un épisode de New York, unité spéciale et qu'il est rediffusé, je gagne beaucoup d'argent. Une rediff' sur une chaîne de network rapporte plus que trente rediffs sur une chaîne du câble, qui rapportent plus que des vues illimitées sur une plateforme de streaming.»
«Dans dix ans, si je suis remplacée par une IA, ma carrière tombe à l'eau. Faire grève, on n'a pas le choix.»
«On utilise souvent ces revenus additionnels entre deux séries, indique Jackie Decembly. Ça peut paraître beaucoup, quand on reçoit l'argent au début. Mais parfois, il faut vraiment le faire durer. Dans mon cas, cela fait deux ans que je n'ai pas pu retrouver une writers' room. [...] Et j'ai des amis qui ont reçu des chèques de 4 dollars ou 26 centimes… C'est très aléatoire et on ne peut pas vraiment l'évaluer, car les plateformes ne partagent pas leurs chiffres.»
Même son de cloche pour Céline Robinson: «J'ai des amis qui ont écrit des séries à énorme succès, et qui n'ont gagné que 2.000, 3.000, maximum 15.000 dollars en trois ans.» La scénariste s'estime chanceuse d'avoir une femme avec «un vrai travail» pour pouvoir vivre sans inquiétude.
Pour la majorité des scénaristes, cette grève votée à 98% et soutenue par une grande partie de l'industrie, y compris les acteurs et les réalisateurs, est un sacrifice nécessaire.
Céline Robinson a mis deux projets sur pause pour faire grève. «C'est de l'argent perdu, de la réputation perdue… On ne sait pas qui va nous attendre de l'autre côté de la grève. Mais ça les vaut. Un job, deux jobs, c'est aujourd'hui. Mais dans dix ans, si je suis remplacée par une IA, c'est ma carrière qui tombe à l'eau. On n'a pas le choix.»