Une seule certitude après la polémique suscitée par Gérald Darmanin à propos de l'Italie de Giorgia Meloni et de son assimilation à Marine Le Pen: le président Emmanuel Macron a bien fait de ne pas lui confier le ministère des Affaires étrangères. Rarement a-t-on assisté à pareille expression brouillonne à propos d'une idée dénuée à ce point de fondement dans les relations franco-italiennes; et ce, aux seules fins d'une manœuvre de politique intérieure.
Sur le plateau de l'émission «Les Grandes Gueules» sur RMC, le jeudi 4 mai, le ministre de l'Intérieur était invité à répondre à des critiques formulées la veille par Jordan Bardella, le président du Rassemblement national (RN) en déplacement à Menton (Alpes-Maritimes), à propos de la question migratoire.
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Telle était alors la riposte de Gérald Darmanin: «Oui, il y a un afflux de personnes migrantes, et notamment de mineurs, à Menton. Parce que Giorgia Meloni et son gouvernement d'extrême droite, choisi par les amis de Marine Le Pen, [sont] incapables de régler les problèmes migratoires, sur lesquels elle a été élue. [...] L'Italie est incapable de gérer la pression migratoire [venant d'Afrique du Nord, ndlr]. Madame Meloni, c'est comme madame Le Pen, elle se fait élire sur “vous allez voir ce que vous allez voir”, et ce qu'on voit, c'est que ça ne s'arrête pas et que ça s'amplifie, car l'Italie connaît une très grave crise migratoire.»
Quel que soit le gouvernement de l'Union européenne (UE) concerné, il est risqué –surtout dans la période– de l'utiliser à des fins de politiques intérieures, quelles qu'elles soient. La coalition emmenée par Fratelli d'Italia (FdI) comporte diverses sensibilités mais, contrairement à une idée reçue, son succès est loin d'être d'abord le résultat. Si la règle n'est pas écrite, elle va de soi, étant la condition d'une vie commune au sein de l'UE: on n'attaque pas un gouvernement de l'UE de la sorte, encore moins pour un salto tactique de politique interne.
Deux histoires distinctes
Le ministre de l'Intérieur opère un amalgame qui a été possible... jusqu'aux années 1980, décennie de sa naissance [Gérald Darmanin est né en 1982, ndlr]. À partir des années 1980, pour des raisons de respectabilité, le Mouvement social italien (MSI) se distancie de plus en plus du Front national (FN) de Jean-Marie Le Pen. Giorgio Almirante, cofondateur et ancien président du MSI, mort prématurément en mai 1988, entretenait de bonnes relations avec son homologue français du FN, mais leurs desseins divergeaient.
Dès lors, FN et MSI ont prospéré différemment. Le FN a été le trublion de la vie politique française et le MSI, un aspirant au pouvoir en quête de respectabilité et d'insertion dans le jeu démocratique. Au Parlement européen, à la fin des années 1990, Alleanza nazionale (Alliance nationale, AN) n'avait plus de contact avec le FN, pas plus d'ailleurs que le FPÖ (Parti libéral autrichien) de Jörg Haider.
Les rapports entre les deux formations MSI/AN/FdI d'un côté des Alpes et FN/RN de l'autre n'ont rien de paisible. Récemment encore, au début du mois d'avril, l'accueil de Jordan Bardella à Rome n'a pas été des plus chaleureux. Giorgia Meloni a charge d'État, pas de la coordination des droites européennes. L'assimilation par Gérald Darmanin d'un parti à l'autre était déjà assez contestable, mais elle relève du coup de com' non préparé et donc raté sur ce seul aspect.
Giorgia Meloni fait la politique de sa géographie
Tout cela compte peu si on pense géographie. En effet, l'accusation de Gérald Darmanin est mise à mal par la seule observation d'une carte du bassin méditerranéen. L'Italie, comme la Grèce, affrontent une crise migratoire terrible depuis de longues années. Giorgia Meloni a formé son gouvernement le 21 octobre 2022, ce qui rend tout bilan assez osé. Accuser n'importe quel gouvernement italien d'inaction face à l'immigration, c'est rouvrir le débat sur la question sur le plan européen.
En somme, le ministre de l'Intérieur joue avec des allumettes sur un terrain inflammable. Le ministre italien des Affaires étrangères, Antonio Tajani, qui est authentiquement un pro-européen, libéral, de centre-droit, a surtout été président du Parlement européen (entre 2017 et 2019), parfaitement acculturé aux usages de la construction européenne.
L'obliger à annuler sa venue en France relève certes de la faute politique mais consacre de la part de Paris une propension à l'isolement qui inquiète. L'opinion italienne se souvient de l'intervention en Libye, grandement impulsée par la France, dont beaucoup de responsables italiens estiment qu'ils sont chargés, eux, de faire le SAV. On pouvait choisir sujet de divergence, méthode et interlocuteur moins problématique pour la France.
Giorgia Meloni et le pape François
Si à Rome, Giorgia Meloni occupe le Palais Chigi (le siège de la présidence du Conseil des ministres italien), elle doit composer avec le Vatican et l'Église en général. Électoralement, la destra [droite en italien, ndlr] que représentait le MSI n'est qu'une partie seulement de Fratelli d'Italia et a fortiori du centro-destra. D'ailleurs, le MSI a peu fait campagne sur les questions d'immigration (l'Italie ayant surtout été un pays d'émigration). Enfin, c'est l'État italien qui est confronté aux vagues migratoires et pas simplement Giorgia Meloni –État italien qui est de facto le fondé de pouvoir de l'UE en la matière.
Ce sont souvent des religieux catholiques qui agissent le plus en faveur des migrants, pour leur offrir un toit ou un repas. Il n'est pas certain que, jusqu'à une date récente, quiconque se soit beaucoup intéressé à l'aspect pratique de l'accueil des candidats à l'immigration ou à l'asile en Europe. Comme ses prédécesseurs, toutes couleurs politiques confondues, un des enjeux du gouvernement Meloni est d'encadrer les nouveaux arrivants sur le plan matériel le plus élémentaire.
L'électorat de la droite italienne est en majorité catholique, veut l'ordre, a un sentiment national affirmé mais n'en reste pas moins profondément catholique. Ce qui implique que beaucoup d'Italiens estiment du devoir de leur pays de sauver les naufragés, mais aussi du droit de leur pays d'accueillir qui il juge bon. Si les pirouettes politiques de Matteo Salvini lui ont été fatales, ses excès face aux migrants à la dérive (dans tous les sens du terme) lui ont également coûté cher.
Enfin, comme le soulignait dans Marianne Jean-Pierre Darnis, maître de conférences à l'université Côte-d'Azur (Nice) et spécialiste des relations franco-italiennes, la politique du gouvernement de Giorgia Meloni reste légaliste, ce que n'était pas vraiment celle de Matteo Salvini. Ce dernier étant, lui, l'allié privilégié de Marine Le Pen, Gérald Darmanin devrait faire savoir s'il le regrette ou non. Les propos du pape François sur la nécessité de mettre hors d'état les passeurs et leurs embarcations risquent d'être utilisés dans un avenir proche pour amener la France à une cohérence plus grande sur ces questions.
Voilà un incident diplomatique inutile et dangereux pour l'UE, fondé sur des considérations tactiques franco-françaises erronées et dont il n'est pas exclu que le bénéficiaire soit, à la fin des fins, le Rassemblement national.