À Bangkok (Thaïlande).
En Thaïlande, il est probablement l'un des Français les plus connus du moment. Et l'un des plus clivants, aussi. Du moins pour celles et ceux qui suivent l'actualité politique de cette monarchie constitutionnelle d'Asie du Sud-Est.
Le TikTokeur satiriste Yan Marchal, dont la notoriété n'a cessé de croître après la publication de vidéos tournant en dérision le gouvernement thaïlandais qui sont devenues virales, fait désormais face à une accusation de lèse-majesté. Dans le royaume de 71,6 millions d'habitants, où les questions relatives au monarque sont des plus sensibles, un crime de lèse-majesté est passible d'une peine de plusieurs années de prison.
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Le Centre des citoyens pour la défense de la monarchie, un groupe local d'ultra-royalistes, a en effet déposé une plainte contre lui, le 18 avril, pour diffamation royale. La raison? Un contenu publié sur les réseaux sociaux six jours plus tôt. Quelques heures avant le début des festivités de Songkran, le Nouvel An thaïlandais (qui s'est tenu du 13 au 15 avril), Yan Marchal avait posté une nouvelle vidéo parodique, dans laquelle le quinquagénaire au crâne rasé, crop top moulant et nombril apparent, danse et chante en thaï, flanqué de quatre autres dissidents thaïlandais.
Si les paroles exactes de la chanson évoquent l'attente d'une livraison de pizzas, elles sous-entendent, à travers des jeux de mots, des qualificatifs peu tendres –et c'est un euphémisme– à l'égard du roi Maha Vajiralongkorn, Rama X de son nom dynastique. «Le haut que je porte dans la vidéo fait référence à des photos prises par des paparazzis en Allemagne [le roi possède une villa en Bavière, où il se rend régulièrement en villégiature, ndlr] sur lesquelles on le voit vêtu de la sorte, alors qu'en Thaïlande, il est évidemment toujours habillé en costume royal», précise Yan Marchal, taquin.
Un portrait du roi Rama X, affiché devant l'entrée d'un immeuble à Bangkok, la capitale thaïlandaise. | Valentin Cebron
Sur Facebook, le clip satirique a été visionné par près de 2,6 millions de personnes. Sur YouTube, le compteur frôle les 2 millions de clics. Mais sur TikTok, où Yan Marchal est suivi par plus de 914.000 internautes et où ses contenus ont dépassé les 100 millions de vues au total, la vidéo a été retirée, quelques jours après la plainte pour crime de lèse-majesté.
Ce n'est pas la première fois que l'une de ses créations disparaît de la plateforme. «[Elle] est plus restrictive que les autres, indique Yan Marchal. TikTok n'aime pas tout ce qui touche à la monarchie, ni les “clashs” quand je réponds à des personnes qui m'attaquent.»
Satires, insultes et menaces
Habitué aux joutes en langue thaïe –qu'il parle couramment– avec les royalistes les plus chevronnés, dont il prend un malin plaisir à se moquer, Yan Marchal raconte avoir reçu «une bonne centaine» de messages d'insultes, après la mise en ligne de sa dernière vidéo. «Ce sont surtout les insultes les plus courantes, il n'y a pas beaucoup de déploiement d'imagination, ironise à nouveau le Français. Quelques personnes m'ont envoyé des photos de leurs pieds, une insulte dans la culture thaïe, ou de leurs parties intimes.»
Il a aussi reçu des menaces. Or, elles ne l'atteignent pas, assure l'entrepreneur et développeur de jeux vidéo, désormais installé à Paris, loin de ses détracteurs. «Cela m'amuse plus qu'autre chose.» Il concède, en revanche, avoir ressenti davantage d'inquiétude lorsqu'il vivait en Thaïlande. «Vis-vis du gouvernement thaïlandais, je savais que je pouvais me faire expulser, c'était un risque que j'avais accepté de prendre, expose-t-il. J'avais plus peur qu'un individu extrémiste fasse une bêtise.»
Il prend l'exemple d'une «photo de flingue» qu'on lui avait adressée avec la légende suivante: «Attends un peu que je te trouve!». «Ce que je postais ne plaisait pas aux ultra-conservateurs et aux cercles d'extrême droite», relate celui qui s'est installée en Thaïlande en 2003 et y a vécu pendant dix-huit ans.
Ses premiers faits d'armes remontent à 2019, date des dernières élections législatives et premier scrutin qui s'est tenu après le coup d'État de 2014 –le douzième réussi sur un total de dix-neuf tentés, depuis l'abolition de la monarchie absolue en 1932. À l'époque, Yan Marchal, alors résident du royaume, avait posté sur Facebook une parodie de la chanson composée par le général putschiste Prayut Chan-o-Cha –actuellement toujours Premier ministre– pour justifier sa prise de pouvoir par le force.
Alors que les paroles du titre initial promettaient de «rendre le bonheur au peuple» thaïlandais s'il était «patient», la version de Yan Marchal, sur le même air, inversait leur sens. «Grosso modo, je disais: “On [les militaires] vous a bien pris pour des imbéciles et on est là pour rester.”», explique le satiriste amateur.
Résultat des courses: le million de vues en vingt-quatre heures. Et, le surlendemain, cerise sur le gâteau: la police thaïe devant sa porte, lui intimant de supprimer la vidéo et de signer un papier, sur lequel il devait jurer ne plus recommencer. Comme un gamin puni mais qui s'obstine, lui s'est dit: «Non, je vais continuer, puis advienne que pourra.»
Retour forcé en France en 2021
Le contenu de ses vidéos suit plus ou moins une trajectoire semblable à celle des grandes manifestations pro-démocratie de 2020, auxquelles Yan Marchal a lui aussi participé, et qui, portées par une jeunesse thaïlandaise en quête de changement, ont vivement secoué le pays.
D'abord anti-gouvernementale, la contestation a peu à peu mué en fronde ouverte contre l'institution monarchique. Fait totalement inédit, dans un pays où le souverain a longtemps été considéré comme une quasi-divinité. «J'émettais surtout des critiques à l'égard du gouvernement militaire, avance Yan Marchal. J'évitais autant que possible de critiquer le roi et, quand c'était le cas, je le faisais de manière très indirecte.»
En 2021, la création du compte TikTok de Yan Marchal, déjà dans le collimateur des autorités thaïlandaises, marque un sérieux tournant. Chaque vidéo qu'il poste sur la plateforme est un carton. En une seule journée, le compteur affiche parfois plusieurs millions de vues. Mais cette liberté d'expression dont il est fier, beaucoup trop zélée au yeux du gouvernement thaïlandais, l'entrepreneur français a été contraint d'en payer le prix: après des vacances en France, son retour en Thaïlande ne va pas se dérouler comme prévu.
Lorsqu'il atterrit en Thaïlande, fin novembre 2021, le néo-TikTokeur de 50 ans est refoulé par les agents de l'immigration. Son comportement pourrait «mettre en danger le public», reprochent-ils. «J'aurais pu rester en détention et faire appel, mais tout le monde me l'a déconseillé», se souvient Yan Marchal. «Les autorités te laissent une chance de quitter le pays sans conséquences judiciaires, tu ferais donc mieux de décamper», lui suggère-t-on. Arrivé le matin, il repart le soir même. Retour en terre natale, après presque deux décennies d'expatriation, au cours desquelles il a eu deux enfants avec une Thaïlandaise.
Le redoutable article 112 du code pénal thaïlandais
Depuis Paris, où il refait sa vie et où il s'est rapproché d'opposants politiques thaïlandais ayant obtenu l'asile politique en France, l'homme qui «ne [se] considère pas comme un militant» confie être quelque peu «surpris» par cette accusation de lèse-majesté dont il fait l'objet. «Le groupuscule [qui en est à l'origine, ndlr] agit pour s'autopromouvoir. Puisque je suis en France, il sait pertinemment que la plainte n'aboutira à rien. Impossible que les autorités françaises agissent sur cette législation», estime le Français.
S'il était en Thaïlande, l'histoire aurait été tout autre. Redouté, l'article 112 du code pénal punit de trois à quinze ans de prison «quiconque diffame, insulte ou menace le roi, la reine, l'héritier présomptif ou le régent». Chaque infraction est cumulable. Et tout citoyen peut déposer plainte contre autrui, Thaïlandais ou étranger. Ce qui fait de cette loi de lèse-majesté l'une des plus strictes au monde.
L'actuel Premier ministre thaïlandais et ex-général putschiste Prayut Chan-o-Cha, candidat à sa réélection lors des prochaines élections législatives, le 26 avril 2023 à Bangkok. | Valentin Cebron
Dans cette monarchie qui, pour bon nombre d'observateurs, n'a de constitutionnelle que le nom, les condamnations de lèse-majesté avaient, pendant un temps, été interrompues. Sur ordre de l'ex-chef de la junte Prayut Chan-o-Cha, elles ont repris de plus belle depuis novembre 2020. Un moyen, accusent les ONG de défense des droits humains, d'étouffer le mouvement de contestation pro-démocratie en pleine ascension.
Depuis 2020, l'ONG Thai Lawyers for Human Rights (TLHR) a recensé au moins 1.895 personnes ayant fait l'objet de poursuites pénales en raison de leur participation à des rassemblements, dont 237 inculpées pour crime de lèse-majesté. Preuve de la sévérité de cette législation, Yok, seulement 15 ans, est placée en détention provisoire dans une prison pour mineures depuis fin mars. Elle est accusée d'avoir entravé la loi lors d'une manifestation pacifique contre l'article 112 du code pénal, en octobre dernier.
«Depuis la fin de l'année 2022, des manifestants pacifiques ont été reconnus coupables de lèse-majesté pour avoir simplement exercé leur droit à la liberté d'expression sur internet, participé à des parodies de défilés de mode et, plus récemment, vendu en ligne des calendriers comportant des dessins de canards jaunes, symbole du mouvement de protestation», a déploré Chanatip Tatiyakaroonwong, spécialiste de la Thaïlande au sein d'Amnesty International, qui s'alarme d'«un rétrécissement spectaculaire de l'espace civique pour les millions de personnes vivant en Thaïlande».
D'ailleurs, les cas de Yok et de Yan Marchal sont liés. Car c'est le même groupe d'ultra-royalistes qui a porté plainte contre l'adolescente et le TikTokeur. Le leader du Centre des citoyens pour la défense de la monarchie a par ailleurs déclaré que toute personne partageant cette vidéo, jugée «menaçante pour la sécurité nationale», ferait aussi l'objet de poursuites judiciaires.
Avant les prochaines élections, un seul parti prône pour une réforme
«Penser qu'un clip vidéo d'un étranger dansant sur une chanson qui parle de pizzas est une menace, c'est juste ridicule», commente, sous couvert d'anonymat, un militant thaïlandais en faveur d'une réforme de la monarchie. «Ce gars est marrant, il a l'art de mêler le drôle au réel», abonde un autre jeune d'une vingtaine d'années. «Les plus sensibles croiront qu'il propage un discours de haine. Personnellement, je pense qu'il s'agit simplement de sa liberté d'expression», poursuit-il, témoignant d'une Thaïlande historiquement scindée en deux camps, l'un conservateur royaliste et l'autre pro-démocratie, qui se tournent le dos.
Des manifestants contre l'article 112 du code pénal thaïlandais, relatif au crime de lèse-majesté et utilisé pour museler la liberté d'expression contre le pouvoir en place, le 18 février 2023 à Bangkok. | Valentin Cebron
Installé en Thaïlande depuis plus de trente ans, le caricaturiste Stéphane Peray, alias Stephff, qui travaille pour un média d'opposition, analyse: «Le problème de Yan, c'est qu'il n'est pas journaliste. En tant que dessinateur de presse, je bénéficie de plus de protection, car ce que je dessine peut être défendu comme étant l'exercice de mon métier.»
Lui ne craint pas subir le même sort que Yan Marchal: «Je ne critique jamais la monarchie, seulement le gouvernement militaire et la loi de lèse-majesté, décrit-il. Après, il est clair que je m'autocensure suffisamment au départ, pour que mes dessins soient publiés. Un dessin non publié ne sert strictement à rien.» Pour autant, Stephff a conscience de ne jamais être à l'abri de possibles ennuis. En 2016, il avait fait l'objet d'un refus de renouvellement de visa presse.
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— stephff cartoonist (@stephffart) November 28, 2021
#กะลาแลนด์ #ม112 #ม็อบ28พฤศจิกา64 Freedom of Expression vs Freedom of Expulsion pic.twitter.com/Twa8iYZjyC
Alors que la Thaïlande se prépare à des élections législatives qui se tiendront ce dimanche 14 mai, seul le parti Move Forward («Aller de l'avant»), le parti le plus progressiste et populaire auprès de la jeunesse urbaine, a inscrit dans son programme une réforme de la loi sur le crime de lèse-majesté. Mais le système de ce scrutin, crucial pour l'avenir politique du pays, défavorise clairement le camp pro-démocratie au bénéfice des conservateurs.
Yan Marchal va suivre de près ces élections, mais il ne se fait pas trop d'illusions quant aux résultats. À moins d'un changement de régime, dit-il, il ne pourra plus mettre les pieds dans le royaume. Tandis qu'il était déjà persona non grata en Thaïlande, cette accusation formelle de lèse-majesté est sans doute «le clou final dans le cercueil d'un éventuel projet de voyage là-bas... Mais bon, il y avait déjà pas mal de clous.»