«Le chant qui résonne dans les rues de Brasilia est autochtone!», s'exclame Alice Pataxó, les yeux rivés vers son écran. Coiffe traditionnelle ornée de plumes bleues sur la tête et iPhone à la main, elle profite de sa venue à l'Acampamento Terra Livre, le plus grand rassemblement autochtone brésilien, pour s'adresser à ses 175.000 followers sur Instagram.
Comme elle, ils sont des dizaines de jeunes créateurs de contenus à avoir fait le déplacement jusqu'à la capitale, Brasilia, entre le 24 et le 28 avril 2023. L'occasion pour eux de produire et partager en nombre posts et vidéos mettant en avant leurs cultures et modes de vie, basés –entre autres– sur la chasse, la pêche et la cueillette. Aujourd'hui, selon l'Institut brésilien de géographie et de statistiques, 900.000 autochtones (0,5% de la population) vivent dans le plus vaste pays d'Amérique latine. Leurs réserves, situées pour la majorité en Amazonie, occupent 13% du territoire national.
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Premiers habitants d'un Brésil ensuite colonisé par les Portugais, ils subissent déplacements forcés, violences et discrimination depuis plusieurs siècles. «La décimation historique de ces communautés, le métissage et l'absence de politiques publiques structurées garantissant leurs droits ont conduit à l'effacement continu de leur identité», analysent Cláudia Silva et Layana do Amaral Rios. Chercheuses en sciences de la communication à l'université nouvelle de Lisbonne, elles ont réalisé une étude sur l'utilisation des réseaux sociaux par les influenceurs autochtones vivant en Amazonie.
La réalité, sans filtre
Depuis 2018, un nombre croissant de jeunes autochtones brésiliens se sont tournés vers cet outil avec un objectif: faire entendre leur voix. Ils ont vécu avec horreur l'élection du président d'extrême droite Jair Bolsonaro en 2018, favorable à la déforestation et à l'exploitation des terres autochtones par les orpailleurs. Un coup de massue politique qui a fait l'effet d'un détonateur pour de nombreux jeunes issus de ces peuples.
C'est le cas d'Alice Pataxó, 21 ans, originaire d'un village autochtone de l'État de Bahia, sur la côte nord-est du Brésil. Sur Instagram, elle partage des bribes de son quotidien, expliquant la signification des peintures qui habillent son corps ou l'origine de son piercing nasal. «Les réseaux sociaux permettent de montrer notre réalité, loin des préjugés», affirme la jeune femme. Autochtone, féministe, bisexuelle, activiste: elle revendique une identité multiple qui sort des clichés habituels dont sont affublés les autochtones brésiliens. «Twitter et Instagram représentent des espaces où je peux apporter mon point de vue et mes narratifs», continue la militante.
Les autochtones étant encore peu représentés dans les médias traditionnels, les réseaux sociaux agissent comme une caisse de résonance pour les luttes de ces peuples, qui voient leur habitat –l'Amazonie– quotidiennement menacé. Leur souhait: préserver leurs traditions ancestrales, tout en les inscrivant dans la modernité.
«Les réseaux sociaux permettent de montrer notre réalité, loin des préjugés.» | Capture d'écran Alice Pataxó 🏹 via Instagram
«En s'appropriant cet outil, les autochtones se réapproprient leur histoire et en deviennent des acteurs à part entière. En cherchant à renverser l'imaginaire colonial et à dialoguer avec la société, ils construisent une identité contemporaine et mouvante, qui préserve leur culture et leurs racines. Ils montrent dans la sphère virtuelle qu'il est possible d'être à la fois autochtone et moderne», décrypte la chercheuse Layana do Amaral Rios.
Une présence sur les réseaux sociaux qui n'est pas du goût de tout le monde. Un coup d'œil jeté à la section commentaires des posts des influenceurs interrogés suffit pour apercevoir diverses remarques xénophobes. La plus commune: «Indio do Iphone» («Indien à l'Iphone»), usant du terme aujourd'hui considéré discriminant d'«Indien» et impliquant que les autochtones possédant un smartphone ne seraient pas «de vrais autochtones».
«Pour beaucoup de personnes de la société civile, nous vivons dans la forêt, isolés de la civilisation. Je veux montrer que nous sommes connectés et pouvons également travailler avec les réseaux sociaux, tout en y insufflant notre culture. Le maquillage est pour moi un moyen de mettre en avant l'ancestralité qui me colle à la peau», explique Sthefany Tremembé, 20 ans.
Celle qui fait aujourd'hui partie du collectif Jeunesse autochtone connectée commence à produire des contenus liés à sa culture en juin 2021, date à laquelle elle rejoint le mouvement autochtone. Son moyen de mettre en avant la particularité de son peuple? Le maquillage traditionnel, un art à part entière. «L'un de mes principaux objectifs est d'inspirer d'autres autochtones à être fières de qui elles sont», continue-t-elle.
TikTok comme gagne-pain
À 28 ans, Kauri Waiãpi, lui, souhaite avant tout faire rire son auditoire. Connu sous le pseudo Odaldeia, il se lance sur TikTok il y a deux ans, un peu par hasard, après être tombé sur une vidéo YouTube promouvant les gains financiers potentiels de ce réseau. Le 2 février 2021, cet habitant du petit village autochtone de Karapijuty, dans l'État de l'Amapá (nord du Brésil), filme de manière amateure une cérémonie traditionnelle de son ethnie Waiãpi. Il la poste sans description, puis rentre chez lui.
L'électricité dans son village dépendant de l'énergie solaire, l'influenceur en herbe a accès à internet sporadiquement. Vingt-quatre heures plus tard, il retourne sur le réseau social. Surprise: la vidéo est devenue virale et a été visionnée plus d'un million de fois. Kauri décide donc de continuer à partager le quotidien de son village sur TikTok. Cheveux longs et visage juvénile, il s'y montre notamment torse nu et arborant un pagne rouge typique de sa tribu.
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Bien que sa langue maternelle soit le waiãpi-tupi, Kauri s'exprime en portugais, avec l'objectif d'agrandir encore et toujours sa communauté. Et la recette fonctionne. Sur TikTok, l'influenceur –qui ne se définit pas comme activiste– cumule plus de 2,5 millions d'abonnés. Il vit aujourd'hui de la monétisation de ses contenus. Le secret de son succès? Un sens de l'humour à toute épreuve.
«Répondre ironiquement aux questions de mes followers me permet de parler de notre réalité tout en restant accessible», justifie-t-il. Autrefois membre du mouvement autochtone, il s'en est éloigné après avoir été critiqué pour son discours mélangeant humour et politique.
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Des réseaux aux urnes
Car au-delà de la mise en avant d'une culture parfois oubliée, certains influenceurs sont avant tout activistes. Engagée politiquement depuis ses 14 ans, Alice Pataxó est un des fers de lance de la lutte pour la protection de l'environnement et les droits des femmes au Brésil. Elle s'est démarquée sur la scène internationale en prononçant un discours de clôture lors de la COP26, à Glasgow, en 2021. «La pression populaire exercée sur les réseaux sociaux est extrêmement forte», se félicite la jeune ambassadrice de l'antenne brésilienne de WWF.
Lors de la campagne présidentielle de 2022, qui a vu Luiz Inácio Lula da Silva reprendre le pouvoir, elle s'est fortement positionnée contre le président sortant Jair Bolsonaro. Plus de 41.000 kilomètres carrés de forêt sont partis en fumée pendant les quatre ans de mandat du dirigeant d'extrême droite, d'après l'Institut national brésilien de recherches spatiales.
«La voix des influenceurs autochtones est clé: étant particulièrement touchés par le réchauffement climatique, ils ont un rôle de conscientisation du reste de la population, en particulier la jeunesse», souligne Endrew, 20 ans, représentant de la branche brésilienne de Fridays for Future, mouvement international de grève étudiante pour le climat lancé par la militante suédoise Greta Thunberg en 2018.
«L'utilisation d'Instagram par les militants permet la diffusion d'informations et de revendications sans médiation, la création d'espaces de discussion, ainsi que l'organisation d'actions politiques et de manifestations en ligne et hors ligne», ajoutent les spécialistes en communication numérique Cláudia Silva et Layana do Amaral Rios. Une mobilisation de masse qui semble fonctionner: le nouveau gouvernement de Lula compte, pour la première fois, une ministre des Peuples autochtones, en la personne de Sônia Guajajara.