Rarement une décision du Conseil constitutionnel aura été aussi attendue et aussi commentée. Devant les barrières anti-émeutes érigées devant l'aile Montpensier du Palais-Royal (Ier arrondissement de Paris) –qui ne sont pas sans rappeler celles installées en mai 2022 devant la Cour suprême des États-Unis au moment de la fuite de l'arrêt Dobbs sur l'avortement–, la presse faisait montre d'impatience, le vendredi 14 avril. BFMTV, alors en édition spéciale, avait osé le compte à rebours pour tenir en haleine son audience.
Sans surprise, les membres de l'institution de la rue de Montpensier ont déclaré conforme à la Constitution l'essentiel du projet de loi de réforme des retraites et rejeté une première demande de référendum d'initiative partagée (RIP) –une seconde demande de RIP doit être tranchée ce mercredi 3 mai. Contestées, ces décisions ont rouvert le débat sur l'exercice de la justice constitutionnelle en France: le Conseil constitutionnel ne serait-il pas que le «chien de garde de l'exécutif», d'après les mots employés par Michel Debré, père de la Ve République?
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Le Conseil constitutionnel, organe politique
Il n'est pas anormal, dans un pays qui semble avoir été durablement traumatisé par l'expression «gouvernement des juges», chère au professeur de droit Édouard Lambert, d'avoir un «Conseil» constitutionnel composé de «membres» et non de juges. Par conséquent, nulle surprise de constater que lesdits membres se distinguent davantage par leur proximité avec le pouvoir politique que par leurs compétences en droit constitutionnel.
Dans son ouvrage La Constitution maltraitée: Anatomie du Conseil constitutionnel, paru en mars 2023, la professeure de droit Lauréline Fontaine souligne ainsi que «les membres du Conseil constitutionnel en France se recrutent par un procédé assimilable à de la cooptation, voire à un simple système de récompense de la carrière politique». La singularité de la composition du Conseil constitutionnel réside ainsi dans le poids considérable du politique: outre son président Laurent Fabius, Alain Juppé, Jacques Mézard, François Pillet et Jacqueline Gourault se distinguent par leur longue carrière politique.
Un collège composé de personnalités politiques –ou de juristes proches de l'exercice du pouvoir, comme Véronique Malbec et François Séners– peut-il demeurer impartial? Dans un article rédigé pour la Fondation Jean-Jaurès, Lauréline Fontaine l'exclut, rappelant tant le rôle de Jacqueline Gourault dans la réforme des retraites portée par Édouard Philippe en 2019, que celui d'Alain Juppé, à l'initiative d'une réforme similaire en 1995. Il est par ailleurs particulièrement rare de voir le Conseil faire preuve d'irrévérence envers le pouvoir législatif.
Comme le souligne Lauréline Fontaine, «c'est une tradition ancienne au Conseil que de déclarer ne pas substituer sa parole à celle du législateur, au nom d'une conception de la volonté générale». Dans son dernier ouvrage, elle revient ainsi sur la décision du 21 janvier 2022 relative à l'état d'urgence sanitaire, dans laquelle le Conseil constitutionnel a refusé de «remettre en cause l'appréciation du législateur [...] ni de rechercher si l'objectif de protection de la santé aurait pu être atteint par d'autres voies». Un postulat qui contraste nettement avec la Cour suprême des États-Unis, où le contrôle de constitutionnalité nécessite d'apprécier, lorsqu'il y a atteinte aux droits fondamentaux, si la loi emploie le moyen le moins restrictif possible.
Cette confiance, presque aveugle, en l'appréciation du législateur sape le rôle même de la justice constitutionnelle, puisqu'il ne revient plus à cette dernière de définir ce que revêt l'intérêt général, nous dit Lauréline Fontaine. Une incurie à l'image de la qualité des décisions rendues par le Conseil, dont l'indigence argumentative est patente. Un constat à mille lieues de l'image des «sages».
Ni argumentation, ni interprétation
Dans une vidéo publiée le 20 avril pour le média Blast, le journaliste Camille Chastrusse condamne la décision liée à la réforme des retraites. «Le Conseil répond simplement que ce n'est pas inconstitutionnel parce que ça ne l'est pas. [...] On demande au minimum au Conseil de s'expliquer, de justifier.» Une gageure, tant la «sagesse» du Conseil constitutionnel s'affirme par son absence d'argumentation et l'inexistence de son travail d'interprétation.
Loin du modèle américain, où les théories interprétatives s'opposent et où les «canons» d'interprétation sont âprement discutés, le Conseil constitutionnel se limite à des «affirmations péremptoires», constate Lauréline Fontaine. Pour l'enseignante-chercheuse, «la décision ne doit pas permettre le doute sur la règle qui est appliquée et la manière dont elle l'est». Le profil éminemment politique des locataires de l'aile Montpensier du Palais-Royal expliquerait ainsi selon elle «l'incapacité de la plupart de ses membres à élaborer une véritable réflexion autour du texte constitutionnel».
La faiblesse argumentative qui caractérise le Conseil constitutionnel est d'autant plus dommageable que l'institution est, entre autres, chargée de protéger les droits et libertés que la Constitution garantit. Or, avant 2010 et la question prioritaire de constitutionnalité (QPC), le Conseil n'effectuait le contrôle de constitutionnalité qu'a priori, c'est-à-dire avant l'entrée en vigueur d'un texte. Une originalité qui, en 1988, n'avait pas manqué de surprendre certains juges venus des États-Unis.
À l'occasion d'une rencontre avec les membres du Conseil constitutionnel, le 12 juillet 1988, Antonin Scalia, ancien juge à la Cour suprême, avait apostrophé ses homologues: «Vous, Français, vous avez fini par rejeter Rousseau et le dogme de l'infaillibilité́ de la loi. Je l'admets parfaitement. Mais vous avez aussi rejeté́ Tocqueville, qui se faisait le défenseur du judicial review, c'est-à-dire du contrôle juridictionnel a posteriori. Tocqueville avait pourtant bien montré les dangers d'un contrôle a priori et in abstracto, qui intervient dans la chaleur des débats politiques. Vous me paraissez prendre le contrepied de l'enseignement de Tocqueville. Cela me surprend. Renier Rousseau, passe encore, mais Tocqueville!»
Plus sobrement, Stephen Breyer, alors juge de district (il ne siégeait pas encore à la Cour suprême), s'en étonnait aussi. «Vos modes de saisine risquent de ne pas permettre une bonne protection des droits des minorités. Bien peu d'hommes politiques se soucient des droits de minorités peu puissantes. Par le biais du judicial review, les membres de ces groupes minoritaires peuvent en appeler au juge chez nous... mais pas chez vous.» Robert Badinter, alors président du Conseil constitutionnel, avait reconnu cette faille. Corrigée en 2008 grâce à la révision constitutionnelle, elle continue néanmoins à souffrir de décisions mal motivées et qui n'autorisent aucune dissidence.
«Ne pas laisser la critique en l'état»
Généralement répandues en Europe, les opinions dissidentes n'ont en effet pas droit de cité au Conseil constitutionnel, où les décisions donnent l'impression d'être prises à l'unanimité –sauf déport de membre(s). À l'occasion d'une conférence donnée au Centre de droit public comparé de l'université Paris-Panthéon-Assas le 16 avril 2023, Michel Pinault, membre du Conseil constitutionnel depuis mars 2016, a affirmé qu'autoriser les opinions dissidentes serait «contraire à l'impartialité des juges».
«Les opinions que les juges peuvent publier, pour signifier leur approbation ou leur désaccord avec un jugement rendu, manifestent non seulement qu'il y a eu discussion autour de la manière d'interpréter et d'appliquer un texte juridique, et que celle-ci a été tranchée selon la règle majoritaire», rétorque Lauréline Fontaine, que nous avons interrogée. Contre-pouvoir qui n'en est pas un, le Conseil constitutionnel pourrait, après ces décisions controversées, connaître une véritable crise de légitimité.
Après la décision sur la réforme des retraites et la première demande de RIP, force est de constater qu'une partie de l'opinion a porté un regard plutôt critique sur le Conseil constitutionnel. Le monde universitaire, tout d'abord, n'a pas manqué de réaffirmer les reproches habituels. Samy Benzina, professeur de droit public à l'université de Poitiers, a noté sa «motivation elliptique», tandis que son homologue Dominique Rousseau, professeur de droit constitutionnel à l'université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, a affirmé qu'il allait être «difficile [pour lui] d'expliquer à [ses] étudiants comment le Conseil constitutionnel raisonne».
Le constitutionnaliste, Dominique Rousseau, se dit "surpris" de la décision du Conseil constitutionnel sur la réforme des retraites pic.twitter.com/zvfwUg0M7D
— BFMTV (@BFMTV) April 15, 2023
Le monde politique, ensuite, n'a pas manqué de conspuer l'institution, notamment l'opposition de gauche. Se dirige-t-on vers une crise de légitimité rue de Montpensier? Peut-être. «Sa jurisprudence va au contraire de manière croissante dans le sens d'une validation de l'idéologie et des pratiques gouvernementales», constate Lauréline Fontaine, qui conclut en appelant tout le monde à «ne pas laisser la critique en l'état, en attendant les prochaines crises».