La valse des milliards se serait-elle arrêtée en 2022? Il semble que c'est le cas, selon les chiffres publiées en février par l'Institut de la finance internationale (IIF). Mais la baisse annoncée, la première depuis 2015, est modeste: la dette mondiale serait revenue à 299.000 milliards de dollars après avoir atteint le montant record de 303.000 milliards en 2021. Et, de surcroît, notent les experts de l'IIF, une forte reprise de l'endettement au quatrième trimestre a presque complètement compensé le recul observé au cours des trois trimestres précédents.
Une nouvelle vague de dettes serait-elle alors en train de se former? Ce ne serait pas impossible si l'on juge par la tendance de long terme mise en valeur par les statistiques du Fond monétaire international (FMI), librement accessibles sur internet –à la différence de celles de l'IIF. Ces deux séries statistiques ne se comparent pas exactement (le mode de calcul du FMI fait ressortir des chiffres moins élevés car il n'inclut pas la dette du secteur financier et s'arrête pour l'instant à la fin de 2021), mais la trajectoire est la même: une hausse pratiquement continue.
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Toujours plus
L'année 2020 a marqué en ce domaine un paroxysme: les pays dits avancés et la Chine se sont fortement endettés pour apporter leur soutien aux entreprises et aux ménages dont les revenus chutaient en raison des mesures de confinement prises pour tenter d'enrayer la pandémie. Cette année-là, 28.000 milliards de dollars de dette supplémentaire ont été contractés et la dette totale s'est établie à 256% du PIB mondial.
En 2021, la dette a encore progressé, mais de façon modérée, passant de 226.000 milliards de dollars à 235.000 milliards, selon les chiffres du FMI, et, compte tenu du rebond de l'activité et de la hausse des prix, elle est revenue à 247% du PIB mondial. Si les chiffres qui seront publiés à la fin de cette année confirment ceux de l'IIF, en 2022 il y aurait eu un recul à la fois en valeur et en pourcentage du PIB. La question serait de savoir si ce recul serait seulement momentané ou s'il marquerait une rupture de la tendance des cinquante dernières années à toujours plus de dette publique et privée.
En fait, le mouvement a été lancé à la fin de la Seconde Guerre mondiale par les pays développés. Dans un premier temps, la croissance a permis la formation d'une épargne nationale qui a alimenté le crédit, puis l'ouverture généralisée des frontières ont permis aux emprunteurs les plus solvables d'avoir accès à l'épargne mondiale. Aujourd'hui encore, les agents économiques (États, entreprises et particuliers) des pays développés restent les plus gros emprunteurs, mais les pays émergents sont aussi entrés dans une phase de développement rapide de leur dette.
La Chine entre aussi dans la danse
Sur ce point, le record appartient à la Chine, dont la dette représentait à peine 3% de la dette mondiale au début du siècle, mais 15% en 2016, année sur laquelle le FMI terminait une longue étude destinée à expliquer la façon dont il établissait ses statistiques. Et le mouvement s'est poursuivi: la dette publique de la deuxième puissance économique ne représentait que 21,6% de son PIB en 1995, elle s'établissait à 71,5% en 2021.
Le plus remarquable est que, déjà en 2016, trois grands emprunteurs, les États-Unis, la Chine et le Japon étaient à eux seuls à l'origine de plus de la moitié de la dette mondiale. Au même moment, l'ensemble de la dette des pays à bas revenus en représentait à peine 1%. C'est bien connu: on ne prête qu'aux riches. Si vous voulez avoir plus d'accès au crédit, il vous faut d'abord développer votre économie en comptant sur vos propres forces.
Les dirigeants chinois ont bien vite compris le profit qu'ils pouvaient tirer de cette situation et se sont montrés d'une très grande générosité envers les pays en développement. C'est ainsi qu'ils sont devenus en vingt ans les principaux bailleurs de l'Afrique subsaharienne. Cette générosité est évidemment très intéressée: elle permet à la Chine d'avoir accès à des matières premières, à de nouveaux marchés et à une main-d'œuvre jeune au moment où sa population active plafonne. Certains dirigeants africains viennent de s'en rendre compte, mais le problème commence à inquiéter les institutions financières internationales.
Le FMI s'inquiète
En effet, lorsqu'un pays ne parvient plus à faire face à ses échéances, il doit entamer des discussions avec ses créanciers. La question des dettes publiques bilatérales se traite généralement dans le cadre du Club de Paris, qui regroupe les grands pays créanciers. Mais la Chine ne fait pas partie du club et n'entend pas participer à ces négociations collectives, ce qui complique sérieusement la donne; de surcroît, elle demande que le FMI et la Banque mondiale ne soient plus considérés comme des créanciers privilégiés, demande jugée irrecevable par les pays occidentaux.
Dans ses Perspectives de l'économie mondiale publiées au début du mois d'avril, le FMI consacre tout un chapitre à la question de la dette publique; il conseille des politiques budgétaires permettant de réduire les ratios d'endettement et, en cas de difficultés sérieuses, de restructurer la dette et il souligne que dans ce cas la coordination entre tous les créanciers joue un rôle essentiel.
La question est d'autant plus d'actualité que la hausse des taux d'intérêt et la vigueur du dollar pèsent lourdement sur tous les pays qui s'endettent dans cette devise. Dans une étude récente, l'agence de notation Fitch constate la hausse des défauts de paiement sur la dette souveraine et la difficulté de régler le problème, notamment du fait des créanciers chinois. Cinq pays sont actuellement en difficulté: la Biélorussie, le Liban, le Ghana, le Sri Lanka et la Zambie.
Psychodrame américain
Mais la hausse continue des dettes publiques pose aussi des problèmes dans les pays riches. Aux États-Unis, cette dette figure parmi les plus élevées au monde derrière le Japon, la Grèce et l'Italie. Certes, la première puissance économique mondiale a largement les moyens de faire face à ses échéances, mais le montant de sa dette est plafonnée et le pouvoir exécutif doit régulièrement revenir devant le Congrès pour obtenir un relèvement du plafond.
Un psychodrame se joue à chaque fois à cette occasion lorsque le président n'a pas la majorité dans les deux chambres. C'est ce que l'on constate actuellement, alors que les Républicains ont fait voter à la Chambre des représentants une loi qui autorise un relèvement de 1.500 milliards de dollars du plafond de la dette actuellement fixé à 31.400 milliards, mais en contrepartie de coupes sévères dans les dépenses fédérales pour les dix ans à venir, ce que Joe Biden ne peut accepter.
Le Japon, qui fait exploser tous les compteurs avec une dette publique s'élevant à 264% du PIB en 2022, n'a apparemment aucun problème. Tous les économistes nous le disent: un pays n'est en risque que si le financement de sa dette dépend d'investisseurs étrangers. Or, au Japon, la dette est financée quasi intégralement par les investisseurs nationaux et la banque centrale fait ce qu'il faut pour maintenir les taux d'intérêt à un niveau bas qui rend le service de la dette tout à fait supportable. Mais est-ce que cela peut durer éternellement?
Fin 1989, alors que l'industrie et les banques japonaises partaient à la conquête du monde, la Bourse de Tokyo avait atteint un sommet avec un indice Nikkei 225 à près de 39.000 points. Les ratios de valorisation des entreprises cotées atteignaient des niveaux extravagants atteints nulle part ailleurs, mais les spécialistes disaient qu'il n'y avait pas à s'inquiéter, qu'il ne fallait pas appliquer nos normes occidentales au monde japonais. On a vu la suite: en 1990, la Bourse japonaise a lourdement chuté et vingt-quatre ans après son record, l'indice Nikkei en est encore très loin, à moins de 29.000 points.
Retour à la discipline en Europe
En Europe, on a dû accepter en 2020 une mise à l'écart des règles encadrant les finances publiques de façon à permettre aux États dont le déficit et la dette excédaient déjà les limites théoriques de financer des aides aux ménages et aux entreprises pendant la crise du Covid-19, mais l'heure est au retour à la discipline.
La Commission vient de proposer un nouveau texte qui maintient les règles de 3% du PIB de déficit public annuel et de 60% du PIB de dette publique au maximum, avec un encadrement strict des États qui seraient au-delà; les sanctions seraient moins lourdes qu'elles ne l'étaient dans l'ancien Pacte de stabilité et de croissance, mais elles auraient du coup plus de chances d'être appliquées.
Ces mesures concerneront la France, qui est loin de compter parmi les pays européens ayant les finances publiques les plus saines, ainsi que le constate l'agence Fitch qui a abaissé la note accordée à sa dette à long terme. Sa dette au sens de Maastricht s'est encore alourdie de 126,4 milliards en 2022 à 111,6% du PIB. Certes, il y a un progrès, puisque nous étions à 112,9 fin 2021 et 114,6% fin 2020; la reprise de l'activité après les périodes de confinement et le retour de l'inflation font que le PIB en valeur augmente plus vite que la dette, d'où cette amélioration relative.
Dans le programme de stabilité 2023-2027 qui a été présenté au Conseil des ministres le 26 avril, le gouvernement prévoit un retour du déficit public au-dessous de 3% du PIB, à 2,7% exactement, et un recul de la dette publique à 108,3% du PIB en 2027, du fait notamment d'une modération de la hausse des dépenses.
Des prévisions un peu trop optimistes
Dans un avis rendu le même jour, le Haut Conseil des finances publiques présidé par Pierre Moscovici approuve une «meilleure prise en compte de l'impératif de désendettement», mais émet quelques doutes sur la possibilité d'atteindre les objectifs affichés: les prévisions économiques sur lesquelles s'appuie le gouvernement seraient un peu trop optimistes et les mesures de maîtrise de la dépense restent à préciser. Un autre point préoccupe le Haut Conseil: cette trajectoire «suppose aussi que les mesures annoncées de baisse de prélèvements obligatoires ne soient pas intégralement mises en œuvre ou qu'elles soient compensées par des hausses d'autres prélèvements ou des réductions de dépenses fiscales».
Or, justement, le gouvernement prévoit de procéder aux baisses annoncées. La CVAE (cotisation sur la valeur ajoutée des entreprises) doit être réduite de moitié cette année et supprimée complètement l'an prochain. Fortement critiquée à gauche, cette mesure peut se justifier par le souci de mettre les entreprises françaises en meilleure position face aux autres entreprises européennes; il n'empêche qu'elle représente une baisse de recettes de 9 milliards en deux ans.
Par ailleurs, dans la feuille de route de l'action gouvernementale présentée le 26 avril par Élisabeth Borne, il est fait mention de «baisses d'impôt pour les classes moyennes d'ici la fin du quinquennat». Il pourrait s'agir de la baisse des droits de succession promise par le président lors de sa campagne de 2022, mesure qui serait très populaire, y compris parmi les catégories sociales qui n'ont en fait pas grand-chose à transmettre et sont peu affectées par ces droits, mais dont le coût est estimé à 3 ou 4 milliards et dont la nécessité n'est pas évidente. Le gouvernement ne veut pas la proposer rapidement, mais ne semble pas vouloir y renoncer. Et l'on peut supposer que cette mesure ne serait pas compensée par une hausse des droits de succession sur les plus gros patrimoines.
Pas de salut sans la croissance
Ces questions ne peuvent être traitées à la légère, alors que la hausse des taux d'intérêt renchérit le coût du service de la dette. Dans le programme de stabilité, il est calculé qu'une hausse des taux de 1% intervenue maintenant entraîne un relèvement du poids de la charge de la dette de 31,4 milliards à l'horizon 2032. Un pays endetté voit ses marges de manœuvre se réduire durablement.
On a souvent tendance à gauche à traiter ces considérations avec un certain mépris. Mais, on devrait voir ce que représente une dette très lourde en pourcentage du PIB: pour la rendre supportable, on se condamne à chercher toujours la croissance la plus forte possible pour se recréer des marges de manœuvre.
À une époque où on s'interroge sur les conséquences pour l'environnement d'une telle course à la croissance au niveau mondial, il faudrait peut-être songer à éviter de se mettre dans des situations où l'arrêt de la croissance aurait des conséquences économiques et sociales dramatiques. Sans même évoquer la possibilité d'une éventuelle décroissance… Plus on est endetté, plus il est difficile d'envisager des politiques alternatives.