Aux portes du Sahara, des milliers de panneaux solaires scintillent et reflètent une lumière blanche aveuglante. La guerre brutale dans la boue et les tranchées d'Ukraine semblent bien loin. Mais depuis l'invasion russe, la ruée vers les énergies «vertes» s'est intensifiée en Afrique du Nord.
Pour se distancer du gaz russe, la Commission européenne lançait en mai 2022 son plan RePowerEU: une refondation massive de l'économie européenne en direction des économies d'énergie et du «vert». Pas moins de 10 millions de tonnes d'hydrogène importées doivent maintenant alimenter l'économie de l'Union européenne (UE) d'ici à 2030, principalement en provenance d'Afrique du Nord. Ce plan européen pour l'hydrogène (qui regroupe à la fois les projets domestiques et ceux d'importation) compte débloquer 100 milliards d'euros d'investissements, en plus de la création d'une «Banque européenne de l'hydrogène», dotée d'un budget de 3 milliards d'euros.
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Les accords et les partenariats se succèdent et les investissements étrangers sont énormes: rien que dans le cadre de l'initiative «Afrique-UE pour l'énergie verte», 1 milliard d'euros d'investissements étrangers sont promis pour le Maghreb. Cela s'ajoute aux accords bilatéraux: par exemple, l'Égypte a un total de 42 milliards d'euros de promesses d'investissement pour l'hydrogène «vert» (produit grâce à une énergie renouvelable) ou «bleu» (produit à partir du gaz naturel).
Des projets gourmands en eau
Depuis, les constructions de nouvelles centrales électriques fleurissent un peu partout, comme à Midelt, ville située dans le massif de l'Atlas, au centre du Maroc. «Ils sont venus près du village de mes grands-parents, ont bouclé la zone et construit des clôtures. Maintenant, personne n'y a accès, ni les habitants, ni les journalistes, ni même nos représentants politiques», raconte Amal*.
Originaire de la région, cette chercheuse écoféministe pour un institut de recherche environnementale souhaite rester anonyme pour sa propre sécurité. «Beaucoup de mes amis et collègues sont en prison: il est devenu difficile de faire de la recherche et personne n'ose vraiment s'exprimer contre ces projets et le gouvernement, sous peine de disparaître», confie-t-elle.
À Midelt, une centrale électrique de 800 mégawatts (MW), produisant de l'hydrogène «vert» à partir de l'énergie solaire, verra bientôt le jour: Noor Midelt I. La construction a été confiée à EDF Renouvelables, filiale du groupe public français EDF, et un consortium d'entreprises locales, pour un montant total de 20 milliards de dirhams marocains (environ 1,86 milliard d'euros) sur l'ensemble du projet.
Noor Midelt I n'est qu'une parmi d'autres dans toute la région, dont certaines sont déjà en service –comme son prédécesseur, l'immense complexe solaire de Ouarzazate, à quelques centaines de kilomètres au sud de Midelt. Mis en service à partir de 2016 avec des fonds allemands et européens, l'une des plus grandes installations de panneaux solaires du monde a coûté 2,6 milliards de dollars (près de 2,1 milliards d'euros) et fournit 580 MW d'électricité.
L'aménagement des 2.500 hectares du projet Noor Ouarzazate n'est toutefois pas resté sans conséquences. «Là-bas, des villages entiers se sont mis en grève de la soif en signe de protestation. Nos régions sont déjà semi-arides, elles souffrent de la sécheresse et du réchauffement climatique et ces projets énergétiques doivent leur prendre le peu d'eau qu'elles ont», souffle Amal. Les technologies photovoltaïques utilisées étaient anciennes et gourmandes en eau. Les fabricants annoncent désormais des technologies plus propres et le dessalement de l'eau pour alimenter les populations, mais les doutes persistent.
Expropriations et dépendance
Ces innovations promettent de rendre l'économie plus «verte» en transformant les énergies renouvelables, comme l'énergie solaire ou éolienne, en matériaux stockables, comme l'ammoniac ou l'hydrogène liquide. Ceux-ci sont ensuite transportés par bateau ou par pipeline vers l'Europe ou destinés aux marchés locaux.
«Mais ces installations ont un impact sur les communautés locales et leur culture, indique Amal. En empiétant sur les zones agricoles et pastorales, ils privent de nombreuses personnes de leurs moyens de subsistance –notamment les femmes, dont beaucoup travaillent la terre.» Que ces projets soient destinés à l'exportation vers l'UE ou non, qu'il s'agisse d'énergies fossiles ou renouvelables, «finalement, rien ne change pour les gens qui se voient dépossédés de leurs terres et qui ne voient que des barrières et de l'oppression», regrette-t-elle aussi.
C'est pourquoi de nombreux experts, militants et associations dénoncent le «colonialisme vert» que pratiquerait l'UE, à travers des accords bilatéraux avec des régimes autoritaires dans des pays en développement, comme le Maroc, l'Algérie, la Tunisie et l'Égypte.
«Après le pétrole ou les minerais, l'Europe fait maintenant main basse sur les ressources renouvelables dans la région nord-africaine, pointe Imen Louati, responsable du programme écologie politique au bureau de Tunis de la Fondation Rosa-Luxemburg. Nous continuerons ainsi à dépendre des brevets des entreprises transnationales et des capitaux étrangers, ce qui entravera les transitions énergétiques locales.»
Le lobbying dans le viseur
Dans cette nouvelle «ruée vers l'Afrique» (en référence à la division de l'Afrique par les puissances coloniales lors de la conférence de Berlin de 1885), la Commission européenne joue un rôle important. «Elle veut concurrencer la Chine et les États-Unis en investissant massivement dans l'hydrogène, qu'il soit renouvelable ou pas», explique Pascoe Sabido, chargé de campagne auprès du Corporate Europe Observatory, une ONG qui étudie l'influence des lobbys dans les politiques publiques européennes.
Or, pour lui, le plan REPowerEU constitue un non-sens démocratique. «Au lieu de lancer un débat ouvert sur l'avenir, l'UE investit des milliards d'euros dans un marché de l'hydrogène inexistant, pour développer une énergie dont personne n'a besoin, ce qui nécessite des moyens faramineux qu'on pourrait investir ailleurs», critique-t-il.
D'après Pascoe Sabido, cette ruée vers «l'or vert» serait surtout à mettre sur le compte des lobbys de l'industrie gazière et pétrolière. «Il y a une quinzaine d'années, ils voulaient convaincre l'UE que le gaz naturel était “vert”, rappelle-t-il. Vu ce que ça n'a pas vraiment marché, ils ont changé leur fusil d'épaule et font maintenant la promotion de l'hydrogène… qui est aujourd'hui produit à 99% de gaz et de pétrole.»
Cette stratégie a marché. Avant, seul l'hydrogène issu d'énergies renouvelables était labelisé «vert». Mais l'an dernier, la Commission européenne a supprimé cette labellisation pour qualifier l'hydrogène issu de gaz naturel d'«énergie propre». Et ce, alors que c'est une ressource fossile, quatre-vingt-quatre fois plus polluante que le pétrole à long terme (c'est-à-dire que chaque tonne de méthane libérée dans l'atmosphère crée un effet de serre quatre-vingt-quatre fois plus important que chaque tonne de dioxyde de carbone sur vingt ans, d'après un rapport du Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (GIEC) datant de 2014).
Pour l'UE, une volonté d'aide au «développement local»
Du côté de l'Union européenne, on conteste les accusations de violations des droits de l'homme, d'accaparement des terres et de soutien à des régimes autoritaires. Une fonctionnaire européenne, souhaitant rester anonyme, affirme que «la protection de l'environnement, le développement local, le soutien à la société civile et la défense des droits de l'homme sont des piliers importants de la coopération de l'UE avec les pays partenaires non-membres de l'UE».
Idem pour les accusations de colonialisme «vert». «L'UE ne soutient pas le développement de nouvelles sources d'énergie uniquement pour l'exportation vers l'UE, mais en premier lieu pour le développement local», répond-elle encore.
Un employé d'une agence de développement d'un pays européen travaillant au Maroc, désirant également rester anonyme, a répondu de manière similaire. «Nous sommes très attentifs à créer des projets renouvelables qui profitent aux communautés locales, déclare-t-il. Au Maroc, par exemple, nous introduisons des programmes spéciaux dans les universités, pour recruter des travailleurs locaux. Nous prenons les accusations de colonialisme très au sérieux.»
Ces réponses laissent entrevoir le fossé des perceptions qui règne entre les promoteurs de l'hydrogène comme solution technologique miracle et ses pourfendeurs. Alors que les résistances se font de plus en plus bruyantes, que ce soit au sommet de l'Europe ou dans des communautés villageoises du Sahara, les prochaines années seront donc décisives pour savoir si l'aventure de l'hydrogène sombrera dans l'extractivisme ou si elle pourra réellement engendrer une transition énergétique juste et durable.
*Le prénom a été changé.