Été 2015. Alors que le flux de migrants explose sur la route des Balkans, Viktor Orbán devient l'idole des droites radicales en barrant la frontière avec la Serbie avec une clôture de 175 kilomètres. L'année suivante, le Premier ministre hongrois assure que son pays, fortement touché par l'immigration, «n'a pas besoin d'un seul migrant pour que son économie fonctionne». Aujourd'hui, derrière le vernis nationaliste de Budapest, des «travailleurs invités» pallient le manque de bras locaux.
Depuis septembre 2021, un décret –poussé par le patronat magyar– permet aux Vietnamiens, Mongols, Philippins, Indonésiens, Biélorusses, Kazakhs, Macédoniens, Bosniens et Monténégrins d'obtenir en quelques semaines des visas de travail de deux ans, renouvelables. L'été dernier, Budapest décidait d'assouplir les conditions d'embauche des ressortissants de quinze États non-membres de l'Union européenne (UE), notamment d'Asie et d'Amérique du Sud.
Recrutements à la chaîne
Le 9 mars 2023, lors d'un discours économique à la Chambre de commerce et d'industrie hongroise (MKIK), Viktor Orbán déclarait que la Hongrie «aura besoin de 500.000 nouveaux travailleurs d'ici un ou deux ans» avec priorité aux «réserves internes», tout en évoquant la nécessité de «faire venir des travailleurs étrangers». Ceux-ci «ne pourront rester que pour une période fixe», afin d'éviter «le piège dans lequel se trouve l'Europe de l'Ouest», avec des travailleurs immigrés qui «mineraient nos existences et notre culture», tempérait le dirigeant populiste.
Selon l'institut national hongrois de statistiques KSH, 74.000 travailleurs étrangers exerçaient en Hongrie au milieu de l'année 2022, soit 20% de plus qu'à la même période en 2021. Le nombre avoisinerait plutôt 100.000, d'après une association spécialisée dans les ressources humaines. Sur le site du média économique Portfolio, plusieurs experts évoquent 500 à 1.000 arrivées chaque mois. Tourisme, agriculture, hôtellerie-restauration et industrie s'arrachent les précieux «vendégmunkások» («travailleurs invités» en hongrois).
Un travailleur étranger sur deux vient d'Ukraine et de Roumanie voisines. Environ 12.000 sont originaires d'Asie, notamment du Vietnam et de Chine, partenaire commercial majeur de Budapest. En 2018, un reportage du média Abcúg documentait déjà l'intégration réussie de Mongols à Mór (dans le nord-ouest de la Hongrie). Les trois principales entreprises de la grande ville proche de Székesfehérvár (Videoton, Denso et Harman) s'appuient sur un effectif significatif de «travailleurs invités».
Les agences de recrutement comme Menton Jobs tournent à plein régime. «Les entreprises considèrent la main-d'œuvre asiatique comme une aide appréciable et accueillent avec plaisir les travailleurs que nous leur recommandons», témoigne son directeur, Tamás Horváth. «Les Asiatiques demandent autant que les Hongrois, mais il faut les payer comme il se doit pour qu'ils ne suivent pas nos anciens travailleurs ukrainiens vers l'Europe de l'Ouest», précise-t-il.
«Sans eux, pas d'usine»
L'un des contingents les plus fournis de travailleurs «invités» se trouve à Tiszaújváros, ville industrielle du nord-est du pays, dont ils représentent 3.000 des 15.000 habitants. Turcs, Indiens, Roumains et Ukrainiens se démènent dix heures par jour sur l'extension d'un complexe pétrochimique de MOL, le Total magyar et plus grande entreprise du pays. Les ouvriers internationaux sont répartis entre des résidences hôtelières au confort plutôt sommaire et des lotissements situés dans le parc industriel.
Waberer's, principal transporteur du pays (appartenant majoritairement à István Tiborcz, gendre de Viktor Orbán), embauche de nombreux chauffeurs indiens de poids lourds, recrutés jusqu'à Bangalore par un cabinet spécialisé, afin de compenser la pénurie de routiers hongrois. Depuis début mars, des conducteurs kényans ont rejoint le mastodonte aux 2.000 camions et 6.000 employés, certifiant que la main-d'œuvre magyare continue de représenter l'essentiel de son personnel.
À Tab (ouest du pays), non loin de la rive méridionale du féérique lac Balaton, les sociétés de la commune et des environs ont davantage de postes vacants que de bras hongrois à disposition, préférant les villes importantes de la région, voire l'étranger comme l'Allemagne ou l'Autriche. Conséquence: la filiale locale de Flex, entreprise américaine spécialisée dans la sous-traitance de la fabrication d'équipements électroniques, emploie une portion non-négligeable de «travailleurs invités».
«La société compte 400 Philippins et 200 ressortissants d'autres pays, soit 30% des salariés», confirme Jenő Schmidt, maire de la commune de 4.000 habitants et membre de Fidesz, le parti national-conservateur au pouvoir. «Si ça ne tenait qu'à moi, je n'amènerais pas de travailleurs invités ici. Mais je n'ai pas d'autre possibilité que d'encourager cette méthode, afin d'obtenir de la main-d'œuvre. Sans eux, il n'y aurait pas de production, pas de rentrées fiscales et pas d'usine», souffle l'édile.
À Kistelek, dans le sud de la Hongrie, des Indonésiens assemblent des câbles pour le compte d'une multinationale italienne, contre 600 euros nets par mois, revenu trop faible pour attirer les Hongrois ou garder les Ukrainiens et les Roumains. Dans le comitat de Békés, département rural du sud-est du pays en proie à l'exode, une société salarie des Indiens pour travailler dans sa chambre froide, faute de pouvoir séduire les Hongrois avec des rémunérations de 350.000 forints mensuels (environ 930 euros).
Craintes sécuritaires
Les usines coréennes Samsung de Göd (nord de la Hongrie) et SK Innovation d'Iváncsa (centre du pays), produisant des batteries de voitures électriques, recourent massivement aux étrangers. Chez SK Inovation, Roumains, Polonais, Slovaques, Mongols, Colombiens, Kirghizes, Russes et Ukrainiens opèrent main dans la main. Les deux sites s'agrandissent au grand dam des riverains, qui dénoncent la pollution (bruit, air, eau) d'une industrie énergivore et les incivilités commises par certains «travailleurs invités».
Debrecen, deuxième ville de Hongrie près de la frontière avec la Roumanie, hébergera prochainement quatre sites asiatiques de confections de batteries, dont celui de la société chinoise Contemporary Amperex Technology (CATL), leader mondial du secteur, qui envisage 9.000 salariés à terme. Cette arrivée remarquée s'accompagnera d'une vague de travailleurs étrangers, prioritairement chinois. Les habitants de Mikepércs, bourgade résidentielle collée au futur complexe de CATL, craignent pour leur sécurité, autant qu'ils redoutent les potentiels dégâts environnementaux de l'usine.
Le magazine hebdomadaire Magyar Hang rapporte ainsi l'arrivée d'un premier groupe d'ouvriers venus d'Orient. «Des individus contribuant à la construction du parc industriel entre Mikepércs et Debrecen ont investi une maison vendue par un Américain et rachetée par la filiale d'une société chinoise. Selon les riverains, entre trente et quarante travailleurs asiatiques se serreraient dans l'habitation, où l'on distingue des lits superposés, un amoncellement de bouteilles de gaz et deux WC extérieurs.»
Le 23 juillet 2022 à Băile Tușnad (centre de la Roumanie), Viktor Orbán rejetait le «mélange des peuples», affirmait que les Hongrois «ne veulent pas devenir multiethniques» et clamait que l'UE souhaite «imposer les migrants» avec l'aide des «équipes de George Soros» [milliardaire et financier d'origine hongroise, ndlr]. Intransigeant envers l'immigration illégale, le pouvoir actuel déroule le tapis rouge aux «travailleurs invités», des étrangers bien utiles pour remplacer les Magyars que le pays n'a pas su retenir.