À la fin, c'est Moscou qui gagne? Depuis le 15 avril, de violents affrontements entre factions militaires rivales font rage au Soudan. À Khartoum et dans le reste du pays, deux généraux se livrent une lutte acharnée pour le pouvoir. D'un côté, Abdel Fattah al-Burhan, chef de l'armée soutenu par l'Égypte du maréchal al-Sissi. De l'autre, Mohamed Hamdan Dogolo, dit «Hemeti», chef des Forces de soutien rapide (FSR), une milice proche du groupe paramilitaire russe Wagner. Lequel est largement implanté dans le pays, où il protège les intérêts du Kremlin.
«Les Russes sont derrière Hemeti, qui a fait acte d'allégeance et prend ses ordres à Moscou», tranche le colonel Peer de Jong, spécialiste des sociétés militaires privées. Et d'ajouter: «Il aura besoin de leur soutien matériel pour faire face à l'armée soudanaise.» Alors que rien pour le moment n'indique une désescalade, il faut revenir quelques années en arrière pour comprendre comment Moscou a su tisser sa toile à tous les niveaux de l'État.
Une porte d'entrée vers l'Afrique
Pour son retour en Afrique, au début des années 2000, la Russie jette son dévolu sur ce grand pays d'une trentaine de millions d'habitants, majoritairement peuplé de musulmans sunnites. Carrefour stratégique entre l'Afrique et le Moyen-Orient, le Soudan demeure très pauvre et confronté à une violence endémique. En 2005, deux ans après le début de la rébellion sanglante du Darfour qui fait environ 300.000 morts, Moscou viole l'embargo de l'ONU, devenant l'unique pourvoyeur d'armes du régime.
«Ce moment marque la perte d'influence des Occidentaux», note une source locale sous couvert d'anonymat. «Au plus fort des tensions, l'armée est allée jusqu'à menacer les ONG françaises si elles s'approchaient trop près des frontières.» À la suite de ses crimes de guerre au Darfour, le président Omar el-Bechir, ancien officier parachutiste formé en Égypte, est mis sous le coup d'un mandat d'arrêt de la Cour pénale internationale en 2009. Mais il reste le protégé du Kremlin. Et la non-ingérence de Moscou plaît au dictateur, qui le rend bien à Vladimir Poutine.
En 2014, le Soudan reconnaît l'annexion de la Crimée. Puis, en 2017, Moscou et Khartoum signent un accord pour la création d'une base navale russe. Celle-ci doit voir le jour à Port-Soudan, la deuxième ville du pays, qui concentre 90% des exportations nationales. Décrite comme un «centre logistique», l'emprise militaire est censée pouvoir accueillir jusqu'à 300 marins et quatre navires, notamment à propulsion nucléaire. Un symbole fort pour la Russie, qui ne dispose plus d'aucune base en Afrique depuis la chute de l'URSS.
Aux confins de la mer Rouge, Port-Soudan est au cœur de l'une des voies de navigation les plus fréquentées au monde. Là ou sont déjà présents la Chine, les États-Unis, la France et le Japon, avec leurs forces stationnées à Djibouti.
L'instabilité chronique du Soudan
Malgré les putschs à répétition (neuf coups d'État ou tentatives depuis les années 1960), dont Khartoum connaît le triste record africain, la coopération avec Moscou est restée forte. Question de survie pour un régime sous embargo et qui utilise 80% du budget de l'État à des fins militaires. Un modus operandi qui conduit à la révolte. En 2019, lors du «printemps soudanais», Omar el-Bechir est destitué par l'armée.
Après vingt-neuf années de règne sans partage, des autorités de transition sont formées en août 2020. L'accord avec les Russes est mis entre parenthèses. Mais en octobre 2021, un énième coup d'État ébranle le pays. Le chef d'état-major, le général Abdel Fattah al-Burhan finit par prendre le pouvoir, qu'il partage avec son second: «Hemeti», chef des FSR. Les rêves de démocratie sont écartés. «Disposant d'une influence importante au Soudan, les Égyptiens ne voulaient pas de civils au pouvoir. Même chose pour les Russes, qui ont néanmoins besoin d'un parlement pour faire voter des lois qui leur sont favorables», analyse Roland Marchal, chercheur au CNRS basé à Sciences Po Paris et spécialiste du Soudan.
Un mois après le retour des militaires au pouvoir, le président russe Vladimir Poutine annonce officiellement la future création de la base militaire, dans le cadre d'un contrat de location de vingt-cinq ans.
La Russie se paie rubis sur l'ongle avec Wagner
Si l'instabilité ambiante n'aide pas à faire avancer le processus législatif, elle n'empêche pas les Russes de faire discrètement des affaires. Formés et équipés par Moscou, les FSR ont laissé le Groupe Wagner mettre la main sur de nouvelles mines d'or, dont le pays est le troisième producteur en Afrique. Déjà sous Omar el-Bechir en 2017, des accords avaient été signés entre des compagnies liées à Evgueni Prigojine, le patron de Wagner, et des autorités soudanaises.
L'homme de main du Kremlin en Afrique a créé une société écran, Meroe Gold, pour gérer ses opérations au Soudan. Meroe Gold appartient à son tour à M Invest, une entreprise ayant fait l'objet de sanctions en juillet 2020 de la part des États-Unis, qui accusent Evgueni Prigojine «d'exploiter les ressources naturelles du Soudan pour son enrichissement personnel». Le pays dément de son côté la présence du groupe de sécurité russe sur son sol.
Visites de haut niveau (y compris la veille de l'invasion de l'Ukraine)
Malgré ce déni, les visites diplomatiques de haut niveau se succèdent. En février 2023, Sergueï Lavrov a achevé sa nouvelle tournée africaine par une visite au Soudan, où il a insisté pour mettre fin aux sanctions qui lui sont imposées par l'Organisation des Nations unies, louant les efforts de Khartoum «pour attirer des investissements russes».
En outre, la veille de l'invasion russe de l'Ukraine, le 23 février 2022, «Hemeti» s'était rendu en Russie, où il a rencontré le président Vladimir Poutine et son ministre des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov, pour «faire avancer les relations» entre le Soudan et la Russie. «C'était, à l'époque, une délégation gouvernementale conduite par les deux généraux au pouvoir. Les Soudanais voulaient des garanties en matière d'approvisionnement en armes et en céréales», indique Roland Marchal.
«Le problème des Russes est qu'ils n'ont pas les moyens de rembourser l'immense dette soudanaise [en 2021, l'encours de la dette était estimé à environ 60 milliards de dollars, ndlr]. D'un point de vue économique, personne ne paiera la reconstruction, à part les Occidentaux ou les Chinois. Cela ne remet pas en question la création de la base militaire, mais oblige les Soudanais à temporiser.»