Le 15 mars dernier, la sénatrice LR Françoise Dumont s'est félicitée d'avoir fait adopter un amendement au projet de loi immigration visant à remplacer l'aide médicale d'État (AME) par une aide médicale d'urgence aux conditions d'accès et au périmètre encore plus limités. «Ce matin, en commission, j'ai fait adopter un amendement sur le PJL Immigration visant à remplacer l'aide médicale d'État (AME), accessible aux étrangers en situation irrégulière (présents sur le territoire depuis plus de trois mois et sous condition de ressource), par une aide médicale d'urgence (AMU) centrée sur la prise en charge des situations les plus graves et sous réserve du paiement d'un droit de timbre. Nous devons stopper la distribution d'aides incontrôlées, qui créent un “appel d'air” migratoire, que la France ne contrôle plus du tout», a-t-elle ainsi tweeté.
«Appel d'air», «aides incontrôlées»... La rhétorique est connue car elle revient à chaque fois qu'est rediscutée l'AME. Systématiquement, elle déverse avec elle son lot d'idées reçues et de présupposés qui font concourir le racisme et la xénophobie à l'ignorance sur ce dispositif mis en place en 2000, et destiné à permettre l'accès aux soins aux personnes en situation irrégulière en France.
«Il y a énormément de clichés relatifs aux personnes étrangères et au soin», note Myriam Dergham, interne en médecine générale, étudiante en M2 de sciences politiques et spécialiste des questions de discriminations en santé. «Elles sont souvent identifiées comme des profiteuses de la Sécurité sociale.» Des préjugés qui n'ont pourtant aucun fondement ni dans les chiffres et les études, ni dans les réalités de terrain.
Ce que (ne) couvre (pas) l'AME
Représentant 0,4% des dépenses de santé totales, l'AME s'adresse aux personnes vivant en France de manière irrégulière depuis au moins trois mois et dont les revenus annuels ne dépassent pas 9.719 euros. Elle donne droit à la prise en charge à 100% des soins médicaux et hospitaliers dans la limite des tarifs de la Sécurité sociale pour:
- les soins médicaux et dentaires;
- les médicaments remboursés à 100%, 65% ou 30%;
- les frais d'analyses;
- les frais d'hospitalisation et d'intervention chirurgicale;
- les frais afférents à certaines vaccinations ainsi que ceux liés à certains dépistages;
- les frais liés à la contraception, à l'interruption volontaire de grossesse, etc.
À noter: depuis un rabotage en janvier 2021, un certain nombre de soins sont soumis à un délai d'ancienneté de neuf mois. C'est notamment le cas de l'opération du canal carpien, des prothèses du genou ou de l'épaule ou de la pose d'implants cochléaires, ainsi que de différents actes en kinésithérapie post-opératoire.
Sont en outre exclus du dispositif: les frais de cures thermales, les actes techniques et les examens de biologie médicale spécifiques de la PMA, ainsi que les médicaments et produits nécessaires à leur réalisation, et les médicaments à service médical rendu faible remboursés à 15%.
Flore Ganon-Lecomte, référente sur l'accès au droit à la santé à Médecins du monde, ajoute que les personnes bénéficiant de l'AME n'ont pas non plus accès aux différents dispositifs de prévention comme les consultations médicales gratuites à 25, 45 et 65 ans promises par le ministre de la Santé en septembre 2022.
Contradiction chiffrée
En lui-même, le dispositif porte ainsi donc de fortes limitations et par là-même des arguments pour battre en brèche les fantasmes sur un supposé tourisme médical tous frais payés par la Sécurité sociale.
Cela nous amène à parler de cette théorie de l'appel d'air, qui suppose que les personnes sans-papiers sont venues en France pour profiter de soins gratuits. Paul Dourgnon, économiste spécialiste des inégalités sociales de santé et directeur de recherche à l'Institut de recherche et documentation en économie de la santé (Irdes) où il participe à l'enquête «Premiers pas» sur l'accès aux soins des personnes étrangères sans titre de séjour, apporte une contradiction chiffrée: «Nos travaux ont pu montrer que seules 9,5% des personnes sans-papiers citent la santé comme motif de venue en France.» De plus, parmi les personnes qui ont été diagnostiquées en France, 48% n'ont pas d'AME, selon cette même enquête.
En outre, ces mêmes travaux ont pu mettre en évidence que «seules 51% des personnes qui y sont éligibles bénéficient de l'AME» et que «près de la moitié des personnes sans titre de séjour déclarant souffrir de pathologies nécessitant des soins, comme le diabète ou les maladies infectieuses, ne sont dans les faits pas assurées pour la santé, ni par l'AME, ni par l'assurance maladie de droit commun».
Il semble que le manque d'information soit un des facteurs majeurs de ce non-recours à l'AME puisque même après cinq ans ou plus de séjour en France, 35% des personnes sans titre de séjour n'en bénéficient pas. Un chiffre encore très important qui dit toute la complexité du dispositif et des difficultés pour y accéder.
Un parcours du combattant
Flore Ganon-Lecomte décrit ces difficultés: «C'est un véritable parcours du combattant et pour obtenir l'AME, il faut vraiment beaucoup de patience et de motivation», lâche-t-elle. Et de détailler la course d'obstacles qui s'ajoute à celui initial du manque d'informations: «Pour faire la première demande, il faut télécharger un formulaire sur internet, ce qui pose d'emblée la question de l'accès au numérique. Puis, il s'agit de le remplir, ce qui suppose certains savoir-faire. Il faut aussi pouvoir justifier d'une domiciliation, ce que ne peuvent évidemment pas faire toutes les personnes sans-papiers.»
Une fois le formulaire rempli et les pièces demandées réunies, le premier dépôt doit impérativement se faire de manière physique dans une CPAM: «Cette disposition induit des difficultés de transport avec potentiellement le risque de se faire arrêter. En outre, l'accueil de la caisse est souvent fait par un vigile qui peut être intimidant, mais aussi qui pose des questions qu'il n'est pas en droit de poser, ou dit de déposer le dossier dans la boîte aux lettres alors qu'il doit être remis en mains propres. Il y a ainsi un certain nombre de dossiers perdus ou refusés pour cette simple raison.»
Parfois, il est même nécessaire d'appeler en amont un numéro payant difficilement accessible pour prendre rendez-vous avec sa caisse, ce qui ajoute une barrière supplémentaire lorsqu'on ne parle pas ou pas bien le français, ou simplement qu'on ne dispose pas d'un téléphone portable.
Puis, lorsque la carte d'admission à l'AME est prête, dans les deux mois qui suivent le dépôt, le demandeur est normalement convoqué pour la retirer. Et là, ça coince souvent à nouveau: «Beaucoup de courriers n'arrivent pas ou ne sont pas distribués et il faut refaire toute la procédure. Il y a énormément de ratés», déplore Flore Ganon-Lecomte. Lorsqu'elle est enfin attribuée, l'AME est accordée pour une durée d'un an, à compter de la date de dépôt de la demande. Elle peut être renouvelée mais ce renouvellement n'est pas automatique: il faut déposer une demande dans les deux mois précédant l'expiration des droits.
Une fois l'AME obtenue, rien ne garantit ensuite l'accès aux soins. D'abord parce que les personnes ne savent pas toujours à quelle porte frapper, mais également, comme le signale dans un récent article Bessma Sikouk, parce que certains praticiens refusent de prendre en charge des patients bénéficiaires et que les recours sont longs et méconnus. Autant dire que, dans un contexte de désertification médicale et de manque de médecins, c'est un nouveau parcours du combattant qui attend les personnes concernées pour obtenir un rendez-vous en ville.
Un retard de recours aux soins
Dans le même temps, les personnes sans titre de séjour ne disposant pas de l'AME n'ont pour seule option de soin que les «soins urgents» à l'hôpital. Ceux-ci regroupent:
- les soins dont l'absence mettrait en jeu le pronostic vital ou pourrait conduire à l'altération grave et durable de votre état de santé ou de celui d'un enfant à naître;
- les soins destinés à éviter la propagation d'une maladie à l'entourage ou à la collectivité (exemple: la tuberculose);
- tous les soins d'une femme enceinte et d'un nouveau-né: les examens de prévention réalisés pendant et après la grossesse, l'accouchement;
- les interruptions de grossesse (volontaires ou pour motif médical);
- les soins dispensés à des mineurs.
Autrement dit, dans une grande majorité des cas, ces personnes consultent dans un état de santé très dégradé faute de soins en médecine de ville, notamment pour des pathologies chroniques qui se traitent plutôt bien en population générale. «Par exemple, quand il s'agit d'un patient atteint de diabète, celui-ci se rend à l'hôpital au moment où il faut l'amputer», regrette Myriam Dergham.
Dans son rapport 2022 de l'observatoire de l'accès aux droits et aux soins, Médecins du monde note que parmi les personnes qui consultent dans un centre d'accès aux soins et d'orientation (CASO), au moins 85% nécessitent un suivi ou un traitement pour au moins une pathologie, et plus de la moitié avaient un retard de recours aux soins. Enfin, 44% de ces personnes nécessitaient une prise en charge urgente ou assez urgente.
Absurdité économique et sanitaire
Comme le pointe l'économiste Paul Dourgnon, en plus d'être un non-sens humain, «une suppression de l'AME ne permettrait pas de diminuer les dépenses en santé» et serait même un non-sens économique dans la mesure où toutes les dépenses de santé des personnes en situation irrégulière seraient concentrées vers des soins urgents et vitaux –autrement plus lourds et plus onéreux, dans des hôpitaux déjà sur-saturés.
Alors, au lieu de supprimer l'AME, Paul Dourgnon s'accorde avec différentes associations humanitaires et de santé communautaire pour dire qu'il serait profitable, au contraire, de faciliter son accès, sinon d'intégrer les personnes sans titre de séjour dans le régime général afin de pouvoir les faire profiter des dispositifs de prévention et leur éviter des retards de prise en charge aux lourdes conséquences.
En outre, les chiffres mettent en avant la nécessité d'améliorer sensiblement leurs conditions de vie sur le territoire français dans la mesure où celles-ci sont aujourd'hui extrêmement dégradées, et font le lit des maladies chroniques et infectieuses ainsi que des troubles psychologiques.
Paul Dourgnon signale ainsi que 14% des personnes souffrant de syndrome de stress post-traumatique interrogées dans l'enquête «Premiers pas» ont développé ce trouble en France. De son côté, l'association de lutte contre le VIH AIDES pointe que près de la moitié des personnes séropositives étrangères ont contracté le VIH après leur arrivée en France. «On est très loin de l'idée reçue selon laquelle les personnes étrangères seraient des risques sanitaires», commente Myriam Dergham.
Si, en pleine crise des retraites, l'examen de la loi immigration a été reporté et découpé en petits textes, la question de la suppression de l'AME devrait bientôt revenir sur le tapis.