Boire & manger / Culture

Sur les traces du Kari Gosse, «le vrai curry breton»

Temps de lecture : 5 min

Commercialisé au XIXe siècle par un pharmacien lorientais, ce mélange d'épices relève avec délicatesse le goût des crustacés et autres produits de la mer.

Commercialisé par un seul fournisseur local sous une marque déposée, le Kari Gosse se trouve dans quelques pharmacies bretonnes et dans de rares épiceries fines, dont La Cale aux épices, basée à Vannes (Morbihan), Rennes (Ille-et-Vilaine) et Paimpol (Côtes-d'Armor). | Aimée Le Goff
Commercialisé par un seul fournisseur local sous une marque déposée, le Kari Gosse se trouve dans quelques pharmacies bretonnes et dans de rares épiceries fines, dont La Cale aux épices, basée à Vannes (Morbihan), Rennes (Ille-et-Vilaine) et Paimpol (Côtes-d'Armor). | Aimée Le Goff

En cette matinée printanière, à Ploemeur, près de Lorient (Morbihan), une averse est en train de passer. Derrière la vitre d'une brasserie, dans le petit port de Lomener, une femme contemple la mer avec son bébé. Les heureux grands-parents qui lui font face échangent des mots de fins gourmets. «Du Kari Gosse? Je n'en mets jamais», affirme-t-on d'un côté. «C'est une question de dosage», appuie-t-on de l'autre, avant de conclure que son goût légèrement relevé «appelle le vin».

Fourni sporadiquement selon les périodes de l'année, le Kari Gosse est un mélange rougeâtre d'épices, emblématique du sud de la Bretagne. Il est vendu sous forme de poudre dans des flacons en verre, semblables à ceux pour des gélules. Une étiquette minimaliste indique qu'il se compose de gingembre, de girofle, de piment, de cannelle, de curcuma et de poivre. Son dosage est un secret bien gardé par la famille Pouezat, unique détentrice de la marque déposée, dont l'atelier de fabrication artisanale est implanté à Vannes.

De la Compagnie des Indes orientales au secret familial

L'histoire derrière le Kari Gosse varie selon les croyances locales. Et l'origine de sa recette reste auréolée de mystère. «À Lorient, au XVIIe siècle, un homme serait tombé d'un bateau de la Compagnie française des Indes orientales et un apothicaire, monsieur Gosse, l'aurait sauvé de la noyade, raconte au téléphone Xavier Pouezat, actuel fournisseur. Pour le remercier, la recette de ce mélange d'épices lui aurait été révélée.»

Lucien Gourong, écrivain voyageur natif de l'île de Groix et décédé en 2021, mettait fin à ces fabulations en écrivant dans une revue locale, en 2016, que le Kari Gosse serait plutôt né «dans le dernier quart du XIXe siècle». Selon lui, il aurait été mis au point par le dépositaire du brevet, Edmond Gosse, pharmacien tenant une officine à Lorient, «à moins que ce ne soit son père, pharmacien comme lui au même endroit et portant le même prénom».

«Un apothicaire de la marine a sûrement rapporté ce curry de pêcheurs depuis Pondichéry.»
Irène Frain, écrivaine lorientaise

D'autres pistes sérieuses, plus exotiques, sont avancées. Irène Frain, romancière originaire de Lorient (récompensée du prix Interallié pour Un crime sans importance en 2020), a longtemps été imprégnée du mystère autour du Kari Gosse. Au point d'en faire respirer les effluves à l'ambassadeur d'Inde, lors d'un dîner parisien consacré au château Cos d'Estournel, domaine viticole du Médoc (Gironde).

En 2008, l'écrivaine relate sur son site la réponse sans équivoque du diplomate: «“Ça vient du sud-est de l'Inde”, a-t-il diagnostiqué après deux ou trois reniflages.» Selon l'ambassadeur, «un homme très cultivé, un passionné de gastronomie», chaque caste en Inde cuisinerait son propre kari (variante des mots cari ou curry), «signifiant mélange d'épices» en tamoul.

Si l'on se fie au nez du diplomate, le Kari Gosse correspondrait au «kari d'une caste de pêcheurs» de l'État du Tamil Nadu (anciennement État de Madras), tout au sud de l'Inde. «Ce kari, c'est une histoire de voyage, affirme la romancière. Un apothicaire de la marine a sûrement rapporté ce curry de pêcheurs en France depuis Pondichéry, une ville fondée, comme Lorient, par la Compagnie des Indes orientales.»

Un fidèle serviteur du homard

Invention lorientaise ou condiment vagabond, le mélange continue de séduire. À Ploemeur, dans le port de Lomener, on fait vivre cette curiosité gastronomique tous les jours, dans les cuisines de l'hôtel-restaurant Le Vivier, dont la salle fait fièrement face à l'île de Groix. Derrière les baies vitrées, la mer, royale invitée, confère au lieu une atmosphère de luxe et de sérénité.

L'hôtel-restaurant Le Vivier, situé à Ploemeur (Morbihan), compte soixante-quinze couverts à l'année et une vue imprenable sur l'île de Groix. | Aimée Le Goff

Yves Guéguen, actuel gérant, a vu l'établissement ouvrir grâce à ses parents quand il avait 14 ans. Au Kari Gosse, il prête d'autres croyances locales: «Les femmes de pêcheurs l'ont longtemps utilisé pour relever les produits de la mer à chair ferme, dont la lotte. Des concours étaient organisés pour élire les meilleurs plats. On peut aussi l'ajouter avec des langoustines.»

«La demande augmente, mais pas l'offre. Les restaurateurs s'en fournissent de plus en plus. Le risque, c'est qu'on ne puisse plus en trouver à partir d'un certain moment de l'année.»
Christophe Lemaire, gérant du magasin d'épices La Cale aux épices

Cyrille Hervé officie dans les cuisines du Vivier depuis vingt-trois ans. Casquette noire bien vissée sur la tête, il circule entre les fourneaux avec un calme professionnel. «C'est une star», sourit son apprenti. Ici, comme le veut la tradition locale, le Kari Gosse s'utilise essentiellement avec du homard. «Ça n'attaque pas tout de suite, mais c'est assez fort», concède le chef. Le «homard, velouté de homard au Kari Gosse» est un plat signature. Pas d'inquiétude pour les palais sensibles: à faible dosage, la sensation de piquant est presque inexistante, et la longueur en bouche s'apprécie comme une discrète surprise.

Le homard dans son velouté de homard au Kari Gosse est le plat signature du Vivier. | Aimée Le Goff

S'il n'est pas du genre prolixe, le restaurateur partage volontiers les secrets de cette création revisitée. Une fois le crustacé émincé au frais, le velouté se prépare avec les carcasses concassées dans un fond d'huile d'olive. Plus tard, il sera flambé au cognac avec un peu de vin blanc, du concentré de tomates et de la crème. Une garniture aromatique est incorporée en début de préparation, avec une demi-cuillère à café du précieux curry. «J'ajoute une dernière pincée juste avant de servir», précise Cyrille Hervé.

Réchauffée au four, une pince de homard est délicatement déposée au moment du dressage. Autour de Lomener, le «homard au kari» figurait sur les cartes et menus des restaurants, au début du XXe siècle. Il apparaît aujourd'hui sous le nom de «homard au cari à la vannetaise» dans L'Inventaire du patrimoine culinaire de France, qui répertorie les meilleures productions locales.

Le chef Cyrille Hervé officie aux fourneaux de l'hôtel-restaurant Le Vivier depuis vingt-trois ans. Des cuisines, il voit la mer. | Aimée Le Goff

Gare aux faux currys bretons

Bisque, confit, rillettes au Kari Gosse: les déclinaisons sont infinies. Mais attention aux dérivés qui prêtent à confusion et circulent dans de nombreux points de vente. «Curry breton» à base de coriandre, «Kari-Brest»… En ligne, ces copies sont légion. Pour Christophe Lemaire, tout est affaire de pédagogie. À la tête de La Cale aux épices, boutique spécialisée et localisée à Vannes (Morbihan), Rennes (Ille-et-Vilaine) et Paimpol (Côtes-d'Armor), il tient à clarifier les choses: «Le Kari Gosse est le vrai curry breton

Fidèle à son histoire, le condiment se trouve toujours en pharmacie. Et il semble faire face à une popularité croissante. C'est que le Kari Gosse s'invite de plus en plus dans les festins des vacanciers. À La Cale aux épices, on s'en inquiète un peu: «La demande augmente, mais pas l'offre, constate Christophe Lemaire. Les restaurateurs s'en fournissent de plus en plus, en grande quantité. Le risque, c'est qu'on ne puisse plus en vendre à partir d'un certain moment de l'année et qu'il soit de plus en plus difficile d'en trouver.»

Ce que confirme par exemple la Pharmacie de la gare d'Auray à Brech (Morbihan), qui compte parmi les adresses dépositaires. «Nous sommes en rupture de stock. Le fournisseur a fait son chiffre de l'année, il faudra attendre un peu.»

À l'autre bout du fil, Xavier Pouezat est aussi affable que prudent. Son grand-père a repris l'affaire Gosse et depuis, la fabrication passe de père en fils, jusqu'à lui. «Je me garderai d'avancer ses propriétés thérapeutiques, confie-t-il. Mais avec ce qu'il y a dedans, ça ne peut pas être mauvais.» Nous n'irons pas jusqu'à nous rencontrer. «Je ne reçois jamais personne. C'est un travail artisanal. Il doit rester secret.»

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