Avec le déclenchement de la guerre en Ukraine et l'arrêt des livraisons de gaz russe, les dirigeants allemands avaient décidé de reporter au 15 avril 2023 la fermeture des trois derniers réacteurs nucléaires en Allemagne, au lieu de la fin décembre 2022. Mais on savait qu'il n'y aurait pas de nouveau sursis: l'amendement à la loi sur l'énergie nucléaire, adopté par le Bundestag le 11 novembre dernier, excluait une prolongation au-delà du 15 avril et interdisait tout nouvel approvisionnement en combustible neuf.
Acté ce samedi 15 avril, l'arrêt de ces trois réacteurs n'est donc pas une surprise. Ce qui est nouveau, en revanche, c'est que l'information semble avoir été assez diversement accueillie en Allemagne alors que, depuis la catastrophe de Fukushima, tout ce qui concernait l'industrie nucléaire faisait l'objet d'un relatif consensus.
Au début des années 2000, le gouvernement de coalition des sociaux-démocrates du SPD et des Verts avait décidé une sortie programmée du nucléaire. C'était une demande forte du parti écologiste: la sortie du nucléaire constituait une des bases de son programme.
Du côté social-démocrate, les avis étaient moins tranchés. Aujourd'hui, à la lecture de ce qui s'est passé ensuite, notamment la nomination de l'ancien chancelier Gerhard Schröder au poste de président du consortium chargé de la construction du gazoduc Nord Stream, puis son entrée dans les conseils d'administration des sociétés russes Rosneft et Gazprom (il a quitté Rosneft en mai 2022), certains sont tentés de penser que l'objectif secret de cette décision était de placer l'Allemagne dans la dépendance de l'énergie russe…
Changements de cap
Sans aller jusqu'à épouser ces théories complotistes ou partager les soupçons de corruption des dirigeants allemands, une telle politique pouvait se justifier. Établir des relations commerciales pérennes avec la Russie dans ce domaine pouvait faciliter le maintien de bonnes relations avec ce puissant voisin. Même s'ils n'avaient pas lu Montesquieu, les sociaux-démocrates allemands pouvaient croire, eux aussi, que «l'effet naturel du commerce est de porter à la paix». Et si en plus cela consolidait l'alliance avec le parti des Verts, c'était tout bénéfice. Une loi de 2002 a donc interdit la construction de tout nouveau réacteur nucléaire et accordé des quotas de production aux réacteurs déjà construits avec une limitation à trente-deux ans de leur durée de fonctionnement.
En 2010, changement de cap. L'Union chrétienne démocrate (CDU), parti libéral dirigé par Angela Merkel et qui forme un gouvernement de coalition avec l'Union chrétienne-sociale en Bavière (CSU), s'inquiète des difficultés à aller vers une économie décarbonée sans mettre en péril l'industrie allemande. Il est alors décidé de prolonger la durée de fonctionnement des réacteurs nucléaires de douze ans au titre de technologie de transition énergétique et de leur accorder les quotas de production correspondant à ce prolongement. Petite remarque: l'Allemagne, aujourd'hui, s'oppose à la France sur le recours à l'énergie nucléaire, notamment en ce qui concerne la production d'hydrogène bas carbone, mais il est vrai que ce n'est plus la même coalition au pouvoir actuellement…
Quelques mois plus tard, retournement de situation. Après l'accident nucléaire de Fukushima, survenu le 11 mars 2011, l'opinion publique allemande bascule largement dans le camp de l'opposition au nucléaire et Angela Merkel revient sur les décisions prises l'année précédente. Sur les dix-sept réacteurs en activité, huit sont arrêtés immédiatement et les neuf autres doivent être arrêtés au plus tard fin 2022.
Le calendrier ainsi fixé a été respecté: un réacteur ferme en 2015, un autre en 2017, un troisième en 2019. Fin décembre 2021, trois autres réacteurs ont été mis à l'arrêt; il n'en restait donc plus que trois, dont la fermeture vient d'intervenir avec seulement trois mois et demi de retard. Autre remarque: Angela Merkel n'a pas pris la peine de consulter ses partenaires européens lorsqu'elle a pris la décision d'un retrait total du nucléaire, alors que la fermeture programmée d'une capacité de production de plus de 20.000 mégawatts (MW) dans la première puissance industrielle de l'Europe n'était pas sans conséquences au niveau du continent.
Le retour du charbon
Les effets de cette politique n'ont pas manqué de se faire sentir l'an dernier. Les appels à la sobriété ont été d'autant mieux entendus que le niveau des prix de l'énergie a atteint des niveaux dissuasifs. Mais, malgré une baisse de la consommation d'énergie primaire de près de 5%, les émissions allemandes de gaz à effet de serre ont très peu reculé, à 746 millions de tonnes d'équivalent CO2 contre 760 en 2021, selon les premières estimations.
Si la consommation de gaz a reculé de presque 15%, celle de toutes les autres énergies fossiles a augmenté: 3% pour le pétrole, 4,8% pour la houille et 5,1% pour le lignite. Et c'est la production d'électricité qui explique pour l'essentiel ce recours accru aux énergies fossiles et au charbon: si les bonnes conditions météorologiques et la poursuite des investissements ont permis aux énergies renouvelables de fournir 44,4% de l'électricité, la part de la houille et du lignite a atteint 32%, avec une hausse de production de plus de 6% pour les centrales au lignite et de plus de 20% pour les centrales à houille; certaines centrales placées en réserve ayant été réactivées. La part du nucléaire est tombée quant à elle à 6,1%. Et elle va maintenant tomber à zéro.
«Quatre à cinq éoliennes» de plus chaque jour
Certes, le gouvernement a un plan ambitieux de développement des énergies renouvelables. Mais il faut voir l'effort ce que cela implique. Le chancelier Olaf Scholz a prévenu: il va falloir installer «quatre à cinq éoliennes par jour sur terre». Et Robert Habeck, ministre fédéral de l'Économie et du Climat, ajoute: pour les panneaux solaires, c'est «l'équivalent de plus de 40 terrains de football» qu'il faudra ajouter quotidiennement. On souhaite beaucoup de courage aux autorités locales pour faire accepter toutes ces installations. Certes, l'éolien en mer contribuera pour une part à cette expansion, mais le pays compte déjà plus de 28.400 éoliennes terrestres en service et une partie de la population commence à manifester son opposition à de nouvelles constructions.
Un autre problème se pose: la mauvaise répartition des énergies renouvelables sur le territoire. Les éoliennes sont situées principalement au nord, où il y a du vent, la mer du Nord et la mer Baltique. Mais une grande part de l'industrie est au sud, ce qui suppose un renforcement notable du réseau de distribution pour amener l'électricité du nord vers le sud. En attendant que tous les travaux projetés soient réalisés, les industriels de Bavière manifestent leur inquiétude face à la sortie du nucléaire.
Il faut d'ailleurs signaler que, pour éviter des pénuries d'électricité, il a été prévu de mettre en service, dans le sud du pays, quatre centrales thermiques (trois au gaz, une au gazole), qui n'ont pas vocation à commercialiser leur production, mais à venir en soutien des gestionnaires de réseaux, en cas de défaillance des énergies renouvelables au cours des dix prochaines années. Les politiques écologiques ont parfois des conséquences surprenantes –sans parler des 2,4 milliards d'euros d'indemnités qu'il a fallu verser aux producteurs d'électricité contraints de fermer leurs centrales nucléaires.
Des éoliennes, des panneaux solaires… et des pylônes
Ce problème de distribution de l'électricité n'est pas propre à l'Allemagne. Dans les débats publics, on parle beaucoup des avantages et inconvénients de chaque source d'énergie, on évoque beaucoup moins cette question des réseaux de distribution. Le nucléaire pose les problèmes que tout le monde connaît, mais il présente un avantage certain: la possibilité de rassembler plusieurs réacteurs de forte puissance au sein d'une même centrale permet de concentrer la production dans quelques lieux.
Avec les énergies renouvelables, la production est beaucoup plus diffuse, ce qui présente certains avantages, mais complique énormément la tâche de ceux qui organisent les acheminements. Non seulement il va falloir faire accepter éoliennes et champs de panneaux solaires, mais il faudra aussi installer de nouveaux pylônes, ainsi que le rappellent nos confrères de The Economist, qui nous incitent à leur «faire un câlin», plutôt que d'enlacer les arbres (c'est sans doute ce que l'on appelle l'humour britannique).
L'arrêt du nucléaire outre-Rhin n'est pas une mince affaire, même s'il ne restait plus que trois réacteurs en activité. Leur puissance installée représentait tout de même 4.055 MW. Or, la puissance moyenne des éoliennes terrestres en fonctionnement l'an dernier était de 4,36 MW, celle des éoliennes en mer de 5,28 MW. Dans les deux cas, les puissances sont en hausse: des éoliennes en mer de 9 MW ont été installées l'an dernier et l'on parle pour cette année d'une puissance pouvant atteindre 15 MW. Mais on voit bien que pour remplacer un seul réacteur nucléaire, il faut beaucoup d'éoliennes!
Le charbon pour plusieurs années encore
Et les chiffres sont encore beaucoup plus élevés que celui auquel aboutirait le calcul simple effectué en comparant les puissances théoriques des différentes installations. Car il faut tenir compte du facteur de charge, qui établit la relation entre l'électricité effectivement produite par une installation au cours d'une période donnée et la quantité qui aurait été produite, si cette installation avait fonctionné pendant cette période au maximum de sa capacité. Les énergies renouvelables, on le sait, sont dépendantes des conditions météorologiques. Les chiffres enregistrés en Allemagne en 2022 révèlent un taux de charge d'environ 16% pour les énergies renouvelables intermittentes (éolien et photovoltaïque), contre plus de 92% pour le nucléaire.
La conclusion est claire: les Allemands vont devoir d'abord installer des centaines et des centaines d'éoliennes uniquement pour compenser l'arrêt des réacteurs nucléaires. Ensuite seulement, les nouvelles installations serviront à remplacer les centrales utilisant des énergies fossiles. Et enfin, seules les suivantes pourront servir à produire plus d'électricité pour permettre l'abandon des énergies fossiles dans le transport, le chauffage, etc.
Théoriquement, l'Allemagne doit arrêter de produire de l'électricité à partir du charbon à partir de 2038; le gouvernement d'Olaf Scholz a émis le souhait d'accélérer le processus et de le faire dès 2030 si possible. Il n'est pas sûr que la sortie du nucléaire le permette. Se priver d'une énergie potentiellement dangereuse pour se rendre dépendant d'une autre énergie incontestablement et inévitablement nocive n'est pas un très bon calcul.
Nouveau record mondial d'émissions de gaz à effet de serre
C'est d'autant plus dommage qu'au niveau mondial les choses avancent encore très lentement et qu'une action concertée autour d'un objectif prioritaire –l'abandon des énergies fossiles– serait souhaitable. Les chiffres 2022 publiés par le cercle de réflexion indépendant Ember sont encourageants, mais ils montrent aussi qu'on ne va pas assez vite.
Un point positif: l'énergie éolienne et l'énergie solaire, en progression rapide, auraient fourni selon leurs calculs 12% de l'électricité mondiale, contre seulement 10% en 2021. Un point négatif: du fait des turbulences sur le marché du gaz et des problèmes rencontrés par certains producteurs d'énergies «propres» (notamment en France avec l'arrêt de nombreux réacteurs nucléaires), la production d'électricité à partir de charbon a augmenté de 1,1%.
Au total, les émissions de gaz à effet de serre dues à la production d'électricité ont enregistré une nouvelle hausse, principalement à cause de la Chine et de l'Inde, suivies par le Mexique et l'Allemagne. Et elles ont enregistré un nouveau record.
Un espoir: dès 2023, les énergies renouvelables pourraient à elles seules permettre de répondre à la hausse de la demande d'électricité. Ainsi, les émissions records de 2022 pourraient avoir marqué un sommet. Cela dit, pour arriver à l'objectif de zéro émission nette en 2050 au niveau mondial toutes activités confondues, jugé indispensable pour atteindre les objectifs de l'Accord de Paris, il faudrait que la production d'électricité arrive à ce niveau dès 2040, ce qui supposerait, rappelle Ember, qu'elle soit déjà actuellement sur une pente de réduction de 7% par an de ses émissions. On n'y est pas.
Hâtons-nous lentement vers le zéro carbone...
Réunis le week-end dernier à Sapporo (Japon), les ministres du Climat, de l'Énergie et de l'Environnement du G7 se sont mis d'accord pour arrêter de construire des centrales au charbon, réduire le recours au gaz (même s'il est admis que la crise provoquée par la guerre en Ukraine a pu temporairement justifier des investissements dans ce secteur) et accélérer le développement des énergies renouvelables. Mais ils n'ont pas réussi à se mettre d'accord sur une date pour la sortie du charbon et les appels à ne plus construire de nouvelles centrales sont atténués par l'adjectif «unabated» («non diminué» en anglais), ce qui laisse penser que seraient toujours jugés acceptables les projets de centrales au charbon équipées de dispositifs de capture et de stockage du carbone.
Le combat continue et, au moins dans les pays développés, on ne voit pas comment il pourrait se faire sans le nucléaire. Une précision: le Japon, pays hôte de cette réunion du G7 climatique, a encore produit 71% de son électricité à partir d'énergies fossiles l'an dernier. En raison de travaux de maintenance, ses centrales nucléaires n'ont pu fournir que 5,4% du total. Mais, après un arrêt complet au lendemain de Fukushima, un tiers d'entre elles ont repris leur activité. Et, fin 2022, le gouvernement a décidé de prolonger leur durée de vie et d'en construire de nouvelles. Et pourtant, ce pays a quelques bonnes raisons de se méfier du nucléaire, sous toutes ses formes!
Ultime point d'actualité: le réacteur nucléaire de type EPR, construit par la France en Finlande a été déclaré pleinement opérationnel ce dimanche 16 avril. Il avait été mis en chantier en 2005… Même si les futurs équipements ne devaient pas rencontrer ces difficultés de mise au point, il est clair que, dans le cas de la France, il est hors de question de compter uniquement sur les futures centrales nucléaires pour réduire les émissions de gaz à effet de serre.
Les énergies renouvelables sont absolument nécessaires, car c'est tout de suite qu'il faut agir. Et c'est tout de suite également que doivent commencer les recherches sur la sobriété et les changements de style de vie, ainsi que nous y invite le G7 dans le paragraphe n°53 de son communiqué, qui en compte quatre-vingt-douze, comme s'il s'agissait d'un point marginal méritant tout juste d'être signalé en passant...