«Je veux vous parler de moi, de vous.
Je vois à l'intérieur des images, des couleurs,
Qui ne sont pas à moi, qui parfois me font peur;
Sensations qui peuvent me rendre fou.»
Face caméra, un homme chante avec conviction, et en entier, «La Bombe humaine», la chanson du groupe Téléphone. On entrevoit que chanter n'est pas son métier, on ne distingue pas bien l'endroit où il se trouve, entouré de gens qui semblent plus ou moins attentifs.
Mais chaque mot est énoncé avec une clarté et une intensité vécues, troublantes. À la fin, il est ovationné par tous ceux, plus nombreux qu'on n'aurait cru, qui l'ont écouté. Il s'appelle François. Il est un des patients à bord de L'Adamant, un des personnages de Sur L'Adamant, récompensé par l'Ours d'or du meilleur film lors de la Berlinale 2023.
Comment savons-nous qu'il est un patient? Ce sera l'une des questions qui circulent à bord de cette péniche amarrée au centre de Paris, hôpital de jour destiné aux personnes en difficulté psychique. Ce n'est ni un jeu (malgré parfois son côté ludique) ni une question abstraite.
Une aventure à la lisière
C'est un élément de cette aventure que propose à chaque spectateur et à chaque spectatrice le nouveau film de Nicolas Philibert. À bord de la péniche L'Adamant, cette aventure à multiples rebondissements se déroule sur plusieurs terrains à la fois.
Voilà plus d'un quart de siècle que Nicolas Philibert a tourné un autre film documentaire mémorable, La Moindre des choses, dans un autre lieu de soins psychiatriques, la clinique de La Borde, située à Cour-Cheverny, près de Blois (Loir-et-Cher). Très différent, ce film témoignait déjà de certains aspects d'une pratique de ladite psychothérapie institutionnelle, dont une des caractéristiques est l'absence de séparation affichée entre soignants et soignés.
Ce choix thérapeutique, qui fait partie d'une approche bien plus vaste, fondée sur le soin simultané des individus, du groupe et de l'institution où ils se trouvent, devient aussi un enjeu de cinéma au moment où une caméra s'y introduit.
Qu'est-ce qu'on voit? Qui on voit? Pourquoi le perçoit-on ainsi? Cette triple question ne cesse de tendre la relation aux séquences qui composent le film, aux côtés des usagers de ce lieu à fleur d'eau, en lisière de tant de définitions préconçues.
Un lieu de soins, à fleur d'eau, mais en plein dans la cité. | Les Films du Losange
Ah si, à François, il manque des dents. C'est ça qui fait de vous, ou de moi, un fou? Mais quid du jeune homme qui converse assis au soleil sur le pont de la péniche, de la danseuse qui fait des étirements, de cette dame noire qui parle de son fils qu'elle ne voit qu'une fois par mois, de la femme plus âgée qui coorganise la réunion hebdomadaire de planification de ce qui se produira à bord?
Il ne s'agit pas du tout de laisser croire que tout le monde se ressemble, qu'il n'y a pas de différences, pas de signes. C'est même le contraire. Mais quels signes exactement? Et qu'est-ce que chacun et chacune en fait?
«Chacun et chacune» désigne ici qui regarde le film, mais aussi qui participe à cette histoire, en y étant présent (patients, soignants) ou pas: décideurs de la médecine psychiatrique, responsables divers, passants de la ville, riverains.
La passerelle et la grille
Qu'est-ce qui relie L'Adamant au monde et qu'est-ce que l'en sépare? On voit les matérialisations de cette double question: une passerelle et une grille. Toute la journée, la grille est ouverte. Au risque d'un pauvre calembour, on dira que la grille de définitions des tâches et des statuts à bord est, elle aussi, ouverte.
Caméra en main, le cinéaste emprunte la passerelle qui y mène. Il circule à l'écoute des récits qui s'y partagent, des inventions, des débats, des pratiques. Il capte des gestes, des visages, des manières de s'exprimer, par les mots et par l'absence de mots.
Mais les échanges du matin autour d'une tasse de café, le choix de la programmation du ciné-club, la tenue collective de la comptabilité de la buvette, danser ou faire la cuisine ensemble fabriquent des situations qui déplacent tous les présents, aident celles et ceux qui en ont besoin à sortir de leurs verrouillages intimes. Tout ne se passe pas toujours bien, mais des lieux et des temps existent pour en prendre acte, travailler à faire changer –aussi les soignants.
En exergue de son film, le réalisateur a inscrit une citation du grand expérimentateur du soin psychiatrique hors des enfermements physiques et mentaux, Fernand Deligny: «N'oubliez pas les trous.»
Faire (par exemple faire un dessin), parler de ce qu'on a fait, ainsi parler de soi et de son histoire. Et dès lors, parler avec les autres: un processus où chaque étape compte. | Les Films du Losange
Le douzième long métrage documentaire de Nicolas Philibert est plein de trous. Il ne s'agit en aucun cas de totaliser l'expérience singulière de ce lieu lui-même parti prenante d'un réseau (L'Adamant dépend de l'hôpital Esquirol, qu'on appela si longtemps l'asile de Charenton).
Il s'agit de laisser affleurer l'infinie multiplicité des manières d'exister, de se comporter, d'interagir –entre les présents à bord de la péniche, avec la caméra qui n'essaie pas du tout de se faire oublier, et aussi avec «l'extérieur», qui n'est plus si lointain, si différent.
Éloge du trou
Les trous ne sont pas des faiblesses, mais un élément décisif de la justesse et de la puissance d'agir de ce film qu'on pourrait lui aussi dire adamantin, comme l'architecture de la péniche, dont les multiples et élégantes ouvertures sont des renforts décisifs à la solidité du projet de soin.
Il y aura des moments d'immense beauté, des moments très drôles, ou poignants, ou franchement étranges. Il y aura des surprises et d'inattendues douceurs.
Les infinis entrelacs de l'individuel et du collectif, de la présence des corps et du mystère des personnes. | Les Films du Losange
Au fil des rencontres qu'organise le montage du film –on comprend aisément qu'il s'agit seulement d'un considérable glanage de moments expérimentés lors du tournage– se déploie cet incessant questionnement.
Il porte à la fois sur les façons dont sont vécues et accompagnées ces situations nées de souffrances bien réelles, qu'il ne s'agit jamais d'oublier ni de masquer, et sur le regard que chacun(e) porte sur ces corps, ces visages, ces manières d'exister.
Mais du même mouvement, cette bienveillance et cette disponibilité à celles et ceux qui viennent –un peu ou beaucoup– à bord de L'Adamant prennent en charge le lieu lui-même, et l'institution dont il est une émanation. Tout comme le film ne cesse de déplacer les manières de regarder ces hommes et ces femmes, il déplace l'angle d'approche d'une institution psychiatrique.
Le courage de regarder en face
Le monde de l'hôpital va mal, et en son sein, celui de la psychiatrie fait partie des secteurs les plus abimés. On ne manque ni de films, ni de textes qui en témoignent –et il importe que ceux-ci existent. Le parti pris de Nicolas Philibert, qui n'ignore rien de ces difficultés catastrophiques –qu'il évoque dans des cartons au début et à la fin du film– est de montrer autre chose, autrement.
Contrairement aux apparences, ou du moins aux habitudes, il y a plus de radicalité et de force mobilisatrice à montrer que cela pourrait fonctionner, qu'il y a des endroits où un ensemble de pratiques nées de choix thérapeutiques, de conceptions des rapports humains et d'une foule de petites décisions souvent improvisées permettent une prise en charge digne des souffrances psychiques. Témoigner que cela a lieu, ici et maintenant.
Un des choix de mise en scène les plus émouvants de Sur L'Adamant est la manière dont, à de nombreuses reprises, Nicolas Philibert opte pour un filmage frontal de personnes dont certaines sont clairement en mauvais état physique, d'autres pas du tout.
Face à chacune, à chacun, regardé(e) et écouté(e) pour qui il ou elle est. | Les Films du Losange
Ce choix, qui est une forme d'écoute et d'attention entièrement centrées sur celle ou celui qu'on filme, rend possible chez qui regarde ces images une disponibilité attentive, un dépassement des réticences et des catalogages dont chacun est porteur.
C'est aussi ce que fait ce choix de regarder la réussite de la péniche de manière frontale, sans se sentir obligé d'y ajouter des biais convenus autour de ce qui, partout dans le monde et dans celui du soin psy en particulier, va mal, et de mal en pis.
Ce serait un total contresens de croire complaisante cette façon de choisir la mise en lumière de ce qui fonctionne, de ce qui pourrait fonctionner ailleurs aussi. À l'échelle de l'ensemble de ce dispositif particulier qu'est le Centre de jour flottant, amarré au quai de la Rapée (entre les gares d'Austerlitz et de Lyon, dans le XIIe arrondissement de Paris), comme à l'échelle de chacune et de chacun de qui y monte à bord, le courage de regarder en face fait éclore à la fois la richesse nuancée de ce qui est et la nécessaire critique de tout ce qui est aussi.
Les critiques cinéma de Jean-Michel Frodon sont à retrouver dans l'émission «Affinités culturelles» de Tewfik Hakem, le dimanche de 15h à 16h sur France Culture.