Il y a quatre ans, en 2019, son parti, le Mouvement agriculteur-citoyen (BBB), n'existait pas. Il y a deux ans, en 2021, tout juste élue députée, elle arrivait au Parlement juchée sur un tracteur. Il y a un mois environ, lors des élections régionales du 15 mars, sa formation politique est devenue la première des Pays-Bas –en tête dans la totalité des provinces. Aujourd'hui, Caroline van der Plas est encore incrédule devant son succès. Arborant un collier sur lequel pend une figurine de vache, la cheffe du jeune BBB analyse cette victoire comme le cri de colère des «gens qui vivent en dehors des villes».
Cette ancienne journaliste se veut la porte-voix des agriculteurs néerlandais, puissants dans un pays qui a fait le choix de l'élevage intensif et qui reste le premier exportateur de viande en Europe. Sa campagne pour les campagnes, Caroline van der Plas l'a menée contre l'écologie jugée punitive.
Sa cible: le plan gouvernemental antiazote, qui oblige les exploitations agricoles à réduire leurs cheptels pour diminuer leurs rejets polluants et leurs émissions de gaz à effet de serre. Une mesure poussée par l'enjeu écolo, la Commission européenne et mise en place par la justice administrative néerlandaise. Mais le Mouvement agriculteur-citoyen y voit surtout le mépris des élites envers les travailleurs agraires.
Plutôt que le grand soir, la défense de la ruralité
L'essor de ce parti, qui passe de 0 à au moins 15 sièges (sur un total de 75) au Sénat, entraîne un reflux des formations politiques historiques: les quatre partis du gouvernement du Premier ministre libéral Mark Rutte perdent environ un quart de leurs sièges (autour de 23 au lieu de 32). La bonne marche de l'exécutif est ainsi bloquée jusqu'aux prochaines élections législatives, prévues pour 2025.
Le BBB (qui a choisi, parmi ses symboles, un drapeau des Pays-Bas à l'envers) est en train de renverser la hiérarchie politique. Mais n'essayez pas de chercher ses positions sur la guerre en Ukraine ou sur l'insécurité. Son programme se limite à une obsession: lutter contre les lois de protection de l'environnement, jugées trop sévères à l'égard des paysans.
D'autres mouvements thématiques progressent dans les urnes, dans divers pays du globe. Toujours aux Pays-Bas, le Parti pour les animaux a rassemblé près de 5%. En République tchèque, depuis 2021, le ministre des Affaires étrangères, Jan Lipavský, est issu du Parti pirate (protransparence, luttant pour les droits civils et numériques), qui fait partie de la coalition au pouvoir. Assiste-t-on à l'émergence d'une offre politique à la carte?
«Les manières de s'engager ont changé, confirme le politiste Rémi Lefebvre. On milite davantage pour des causes sectorielles (manifestations pour le climat, antiracisme…), et moins dans des grands partis généralistes et universalistes.» La faillite des grands récits collectifs –libéralisme, démocratie chrétienne, communisme, etc.– pousse à se recentrer vers des objectifs plus modestes. C'est l'idée de l'expression «un tiens vaut mieux que deux tu l'auras». Plutôt que le grand soir, la réduction de la souffrance animale. Ou la défense de la ruralité. Plus concret, moins hypothétique.
Le terreau français, peu propice aux partis-champignons
Vu de France, ces formations aux noms baroques, aux programmes étroits et à l'émergence rapide peuvent sembler exotiques. Pourtant, notre vie politique en a compté quelques-unes. Dans les années 1950, Pierre Poujade, libraire-papetier dans le Lot, se voulait le héraut des artisans-commerçants. Il a obtenu cinquante-deux sièges de députés en 1956, avant de disparaître avec la IVe République.
Plus récemment, à la fin des années 1990 et au début des années 2000, le parti Chasse, pêche, nature et traditions a frôlé les 5% à la présidentielle (4,23 % en 2002) et envoyé à Strasbourg une poignée de députés européens (six élus lors des européennes de 1999). Mais le terreau politique français n'est guère propice au développement de ces partis-champignons à la croissance aussi rapide que leur existence est éphémère. La Ve République, avec son scrutin majoritaire, favorise les grands partis installés –ou du moins les mouvements généralistes, qui peuvent ratisser assez large pour accéder au second tour.
«D'ailleurs, les chasseurs se sont ensuite fait absorber par l'UMP, observe Frédéric Sawicki, chercheur spécialiste des partis politiques. En revanche, dans les pays qui utilisent la proportionnelle, il est beaucoup plus aisé d'obtenir quelques sièges et de peser sur l'exécutif.» En Israël, en 2006, on verra même un parti des retraités intégrer la coalition gouvernementale (5,9% des voix lors des législatives).
Qu'est-ce qui générera encore du collectif?
Les partis catégoriels sont-ils l'avenir de la politique, en l'absence de grands desseins collectifs? Ils flattent en tout cas deux traits de l'époque: le narcissisme et le consumérisme.
Dotées d'un programme restreint, très spécialisé, ces formations s'adressent d'abord à une clientèle, à une communauté, plutôt qu'à un corps électoral. Elles s'adressent au «je» plutôt qu'au «nous». Les partis de niche nous prennent par les sentiments. Ils sont façonnés au plus près de nos colères ou de nos émotions, comme les publicités ciblées qui connaissent un peu trop bien nos goûts.
Si la tendance s'approfondit, il existera un parti pour les jeunes, un autre pour les vieux, pour les agriculteurs, pour les amis des animaux, pour les chasseurs, pour les amateurs de Pilates, et ainsi de suite… Mais alors comment offrir une vision d'ensemble? Qu'est-ce qui générera encore du collectif?
Cette profusion d'offres politiques abreuve aussi notre soif de consommation: tout, tout de suite, selon mes envies changeantes. Un zapping continu, au gré de l'humeur. En sciences politiques, cela porte un nom: la volatilité électorale. Soit notre faculté à modifier nos choix électoraux d'un scrutin à l'autre. Or, «l'électorat néerlandais est très volatil, note le sociologue Benjamin Leruth dans Libération. Environ un tiers des électeurs changent de parti pour chaque nouvelle élection». Autrement dit, le Mouvement agriculteur citoyen pourrait dégonfler aussi vite qu'il a percé.
En somme, les nouveaux partis sont à la vie politique ce que le catalogue Netflix est à l'ORTF. Des propositions vite apparues, vite consommées, vite disparues.