Santé / Monde

Quel avenir pour la pilule abortive aux États-Unis?

Temps de lecture : 5 min

En dépit du jugement sans précédent rendu le 8 avril, il est peu probable qu'elle quitte les étals américains.

Aucune submersion du système médical n'est survenue au cours des vingt-trois années qui ont suivi l'homologation de la mifépristone. | Towfiqu barbhuiya via Unsplash
Aucune submersion du système médical n'est survenue au cours des vingt-trois années qui ont suivi l'homologation de la mifépristone. | Towfiqu barbhuiya via Unsplash

En allant dans le sens de la très conservatrice Alliance for Hippocratic Medicine, le juge Matthew Kacsmaryk a provoqué un séisme aux États-Unis. L'homologation de la mifépristone par la Food and Drug Administration (FDA) est suspendue. Pour autant, il demeure peu probable que ce composant utilisé comme abortif disparaisse du pays tant la décision rendue par le juge de la cour de district du comté d'Amarillo (Texas) paraît indéfendable.

Un intérêt à agir inventé de toutes pièces

En ayant avec elle un médecin exerçant à Amarillo, l'Alliance for Hippocratic Medicine a eu la possibilité de déposer sa plainte auprès de la cour de district où exerce le juge Kacsmaryk. Derrière cette pratique que l'on nomme «judge picking», la certitude pour l'association et les autres plaignants d'y trouver une oreille attentive, sinon la quasi-certitude d'obtenir un jugement favorable au vu du pedigree de cet homme de 46 ans, opposant affirmé à l'avortement et membre de la Federalist Society, un puissant lobby œuvrant en faveur du conservatisme judiciaire.

En donnant raison à l'association, le juge Kacsmaryk s'est livré à une vision pour le moins originale de son intérêt à agir. «En l'espèce, les membres des associations ont un intérêt à agir parce qu'ils allèguent que les effets indésirables des médicaments chimiques utilisés pour l'avortement peuvent submerger le système médical et exercer une “pression et un stress énormes” sur les médecins en cas d'urgence et de complications», affirme le juge. Pourtant, un préjudice hypothétique ne saurait constituer un intérêt à agir, même pour une association.

Adam Unikowsky, avocat et ancien clerc judiciaire du très conservateur juge Antonin Scalia, indique que «pour établir leur intérêt à agir, les médecins membres doivent démontrer qu'ils sont personnellement confrontés à un risque imminent de préjudice concret et particulier». Or, comme le rappelle Adam Unikowsky, aucune submersion du système médical n'est survenue au cours des vingt-trois années qui ont suivi l'homologation de la mifépristone.

Pire encore, quelques paragraphes plus loin, le juge retient un préjudice lié à l'absence de consentement éclairé en citant une «étude» qui n'est autre qu'une recension de publications de blogs réalisée par un site anti-choix. Une succession de singularités qui ne s'arrête pas seulement à l'intérêt à agir des plaignants: le juge a également une interprétation très personnelle de la temporalité.

Six ans, c'est long

Dans les colonnes de Slate.com, Mark Joseph Stern relève un point crucial: les actions des agences fédérales –telles que la FDA– ne peuvent faire l'objet d'une action en justice que durant six ans. Un détail qui n'a pas non plus échappé à Adam Unikowsky, qui souligne que l'Alliance for Hippocratic Medicine aurait dû déposer sa plainte avant mars 2022. Or, elle l'a déposée en novembre de cette même année.

L'interprétation du juge Kacsmaryk est sensiblement différente: selon lui, l'homologation de la mifépristone, datant de septembre 2000, a été «rouverte» en 2016 et en 2021. Faux, selon Unikowsky, dont l'argumentation fait écho à ce que disait la cour d'appel des États-Unis pour la cinquième circonscription en 2021: «Si l'agence a simplement réaffirmé sa décision sans vraiment la rouvrir et la reconsidérer, l'action initiale de l'agence est la seule action finale de l'agence à réexaminer –le délai de prescription court donc à partir de la première décision de l'agence.» Il s'agit précisément de la cour qui devra examiner un recours formulé par l'administration Biden.

Le juge Kacsmaryk pourrait ne pas avoir le pouvoir d'enjoindre à la FDA de suspendre ou de retirer une homologation.

Outre ces raisonnements pour le moins baroques, le juge Kacsmaryk a entrepris de réhabiliter une loi fédérale vieille de près de 150 ans: le Comstock Act. Avec son nom venant du très puritain inspecteur postal Anthony Comstock, cette loi interdit l'envoi postal de littérature «obscène», de contraceptifs et de tout «instrument, substance, drogue, médicament ou chose» susceptible d'être utilisé pour réaliser un avortement. Pourquoi et comment un juge peut-il retenir la violation d'une loi pénale dans un procès civil malgré l'objection du gouvernement fédéral est une question qui demeure sans réponse.

Enfin, la conclusion du juge Kacsmaryk se heurte à un ultime écueil: il pourrait ne pas avoir le pouvoir d'enjoindre à la FDA de suspendre ou de retirer une homologation.

La FDA, détentrice d'un large pouvoir discrétionnaire

Pour bien comprendre comment fonctionne l'homologation d'un médicament, il faut rappeler qu'en 1938, le Congrès des États-Unis a voté le Food, Drug and Cosmetic Act. La FDA applique les dispositions de cette loi lorsqu'elle accorde une homologation à un médicament. Cependant, l'agence dispose d'un large pouvoir discrétionnaire dans l'application desdites dispositions.

Dans un entretien accordé à Ms. Magazine, le professeur de droit David Cohen file la métaphore policière: l'ouverture d'un processus d'homologation ou de retrait est laissée à l'approbation de la FDA de la même manière qu'un officier de police peut nous verbaliser pour avoir roulé à 60 au lieu de 50, ou au contraire faire preuve d'une certaine clémence. En conséquence, le juge Kacsmaryk pourrait ordonner à la FDA d'entamer le processus de retrait d'homologation de la mifépristone, mais guère plus: la décision finale appartiendrait tout de même à la FDA.

Ce large pouvoir discrétionnaire dont dispose l'agence fédérale a par ailleurs été affirmé par la Cour suprême en 1985 dans l'arrêt Heckler v. Chaney. L'arène politique américaine l'a bien compris et de nombreuses voix discordantes –y compris au sein du Parti républicain– rappellent que la FDA aura le dernier mot sur le sort de la mifépristone.

Néanmoins, compte tenu de l'appel interjeté par le gouvernement fédéral et de la décision contradictoire rendue par une cour de district fédérale dans l'État de Washington, l'affaire pourrait rapidement se retrouver entre les mains de la Cour suprême.

Une Cour hostile aux injonctions nationales

Qu'attendre de la Cour qui, le 24 juin 2022, a décidé de renverser la jurisprudence Roe v. Wade en affirmant que la Constitution ne confère pas de droit à l'avortement?

Tout d'abord, rappelons que l'affaire dont il est question ici n'est pas de nature constitutionnelle mais administrative. En outre, le choix du juge Kacsmaryk d'avoir prononcé une injonction nationale et les lacunes argumentatives patentes qui l'accompagnent ne laissent pas entrevoir une issue favorable devant la plus haute juridiction fédérale. «L'émission routinière d'injonctions universelles est manifestement inefficace, semant le chaos pour les justiciables, le gouvernement, les tribunaux et tous ceux qui sont affectés par ces décisions contradictoires», écrivait le juge Neil Gorsuch (rejoint par le juge Clarence Thomas) en janvier 2020.

En conclusion: si le juge Matthew Kacsmaryk a réussi à provoquer une onde de choc qui est allée bien au-delà de son district, rien ne laisse penser qu'il réussira à faire disparaître la pilule abortive des étals. En revanche, sa décision de justice sans précédent et ouvertement «pro-life» –au point d'affirmer le caractère eugéniste de l'avortement– restera sans nul doute comme un moment marquant de la vie judiciaire américaine.

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