En forme de concours de zizis, c'est qui qu'a tué le plus? Publié samedi 8 avril (puis supprimé ensuite), un tweet malheureux [le premier dans la capture d'écran ci-dessous] n'apprend rien, mais autorise à peu près tous les commentaires inutiles.
Tweets publiés par Olivier Babeau, économiste, essayiste et président-fondateur du laboratoire d'idées Institut Sapiens, le samedi 8 avril 2023. | Capture d'écran Twitter @OlivierBabeau
Rien de plus facile que de le disqualifier. Il suffira d'objecter que le nazisme a duré moins longtemps que le communisme. Ou bien, vieux refrain, qu'il est difficile d'agglutiner des régimes aussi différents que ceux de Cuba, de l'URSS ou de la Chine. Les chiffres, des dizaines de millions de morts, sont sujets à caution: faut-il comptabiliser les morts dus aux guerres, aux famines? S'en tenir aux simples exécutions et déportations?
Et ces millions de morts, d'où viennent-ils d'ailleurs? Du Livre noir du communisme: Crimes, terreur, répression, succès de librairie en France et à l'étranger, livre dérangeant qu'il est aisé de discréditer en s'en tenant à quelques lignes d'une préface de Stéphane Courtois, dont les coauteurs se sont désolidarisés: une aubaine pour qui ne l'a pas lu et ne veut pas regarder le communisme en face. Une façon aussi de ne pas lire les coauteurs, dont les textes sont pourtant dûment référencés et, disons-le, effrayants. C'est aussi passer à côté du bouillonnement suscité par la brève période d'ouverture des archives soviétiques.
Sécu: 1 / goulag: 0
En France, tout est bon pour ne pas regarder l'histoire du communisme en face. Il suffit de parler de la Sécurité sociale, des Francs-tireurs et partisans (FTP) et de la bataille de Stalingrad, pour dérouler un joli livre d'images où la réalité historique compte bien moins que la vision rassurante d'un bilan «globalement positif» (Georges Marchais, en mai 1979). Parce que le Parti communiste français (PCF) a presque toujours joué les règles du jeu républicain, nous en avons une vision adoucie, neutralisée, fausse.
Nous oublions un peu trop facilement que le PCF a été dirigé depuis Moscou par Eugen Fried, qu'il a avalé sans sourciller l'infâme Pacte germano-soviétique, qu'il a combattu, par le biais des Lettres françaises, le témoignage de Viktor Kravchenko, et continué d'avaler des couleuvres en forme de boas constrictors, à Berlin, à Budapest, à Prague, à Gdansk, à Kaboul. Embarquant dans son sillage, une large part de la gauche intellectuelle qui soutenait Cuba, glorifiait la Révolution culturelle chinoise et saluait l'arrivée des Khmers rouges au Cambodge –j'en oublie.
Et je ne suis pas le seul à oublier. Tous, nous oublions la réalité du communisme, au fur et à mesure que les visages des victimes s'estompent. Il nous en reste bien trop souvent une image plutôt vintage, avec un peu de pauvreté, de neige et de kitsch, façon Good bye Lenin!
Cette image est fausse et nous le savons. Malheureusement, elle nous empêche de regarder, de lire, de savoir, de comprendre.
Du réel, faisons table rase
Car rien n'empêche de saluer la mémoire des résistants communistes ou le travail d'Ambroise Croizat, tout en déplorant les atrocités perpétrées d'un pays communiste à l'autre par les polices politiques qui ont torturé, déporté et tué sans relâche. On peut se réjouir que le PCF (ou le PCI en Italie) ait accepté les règles du suffrage universel sans ignorer que celles-ci étaient systématiquement violées dans les pays où les communistes prirent le pouvoir. On pourrait multiplier les exemples. Non seulement, le «gentil» PCF n'excuse pas le «méchant» PCUS. Mais il l'illustre, l'explique, aide à comprendre comment, par sa propagande et son rayonnement culturel, un régime dictatorial trouve des relais dans et en-dehors de ses frontières et y prend appui pour continuer à exister.
Notre cécité met aussi en lumière le décalage persistant avec les pays de l'ex-Europe de l'Est, pour qui le communisme n'a rien à voir avec un concert de salsa à la Fête de l'Huma, mais tout avec la répression, la privation de libertés, les disparitions, la surveillance, les morts, la peur du voisin russe… Cette mémoire, qu'elle nous gêne ou nous indiffère, nous ne la partageons pas. Or, elle est très prégnante dans l'imaginaire de nos voisins et il suffit de regarder quelques films polonais, hongrois, tchèques ou allemands pour s'en rendre compte: l'officier du KGB y est aussi cruel que le militaire de la Waffen-SS. Pourquoi cela nous indiffère-t-il à ce point?
Oubli et pardon
La distance sans doute. On peut lire les témoignages de David Rousset, de Jacques Rossi… mais les victimes françaises du goulag sont rares. Pas assez nombreuses, trop éloignées, elles facilitent une amnésie durable. Le débat n'est pas nouveau. En 1982, cette étrange indifférence était interrogée dans Le Monde, où l'historien et journaliste Jean Rabaut recensait méticuleusement tous les lanceurs d'alerte du goulag, régulièrement oubliés. Et pointait ce refus de voir, que symbolise la réponse de Jean-Paul Sartre à Albert Camus, qui reprochait «aux ouvriers français leur indifférence à l'égard des camps soviétiques»: «Ils sont déjà assez emmerdés sans s'occuper de ce qui se passe en Sibérie.» Ajoutez à cela un bon vieux fonds d'antiaméricanisme tricolore, quelques bricolages politiques et tout est en place pour clore le sujet.
Et puis, il y a l'idée et l'idéal, qui emportent tout. Dans Le Passé d'une illusion, François Furet avait pointé ce paradoxe: la réalité ne pèse rien face à une idée parfaite et notre passion française de l'égalité crée un terreau particulièrement favorable à cette minimisation des échecs et des crimes communistes.
Selon la formule de l'historien Alain Besançon, notre «hypermnésie du nazisme» va de pair avec «l'amnésie du communisme». Il pourrait s'agir d'une simple querelle d'historiens, qui se règlerait dans les amphis et les ouvrages savants. On y discuterait les thèses de Stéphane Courtois, pour les reprendre ou les disqualifier, on pointerait les spécificités du nazisme et celles du communisme, les proximités et les différences. Mais non. Il faut pourtant que cela soit, persiste à être, un sujet d'affrontements, comme si cette question du caractère criminel des régimes communistes était un crash-test dont la gauche française ne parvenait jamais à sortir victorieuse. Comme si l'admettre revenait à renoncer à un idéal de justice et d'équité.
Après 1989, d'hexagonal, le sujet s'est déplacé dans les frontières de l'Union européenne. Car, malheureusement, notre incapacité à regarder le communisme en face nuit aussi à la cohésion avec nos partenaires. Du condescendant «plombier polonais» au méprisant «t'en connais un de Lituanien?», jusqu'à notre aveuglement face à la nature du régime de Vladimir Poutine, le malentendu persiste.
La criminalisation de l'association russe Memorial, fin décembre 2021, a suscité bien peu de protestations et il ne s'en faudrait pas de beaucoup que nous reprochions aux anciennes colonies de l'URSS –oui, on devrait parler de colonies– d'avoir adhéré à l'OTAN pour éviter de redevenir des vassaux de Moscou! En avril 2005, l'écrivain Jorge Semprun avait plaidé pour ce «partage des cultures mémorielles». A-t-il été entendu?
Affligeant retard mémoriel
Comme nous n'avons pas vécu dans notre chair le communisme, son cortège de souffrances a quelque chose d'irréel; d'autant plus qu'il est quasiment absent de notre environnement culturel (ah! la légèreté avec laquelle on parle de révolution culturelle au moindre changement…) et très peu présent dans notre apprentissage scolaire. Si l'on s'en tenait aux chiffres, le Grand Bond en avant de la Chine communiste entre 1958 et 1960 devrait occuper trois ou quatre chapitres des livres d'histoire au lycée… C'est à peine s'il mérite un ou deux paragraphes.
Le tweet d'Olivier Babeau ne vaut pas tripette. Mais il met en évidence notre affligeant retard mémoriel. Pour s'en convaincre, il suffit de poser quelques questions:
- Qui est Félix Dzerjinski?
- Pouvez-vous citer un camp de concentration soviétique?
- Comment se nomme le goulag chinois?
- Citez plus d'un communiste polonais, hongrois, est-allemand ou khmer rouge, etc.
- Quid du complot des blouses blanches?
- Etc.
Il n'y a là rien d'extraordinaire mais, sans Wikipédia, personne ou presque ne saurait y répondre. Rassurons-nous cependant: l'ignorance n'empêchera jamais personne d'avoir un avis péremptoire car, dans notre imaginaire, le goulag restera toujours moins important que l'idéal communiste.
Cette «cécité morale» (expression du politologue Zbigniew Brzeziński) est durablement incrustée dans notre vision franco-française qui ignore les victimes d'hier pour mieux saluer les lendemains qui chantent. Comme si, au fond de la Kolyma (région de l'Extrême-Orient russe), il s'était trouvé des zeks pour se féliciter qu'il y ait la Sécu en France, avant de mourir de froid ou d'épuisement.