Déclarer en une du Journal du dimanche du 2 avril, qu'il ne céderait pas «au terrorisme intellectuel de l'extrême gauche», c'est, pour Gérald Darmanin, lancer une polémique aussi ancienne que la notion même de «terrorisme»: qui sont les terroristes? La réplique indignée de La France insoumise (LFI), expressément visée, a réactivé une tactique défensive tout aussi classique: «Les terroristes sont à l'extrême droite.» En somme, les complices du terrorisme, ce sont les autres.
Ces polémiques sont fréquentes car dans l'arène politique, le «terrorisme» n'est pas d'abord un concept, c'est une invective destinée à discréditer l'adversaire. Depuis le XVIIIe siècle, dans les courants contre-révolutionnaires, le terroriste, c'est en effet l'ennemi politique par excellence, en l'espèce Robespierre. Dans le combat partisan, «terroriste» est tout simplement le nom de l'adversaire. Le nommer comme tel c'est le renvoyer aux extrêmes en lui attribuant soit la violence politique soit une complaisance envers elle.
Mais si la polémique de ces derniers jours a un air de déjà-vu, elle souligne la place que la violence physique prend dans la vie publique en France et en Europe.
Le parfait anathème croisé des polémiques sur le terrorisme
Cette controverse exploite les caractéristiques intrinsèques de la notion de terrorisme. Celle-ci est une notion impure, ou composite, au sens où elle est descriptive en apparence et prescriptive en réalité. Car qualifier un mouvement de «terroriste», c'est bien plus que l'analyser; c'est, ipso facto, le condamner et le rabaisser au rang des courants qui utilisent, cautionnent ou excusent la violence politique.
Autre faille de la notion, depuis sa naissance durant la Révolution française et son utilisation par la contre-révolution européenne, le terrorisme prolifère en raison du relativisme qui le structure: le terrorisme, c'est toujours la violence de l'adversaire, selon la maxime trop connue selon laquelle «le terroriste de l'un est le résistant de l'autre». En somme, chacun est libre d'accuser n'importe qui d'être un terroriste, car ce serait une notion très relative. Ainsi, les bons esprits relativistes rappellent souvent que tous les terroristes du monde se nomment eux-mêmes «soldats», «martyrs» ou «héros». Jamais terroristes.
En accusant LFI de «terrorisme intellectuel», Gérald Darmanin a habilement exploité ces prétendus flous de la notion. Et LFI, dans sa réponse, a mis en œuvre les tactiques ordinaires des accusés en terrorisme: premièrement, récuser les accusations de radicalité –«Je ne suis pas d'extrême gauche. Je suis de gauche, ça me paraît assez évident», a affirmé Jean-Luc Mélenchon sur France 3 le 2 avril–, et, deuxièmement, retourner l'accusation en attirant l'attention du ministre sur le «terrorisme d'extrême droite».
Pour Gérald Darmanin, LFI ne condamnera jamais assez les violences (réelles) lors des formations de black blocs et se rendra complice du terrorisme (intellectuel) en dénonçant les violences policières. Réciproquement, pour LFI, le ministre serait l'allié objectif des terroristes d'extrême droite (très actifs), car il se concentrerait uniquement sur une vaine polémique et des mouvements d'ultragauche. Le parfait anathème croisé des polémiques sur le terrorisme. Du moins quand le terme est utilisé de façon sauvage et à des fins tactiques.
Confrontation directe versus action indirecte
Cette controverse doit-elle être passée par pertes et profits, puis rapidement oubliée? Sûrement pas, car elle repose la question de la violence politique. De la violence en politique. Deux décennies d'attentats djihadistes partout en Europe, les attentats récurrents de mouvements armés d'extrême droite et les actions contre les forces de l'ordre perpétrées par les activistes des black blocs doivent alerter le citoyen, le militant politique et l'électeur: la violence politique n'est pas seulement utilisée dans les relations internationales, en Ukraine, en Syrie ou en Libye. Elle est également présente parmi nous et devient graduellement un moyen banal, à défaut d'être acceptable, de promouvoir une position politique.
Partons du particulier pour nous élever au général.
Les violences perpétrées lors d'un black bloc sont-elles assimilables à un attentat terroriste? D'évidence non, car elles ciblent directement les forces de l'ordre et les représentants de l'État. Ces violences –sans conteste inacceptables et illégales– cherchent la confrontation directe, alors que le terrorisme est une action indirecte.
Les terroristes tuent, mutilent et blessent des passants, des non-combattants et des civils pour faire pression, par leur intermédiaire, sur un gouvernement, un État ou une société; un participant à un black bloc vise l'émeute et l'insurrection, mais pas l'attentat aveugle qui instaure un climat de terreur dans toute la société. La violence de l'émeute séditieuse n'est pas moins critiquable que celle des attentats djihadistes, mais elle n'est pas de même nature.
De façon générale, tout terrorisme est une violence politique. Mais la réciproque n'est pas vraie: toute violence politique n'est pas terroriste.
Autre question sous-jacente: le parti LFI est-il assimilable aux soutiens politiques des terroristes d'Action directe en France, des Brigades rouges en Italie et de la Fraction armée rouge en Allemagne? Là encore, la confusion entre métaphore polémique et réalité politique doit être dissipée: parler de «terrorisme intellectuel», c'est vilipender une attitude partisane agressive car fermée aux discours de l'adversaire. C'est critiquer une tendance à éviter tout compromis.
Mais le terrorisme d'extrême gauche est bien différent: ce n'est pas une attitude politique ou un régime de discours, c'est un ensemble de tactiques d'enlèvements et de meurtres de responsables politiques. L'amalgame est sans doute efficace, mais gratuit.
Peut-on parler de bon et de mauvais attentat?
Enfin, ultime question, assiste-t-on, du point de vue de LFI, à la mise en place d'un terrorisme d'État dans les violences policières? Quand l'usage de la force par les détenteurs de la violence légale est disproportionné, il est critiquable et condamnable en vertu même des lois. L'attentat terroriste est, lui, un régime de violence sans cadre normatif: il n'y a pas de bon et de mauvais attentat comme il y a un bon et un mauvais maintien de l'ordre. On voit que l'amalgame est lui aussi très répandu.
De façon générale, tout terrorisme est une violence politique. Mais la réciproque n'est pas vraie: toute violence politique n'est pas terroriste. Le terrorisme n'est pas une question de quantité de violence, mais de nature de la violence. De même, le terrorisme n'est ni de droite ni de gauche, ni intrinsèquement religieux ni politique par essence. Il constitue une tactique d'oppression d'un corps social par l'utilisation d'une violence physique sans frein contre des membres de ce corps frappés de façon aléatoire.
Que les polémiques allumées pour des besoins tactiques ne nous fassent pas oublier l'essentiel: la violence politique est de retour, et elle a des formes multiples.