Société

Le «terrorisme intellectuel» doit-il lui aussi être condamné?

Temps de lecture : 6 min

Le ministre de l'Intérieur Gérald Darmanin a provoqué un tollé en citant ce concept.

Une manifestation contre le projet de loi «sécurité globale» et pour la liberté des citoyens, le 21 novembre 2020 à Lorient (Morbihan). | Maud Dupuy / Hans Lucas / AFP
Une manifestation contre le projet de loi «sécurité globale» et pour la liberté des citoyens, le 21 novembre 2020 à Lorient (Morbihan). | Maud Dupuy / Hans Lucas / AFP

Rififi sémantique au sein du gouvernement. Dans un entretien publié dans le JDD du dimanche 2 avril, le ministre de l'Intérieur Gérald Darmanin a qualifié le comportement de l'extrême gauche de «terrorisme intellectuel»: «Je refuse de céder au terrorisme intellectuel de l'extrême gauche qui consiste à renverser les valeurs: les casseurs deviendraient les agressés et les policiers les agresseurs.»

Dans une interview donnée à Libération quarante-huit heures plus tard, Clément Beaune, son collègue ministre des Transports, a quant à lui tempéré: «Je fais toujours très attention à ne pas utiliser des mots hors de leur contexte. C'est la discipline à laquelle je m'astreins.»

Clément Beaune n'est pas le seul à s'être raidi devant l'expression choisie par Gérald Darmanin. Dans un mouvement de défense bien naturel, toute «l'extrême gauche» visée en a fait autant. Notamment David Guiraud, député du Nord, qui a reproché au ministre de l'Intérieur de «vider les mots de leur sens» et lui a rappelé un «terrorisme concret»: celui de l'extrême droite.

Au-delà du bras de fer autour de la réforme des retraites, des mégabassines et autres flagrants désaccords entre le gouvernement et ses opposants, se joue un débat rhétorique qui forme la substantifique moelle du débat politique. Le mot «terrorisme» lancé comme un pavé dans une vitrine semble alimenter une houle sociétale dont le pays peine à s'extirper. Et il recèle une violence qui conduit immanquablement aux débats, à l'indignation et aux accusations d'extrémisme langagier.

Le «terrorisme intellectuel» n'est pas le terrorisme

Premier réflexe lorsqu'on veut entamer une réflexion sur le moindre concept: le définir de façon «brute», c'est-à-dire demander au dictionnaire ce qu'il désigne à la base. Mais d'abord un petit historique: le mot est apparu à l'écrit pour la première fois en 1794, en référence à la Terreur (1793-1794) et à Robespierre, qui la fit régner. Voici d'ailleurs les contours que Robespierre lui donnait: «Si le ressort du gouvernement populaire dans la paix est la vertu, le ressort du gouvernement populaire en révolution est à la fois la vertu et la terreur: la vertu, sans laquelle la terreur est funeste; la terreur, sans laquelle la vertu est impuissante. La terreur n'est autre chose que la justice prompte, sévère, inflexible; elle est donc une émanation de la vertu.»

Programme assez radical dont les traductions concrètes firent rouler un bon nombre de têtes dans la sciure, y compris, comble de l'ironie, la sienne. Dans son acception moderne, le terrorisme se définit, selon le Grand Robert, de la manière suivante: «Emploi systématique de la violence pour atteindre un but politique (prise, conservation, exercice du pouvoir, etc.) ou idéologique» d'une part, mais aussi «ensemble des actes de violence (attentats individuels ou collectifs, destructions, prises d'otages, etc.) qu'une organisation commet pour impressionner la population et créer un climat d'insécurité».

En France, le mot terrorisme renvoie aux traumatismes récents de l'attentat contre Charlie Hebdo le 7 janvier 2015, la prise d'otage de l'Hyper Cacher deux jours plus tard, les attaques du 13 novembre 2015 au Bataclan et sur les terrasses, l'attentat de Nice le 14 juillet 2016, l'assassinat de Samuel Paty le 16 octobre 2020 et bien d'autres encore. Le terme prend une réalité douloureusement concrète, sans la moindre ambiguïté. Dans le paysage politique français, de la droite à la gauche, ce consensus lexical-là est peut-être même le seul point d'entente.

Comment s'étonner dès lors, après les balles, les larmes, le sang et le choc dont beaucoup ne se remettront jamais, de la levée de bouclier quand ce mot apparaît dans la bouche d'un ministre pour qualifier une opposition qui n'a commis aucun attentat sanglant? L'explication est simple: ce n'est pas le même concept.

«Un système totalitaire insidieux»

La langue a cela de magique qu'elle permet de communiquer à plusieurs niveaux, et le cerveau humain a cela de fascinant qu'il est capable de créer plusieurs degrés d'abstraction. Dans la langue française, on aime à parler de premier degré et de second degré, de sens propre et de sens figuré. On peut aussi modifier certains mots à l'aide de toute une gamme de compléments, pour s'arracher ainsi au sens premier des termes et créer des dérivés, arborescence sémantique qui fait la richesse de la langue et permet de tenter d'exprimer la complexité de la pensée.

Le «terrorisme intellectuel» n'est pas le terrorisme. L'adjonction d'un adjectif joue le rôle de modificateur et crée un nouveau concept, évidemment cousin du premier en ce qu'il désigne des tentatives d'intimidation non pas physiques, mais psychologiques et verbales. L'expression porte une charge résolument négative, mais elle ne peut pas être comparée au sens littéral du seul mot terrorisme, qui désigne une réalité concrète, une violence armée, des chairs massacrées, le sang et la mort, la vraie.

Il s'agit de plaquer une image (très) violente sur une représentation mentale, pas de faire une comparaison littérale. Chacun a les moyens intellectuels (en principe...) de faire la différence entre le sens propre et le sens figuré, de comprendre ce qu'est une image. Quand vous dites à votre partenaire «tu me tues», vous ne tombez pas raide mort. Quand il ou elle vous répond «tu m'emmerdes», ce n'est pas parce que vous l'avez recouvert d'excréments.

La notion de terrorisme intellectuel, que Gérald Darmanin n'a pas inventée (d'autres politiques l'ayant d'ailleurs citée avant lui), est définie par Jean Sévillia dans un livre consacré au sujet (Le terrorisme intellectuel de 1945 à nos jours) de la façon suivante: «C'est un système totalitaire. Mais d'un totalitarisme patelin, hypocrite, insidieux. Il vise à ôter la parole au contradicteur, devenu une bête à abattre. À abattre sans que coule le sang: uniquement en laissant fuser des mots. Les mots de la bonne conscience. Les mots des grandes consciences. Les mots qui tuent.»

L'expression «terrorisme intellectuel» n'est donc pas une accusation anodine. Elle est chargée de violence, mais d'une violence verbale qui s'inscrit, ici, dans un discours politique. Au contexte de déterminer si l'accusation est justifiée. On peut, évidemment, toujours dans le cadre d'échanges verbaux et politiques, choisir de décomposer une expression pour lui donner un sens littéral qu'elle n'a pas. C'est aussi une stratégie de communication, basée au mieux sur la mauvaise foi, au pire sur l'ignorance.

Un point commun: la violence

Ainsi agit le génie de la langue et la dextérité du cerveau humain qui l'a créée. Certes, il est de bonne guerre (et là, il ne s'agit pas de guerre avec des fusils et des grenades –vous l'avez?) d'utiliser les mots les plus forts et parfois un brin de mauvaise foi pour livrer bataille dans l'arène politique, mais il y a aussi un temps pour l'honnêteté intellectuelle. Le terrorisme intellectuel existe bel et bien, et il a en commun avec le terrorisme tout court une notion de violence, mais qui reste au niveau du symbole.

Le concept n'est pas réservé à la sphère de l'Assemblée nationale. Son incarnation la plus familière, et de plus en plus courante, prend la forme de la censure de la parole par la menace. Lorsqu'un Bilal Hassani est contraint d'annuler un concert face aux menaces d'un collectif religieux radical, c'est du terrorisme intellectuel. Lorsqu'une Marguerite Stern est évincée d'un événement pour soutenir les femmes iraniennes opprimées parce que ses opinions ne conviennent pas à ses contradicteurs et que les organisateurs cèdent sous la menace, c'est du terrorisme intellectuel. Lorsqu'une institution, quelle qu'elle soit, décide de ne pas publier des dessins jugés offensants par une catégorie «bien-pensante» de la population, c'est une victoire du terrorisme intellectuel.

Cette violence symbolique est réelle, et souvent l'histoire nous montre qu'elle est la première étape vers la violence physique. Le terrorisme intellectuel existe: c'est celui qui interdit la liberté de parole, de contradiction, de réflexion, qui érige des barrières infranchissables devant les tentatives d'échanges rationnels et oppose des insultes à toute tentative d'argumentation. Il règne tout-puissant en Iran, en Afghanistan, en Russie et dans tous les pays antidémocratiques qui oppriment le corps mais aussi et surtout l'esprit de leurs citoyens.

En Occident, c'est lui qui censure les livres, qui réécrit le réel pour qu'il convienne à un fantasme de bien-pensance, sans accepter la moindre contradiction. C'est lui aussi qui ferme la bouche d'un célèbre scientifique quand on lui demande de donner son avis sur la violence exercée contre l'écrivain Salman Rushdie, poignardé en août 2022. Intellectuelle ou pas, toute forme de terrorisme est condamnable, au même titre que toutes les autres formes de violence. Mais les mots qui les désignent, eux, n'y sont pour rien.

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