Culture

«Maxinquaye», l'album qui révéla Tricky au monde entier

Temps de lecture : 7 min

Avec ce disque, Tricky ancre sa singularité de la manière la plus entêtante, délectable, emballante qui soit et rappelle que fièvre sensorielle et extrémisme sonore vont de pair avec le goût de l'innovation.

Extrait de la couverture de Tricky, antistar superstar. | Éditions Playlist Society
Extrait de la couverture de Tricky, antistar superstar. | Éditions Playlist Society

Depuis les années 1990, Tricky compte parmi les créateurs majeurs de la musique contemporaine. De ses premiers pas aux côtés du collectif Wild Bunch, puis de Massive Attack à sa carrière en solo, le musicien a traversé les décennies en s'appliquant à casser les barrières entre les genres. Pierre angulaire du mouvement trip-hop, il refuse d'être réduit à une étiquette.

Nourri d'entretiens avec le musicien, Tricky, antistar superstar revient sur l'œuvre de cet antihéros imprévisible, dont les albums sont des havres de résistance, et les chansons, des appels à la liberté.

Nous publions ici un extrait de cet ouvrage signé Florine Delcourt et paru le 23 mars 2023 aux éditions Playlist Society.

Le 20 février 1995, Maxinquaye révèle Tricky au monde entier. Salué pour sa beauté portée par la voix angélique de Martina, le disque se classe troisième dans les charts anglais à sa sortie et se voit encensé par toute la presse. Deux fois, le musicien pose en une du NME, le magazine musical le plus influent de l'époque. Le critique Jon Savage qualifie, dans MOJO, l'album de «travail ambitieux où la voix de Martina Topley-Bird articule la vision de Tricky dans un monde incertain qui ne cesse d'évoluer». Précieux par sa délicatesse, sa tension, ce premier album solo marie la grâce à la mélancolie, le désir à la sensualité. Forgeant sa verve dans l'ironie comme dans la poésie, dans l'élégance comme dans le chaos, le producteur apparaît comme un authentique maître d'œuvre, aussi insondable qu'insaisissable.

Observateur social, il est marqué pendant l'enregistrement par un mouvement qui secoue l'Angleterre: la Britpop. Le genre rassemble Suede, Blur, Oasis ou Pulp, des groupes qui traînent leurs Clarks et leurs polos Fred Perry du côté de Londres, Manchester ou Sheffield. Contraction de «British pop»[1], le terme désigne, selon le sociologue Andy Bennett, «un retour à une version spécifiquement anglaise de la musique populaire qui rappelle la British Invasion des années 1960»[2]; autrement dit, un courant musical qui s'appuie sur une culture héritée du Swinging London. Tricky ne comprend pas ces musiciens qui ravivent l'esthétique des sixties sous couvert de cool. Pire, il les déglingue dans sa chanson «Brand New You're Retro», que l'on peut traduire par «Nouveau mais rétro».

«They stress me, test me, vex me
So what, you got a gun?
That shit don't impress me.»
[3]

Groupes à la mode mais musique du passé: le musicien reproche à toutes ces formations de se vautrer dans une pop surannée par peur du risque. Il ne voit pas l'intérêt de singer les vieilles gloires britanniques, comme les Beatles, les Kinks ou les Jam. Son objectif à lui: bouleverser le cours de la musique.

Dans le livret interne de Maxinquaye, Tricky et Martina inversent les codes, déconstruisent le mythe de la rock-star virile et apparaissent vêtus en jeunes mariés: il porte une robe, elle, un costume. Avec ce disque, Tricky ancre sa singularité de la manière la plus entêtante, délectable, emballante qui soit et rappelle que pour lui fièvre sensorielle et extrémisme sonore vont de pair avec le goût de l'innovation. En témoigne la chanson «Overcome», version alternative de sa collaboration avec Massive Attack «Karmacoma», où le musicien plonge ses mots dans une ambiance sombre, presque claustrophobe, pour livrer sa vision d'un monde mouvant et complexe, comme il l'explique dans le Melody Maker, en 1995: «Quand j'écris les paroles “You and I walking through the suburbs / We're not exactly lovers”, puis, “And then you wait / For the next Kuwait”[4], je veux dire par là qu'il est possible de marcher dans la rue avec sa petite amie, alors qu'au même moment, le Koweït[5] se fait bombarder. J'essaie de regarder le monde en trois dimensions. Avec Martina, nous sommes des documentaristes. On documente les situations autour de nous. Violence. Mort. Sexe. Argent. Fourberie.»

Au fil de ses douze titres, Maxinquaye dévoile un son à la fois familier et surgi de nulle part, nourri par des samples multiples. Mark Saunders, le coproducteur de l'album, se souvient dans le magazine Sound on Sound: «Chaque morceau était construit autour de celui de quelqu'un d'autre. Sur le sol, il y avait des vinyles partout, Tricky prenait un disque, me le donnait et me disait, “Essaye celui-ci” avant de changer d'avis et d'en prendre un autre. À la fin du projet, la maison de disques était furieuse parce qu'il a fallu trois mois pour clarifier tous les droits.»

La chanson «Hell Is Round The Corner» se fonde sur un fragment de la trente-sixième seconde du morceau «Ike's Rap II» d'Isaac Hayes, sorti en 1972 sur Black Moses; sample déjà entendu chez Portishead, dans «Glory Box», morceau de l'album Dummy sorti quelques mois avant Maxinquaye. Entre les deux morceaux, le débat fait rage: qui de Portishead ou de Tricky a eu l'idée de ce sample? Qui a piqué l'idée de l'autre? Si la question est toujours en suspens, la réponse intéresse finalement peu, tant l'utilisation du sample dans les deux chansons diffère.

Dans Télérama, Geoff Barrow se souvient: «On était tous à rechercher de vieux vinyles de soul ou de génériques de séries télé des années 1960 pour nos chansons. Tricky incarne parfaitement l'état d'esprit de Bristol à l'époque: mi-punk anglais, mi-toaster jamaïcain, il traînait autant dans les clubs que dans les salles de concerts… Il était un sampler à lui tout seul!»[6]

«Après “Blue Lines”, je buvais et fumais toute la journée, puis, le soir, je sortais en clubs.»
Tricky

La chanson qui révèle Tricky au grand public s'appelle «Black Steel». Le titre s'ouvre par un rythme découvert sur le morceau «Rukkumani Rukkumani» d'Allah Rakha Rahman, extrait de la bande originale de Roja, un thriller réalisé par Mani Ratnam en 1992. Lorsqu'il l'écoute, Tricky est frappé par le beat présent à 3 minutes 19 et décide de l'utiliser comme point de départ de Black Steel. Les paroles (tirées de «Black Steel In The Hour Of Chaos» de Public Enemy dont la chanson est une reprise) relatent l'histoire de cinquante-trois Afro-Américains qui s'évadent d'une prison, mais Tricky n'utilise que le premier couplet, qu'il fait répéter en boucle à Martina Topley-Bird.

Sur Maxinquaye, deux autres voix féminines ornent le disque: celle de la chanteuse islandaise Ragnhildur Gísladóttir sur «You Don't» et celle d'Alison Goldfrapp du groupe[7] du même nom, encore inconnue en 1995, sur «Pumpkin». Le titre échantillonne «Suffer» paru sur l'album Gish des Smashing Pumpkins (1991), l'un des groupes préférés de Martina. Les chansons «Strugglin'» et «Ponderosa», produites par l'Écossais Howie B[8], abordent la question de la dépression. Dans des propos rapportés dans Energy Flash: A Journey Through Rave Music and Dance Culture du journaliste Simon Reynolds (1998), Tricky revient sur son mal-être de l'époque: «Après Blue Lines, je buvais et fumais toute la journée, puis, le soir, je sortais en clubs.»

Quand l'album sort, le trip-hop est considéré comme le courant le plus avant-gardiste en Angleterre et Tricky en devient l'une des figures de proue. Un statut qu'il réprouve fermement, lui qui ne se laisse enrôler sous aucune bannière au point de rejeter même l'idée de «scène de Bristol»: «Cette notion de scène ne m'évoque pas grand-chose… À part Massive Attack et moi, qui, à cette époque, a émergé de Bristol?»

David Bowie tombe également sous le charme du jeune musicien. En 1995, il assiste, avec sa femme Iman, au concert de Tricky qui a lieu à Londres, au Shepherd's Bush Empire. Bluffé par le show, il lui écrit une lettre pour lui faire part de son admiration: «Cher Tricky, Iman et moi avons adoré le show de l'autre soir. J'aime Maxinquaye depuis longtemps. Le magazine Q m'a demandé de faire un petit article sur le sujet de mon choix, alors j'ai choisi d'écrire une fiction sur vous! J'espère que vous l'apprécierez, ou que vous la trouverez intéressante/amusante/quelque chose. Je ne sais pas quand ça sortira, le mois prochain, je crois. Quoi qu'il en soit, j'espère qu'on se reverra. Bowie, 95.» David Bowie joint, à ce mot, un fac-similé des carnets de travail de Jean-Michel Basquiat, car l'énergie de Tricky lui rappelle celle du street-artist new-yorkais.

Mais la lettre restera sans réponse. Arrogance de jeunesse ou maladresse d'un petit gars de Knowle West, impressionné d'être l'idole de celui qu'il écoutait ado? Sûrement un peu des deux. Dans l'article qu'il écrit en son honneur dans le magazine musical Q, Bowie relate une rencontre fictive entre les deux artistes, alors même qu'ils ne se connaissent pas. Ils finiront par se croiser plus tard, mais Tricky ne lui dira jamais merci pour cette déclaration d'amour par presse interposée, chose qu'il regrettera par la suite. Avec l'âge, il aurait, admet-il, réagi autrement. Aujourd'hui, il salue, dans son autobiographie, le courage de cet homme «qui s'est battu comme un soldat pour terminer son dernier album, Blackstar»[9].

Après la sortie de Maxinquaye, Tricky multiplie les collaborations. Boulimique de travail, il participe à l'album We Care du groupe suédois Whale, remixe plusieurs titres dont «Milk» des Américains Garbage ou «Distorted Angel» du compositeur anglais Elvis Costello. Il fait même une apparition sur The Hell, le maxi-single du groupe de hip-hop Gravediggaz aux côtés de RZA, la tête pensante du Wu-Tang Clan[10]. Mais étouffé par le succès, le musicien souhaite se débarrasser de l'étiquette qu'on lui accole: «cette merde», pour reprendre les mots dont il affuble le trip-hop. L'heure est à la destruction.

1 — Le terme apparaît pour la première fois en 1987 pour évoquer des groupes comme The La's ou les Stones Roses. Retourner à l'article

2 — Andy Bennett, Britpop and the English Music Invasion, Ashgate Publishing, 2010. Retourner à l'article

3 — «Ils me stressent, me testent, me vexent / Alors quoi, t'as une arme ? / Cette merde ne m'impressionne pas.» Retourner à l'article

4 — «Toi et moi marchant à travers les banlieues / Nous ne sommes pas vraiment amants […] Et puis tu attends / Le prochain Koweït.» Retourner à l'article

5 — Le 2 août 1990, l'armée de Saddam Hussein envahissait l'émirat du Koweït, déclenchant ainsi la première guerre du Golfe. Le conflit a opposé, du 2 août 1990 au 28 février 1991, l'Irak à une coalition de trente-cinq États dirigée par les États-Unis et comprenant le Royaume-Uni. Retourner à l'article

6 — En 1991, Geoff Barrow et Tricky ont enregistré ensemble le titre «Nothing's Clear» publié sur la compilation caritative The Hard Sell. Retourner à l'article

7 — Groupe originaire de Londres dont le style de musique se rapproche de l'électropop. Après avoir enregistré avec Tricky, Alison Goldfrapp rencontre Will Gregory. Elle chante, il compose. En 2000, ils sortent Felt Mountain, leur premier album, sur le label Mute Records, mais c'est en 2005 qu'ils connaissent le succès public avec le disque Supernature qui contient le titre «Ooh La La». Retourner à l'article

8 — Producteur qui a aussi travaillé avec Björk et U2. Retourner à l'article

9 — David Bowie a enregistré Blackstar, son dernier album, alors qu'il se battait contre son cancer. Retourner à l'article

10 — Groupe de hip-hop américain formé en 1992, originaire de New York, dont l'album Enter the Wu-Tang (36 Chambers), publié en 1993, est un des plus gros succès du genre. La majorité des membres du Wu-Tang Clan –RZA, GZA, Ol' Dirty Bastard, Method Man, Raekwon, Ghostface Killah, Inspectah Deck, U-God et Masta Killa– marqueront l'histoire du hip-hop. Retourner à l'article

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