À la fin de l'année scolaire, Lucas* fera ses bagages. Il dira adieu à ses amis, à son école, et à sa ville de Taipei, dans laquelle il a grandi. Il partira pour la France, le pays de sa mère, une terre qu'il a souvent visitée mais où il n'a jamais vécu. Et ce n'est pas de gaieté de cœur: «Il a l'impression d'être mis à la porte de Taïwan», confie Stéphanie*, sa maman, avant de préciser: «Par la Chine.» Elle accompagnera son fils les premiers temps, puis elle finira par retourner à son boulot, dans la capitale taïwanaise. Où vivra-t-il? Comment se débrouillera-t-il pour faire à manger? Comment se passera son acclimatation? Pour les parents, ces questions sont angoissantes, mais dans les circonstances, elles passent au second plan.
Lucas a 14 ans. Cela signifie qu'il devrait faire son service militaire en 2027, quand il en aura 18. Or, cette année est considérée comme charnière par plusieurs observateurs: d'après le directeur de la CIA William J. Burns, c'est à ce moment-là que la Chine pourrait lancer l'invasion de Taïwan. Pour Stéphanie, pas question d'envoyer son fils à la «boucherie». Si les sondages réalisés périodiquement dans l'île montrent que plus des deux tiers des Taïwanais sont prêts à prendre les armes pour défendre leur patrie, ce n'est pas le cas de Lucas. «Mais alors pas du tout! Il me dit que jamais il ne tiendrait une arme…»
Bien sûr, une attaque chinoise reste hypothétique: envahir Taïwan sera une opération extrêmement compliquée. Les coûts humain et économique seront si lourds pour la Chine qu'elle a certainement plus à perdre qu'à gagner. Stéphanie ne l'ignore pas, mais la quadragénaire ne veut prendre aucun risque pour son garçon. «Il y a trop de signaux qui nous montrent que la situation change», lâche-t-elle, faisant référence aux attitudes des grands dirigeants de ce monde ou à la récente décision des Philippines de donner accès à des bases militaires à l'armée américaine, qui seront cruciales dans le cas d'un conflit à Taïwan.
Mais c'est son mari qui a pris la décision, en octobre dernier. Le déclic, pour ce Taïwanais pourtant habitué à vivre avec la menace chinoise? Le congrès du Parti communiste. «Quand il a vu que des copains de Xi Jinping avaient été désignés pour former le Comité permanent du parti, il s'est rendu compte qu'il n'y avait plus aucun contre-pouvoir dans ce pays, et que Xi avait l'armée dans sa poche. C'est là qu'il a dit: “Lucas doit partir.” Je le connais depuis vingt ans, et c'est la première fois que je le voyais ainsi, complètement changé.»
Dur de couper au service militaire
Lucas est sur la même longueur d'onde que son papa, assure Stéphanie. Alors les deux parents se sont plongés dans les lois taïwanaises. Ils sont rapidement arrivés à la conclusion que leur fils devrait s'en aller avant de fêter ses 15 ans. Première possibilité: accumuler quatre ans en France (en comptant ses voyages antérieurs) avant l'âge de 19 ans, afin d'obtenir le statut de Taïwanais d'outre-mer, qui dispense de faire le service militaire. «Mais on n'est pas sûrs à 100% que ce sera accepté, précise aussitôt Stéphanie. Mon mari dit que c'est la loi, mais en situation de guerre, la loi on s'en fiche!» Lucas n'est pas emballé: il a peur qu'à chaque visite qu'il fera à Taïwan après sa majorité, il puisse tomber sur un douanier pointilleux qui l'empêche de sortir…
C'est pourquoi un autre scénario devient de plus en plus envisageable: qu'il abandonne purement et simplement sa nationalité taïwanaise, pour ne plus être que français. La famille s'est déjà rendue deux fois à la mairie pour se renseigner sur cette procédure. Entre ces deux rendez-vous, Taïwan a décidé de tripler la durée du service militaire (de quatre mois à un an) pour les hommes nés après 2005. «La dame de la mairie nous a dit que plusieurs jeunes étaient venus avec leurs parents pour abandonner la nationalité, se souvient Stéphanie. Tous les dossiers ont été refusés, parce qu'ils avaient plus de 15 ans. On était les seuls à pouvoir répondre aux critères.»
Dans les bureaux de l'Agence nationale de conscription, le directeur général Shen Che-Fang confirme: passé l'âge de 15 ans, il faut attendre d'avoir terminé son service militaire pour abandonner la citoyenneté taïwanaise. Plus possible, non plus, d'obtenir le statut de Taïwanais d'outre-mer. Plus tard, si un jeune majeur veut sortir du pays sans être passé au préalable par la case armée, par exemple pour étudier, il doit obtenir une permission. Il pourra ainsi retarder l'échéance jusqu'à 24 ans s'il fait une licence, 27 pour un master et 30 pour un doctorat. «S'il reste à l'étranger après cet âge, le gouvernement va communiquer avec lui pour lui demander de rentrer», explique Shen Che-Fang. Refuser d'obéir à cet ordre peut valoir jusqu'à cinq ans de prison, et cela s'applique même après l'âge de 36 ans, soit la limite pour faire le service militaire.
Pourtant, nombreux sont les Taïwanais partis à l'étranger après leurs 15 ans qui tentent d'esquiver le service militaire. Ils ne le font pas nécessairement par peur de l'armée ou de la guerre, mais aussi parce qu'ils craignent que s'absenter de longs mois pour effectuer ce devoir nuise à leur carrière. En 2018, Taiwan News rapportait qu'un homme avait été condamné à 120.000 dollars taïwanais d'amende (3.615 euros) pour avoir déjoué la conscription pendant seize ans. Vivant aux États-Unis, il utilisait le passeport de ce pays quand il revenait en visite à Taïwan. «Chaque année, on doit attraper une centaine de personnes qui jouent ainsi le jeu des doubles passeports», estime le chef de la conscription.
Partir, un privilège d'expatriés
Pour Jennifer, l'armée est encore une considération très lointaine: son fils n'a que 2 ans et demi. Mais cette Néo-Zélandaise mariée à un pilote d'avion taïwanais, avec qui elle a aussi deux filles, a quand même décidé de quitter l'île l'an dernier. «Quand la Russie a envahi l'Ukraine, j'ai senti que la réaction molle de l'Occident était une sorte de permission pour la Chine de faire la même chose, témoigne-t-elle. Ce fut le point de bascule pour moi.»
Pas question de voir les siens pris dans une guerre: «Ma grand-mère était enfant en Prusse-Orientale durant la Seconde Guerre mondiale, ses histoires sont horribles. Je ne souhaite cela à personne, mais je peux seulement l'éviter pour ma famille.» Alors elle s'est installée en Australie, pays où elle a le droit de vivre indéfiniment avec son passeport néo-zélandais, et où son mari voyage souvent pour le travail. «Si la Chine décide d'envahir ou semble prête à le faire, je voudrais qu'il quitte Taïwan et vienne ici», affirme-t-elle en reconnaissant être «dans une situation très privilégiée».
«Deux sur cinq disent qu'ils partiront avec le premier avion, deux sur cinq pensent que ça n'arrivera jamais, et un sur cinq restera ici.»
Privilégiés, la plupart des expatriés vivant à Taïwan le sont, puisqu'ils n'ont pas trop à se soucier du contexte politique: un nombre extrêmement restreint d'entre eux a la nationalité taïwanaise. Pour l'obtenir, il faut au préalable renoncer à son autre passeport, un choix auquel peu de gens consentent. Taïwan ne permet la double nationalité qu'à ses citoyens nés à l'étranger ou d'un couple binational, comme les enfants de Stéphanie et Jennifer, ou encore à ses ressortissants qui acquièrent un deuxième passeport (par exemple par mariage).
Si la Chine veut passer à l'attaque, il lui faudra un certain temps pour battre le rappel des troupes et masser sa flotte militaire. Cela laissera une bonne marge de manœuvre aux expatriés afin d'organiser leur départ… ou pas. «D'après les nombreuses discussions personnelles que j'ai eues avec des étrangers, deux sur cinq disent qu'ils partiront avec le premier avion, deux sur cinq pensent que ça n'arrivera jamais, et un sur cinq restera ici», raconte John Groot, un Canadien installé à Taïwan depuis une vingtaine d'années qui s'intéresse de près à la question –il rédige actuellement un guide de survie pour les expatriés en cas de guerre.
Les Taïwanais, eux, seront pris au piège dans leur grande majorité. Pas moyen de partir quand on vit sur une île qui sera rapidement mise sous blocus par l'armée chinoise. Sensible à ce fait, Stéphanie préfère rester discrète quant à sa décision: «J'en ai parlé à une amie et je le regrette, car je me suis rendu compte qu'elle ne pouvait pas faire la même chose. Mais elle ne m'a pas jugée. Elle m'a dit: “Tu as de la chance, vas-y.”»
Vivre sous la menace, une habitude
Dans la vie de tous les jours, les Taïwanais dégagent toutefois une impression de sérénité face aux menaces chinoises. «On est habitués», répondent-ils la majorité du temps quand on leur demande si la situation les inquiète. Déni nécessaire pour pouvoir continuer à profiter de la vie? Confiance rationnelle que la Chine ne passera pas à l'acte? Difficile à dire, mais certains, surtout parmi les bien nantis, essaient quand même de trouver un moyen de quitter leur terre natale. Après la visite mouvementée de Nancy Pelosi en août dernier, les ultra-riches ont été nombreux à se renseigner sur une émigration à Singapour pour leurs familles, jusqu'à quatre fois plus que l'année précédente d'après AsiaOne qui a interrogé des professionnels du secteur bancaire.
«Mon mari se fait poser plein de questions au travail quand ses collègues apprennent que sa famille est partie en Australie, confie Jennifer. Ils veulent connaître les règles pour l'immigration, mais il ne peut pas les aider car je suis juste chanceuse d'avoir le bon passeport. Un de ses amis a pris deux mois de congés et est allé aux États-Unis pour obtenir le certificat de pilotage américain, car il veut déménager avec sa famille en Amérique du Nord.»
«Lucas, abandonne ta citoyenneté, on te soutient. Ne va pas à la guerre.»
«Ça fait des décennies que ça dure», estime pour sa part Liz*, une Taïwanaise dont l'ado vit en Allemagne avec son papa. «La peur de la Chine a toujours été présente ici, elle ne fait qu'augmenter à mesure que son agressivité augmente. Dans les années 1990, après la troisième crise du détroit de Taïwan, mon frère a fait des pieds et des mains pour partir avec son fils au Canada.» Cet épisode chaud (1995-1996) a vu le pouvoir communiste lancer des missiles dans les eaux territoriales taïwanaises pour protester contre la visite du président Lee Teng-hui aux États-Unis. Des manœuvres navales chinoises et américaines ont ensuite eu lieu dans le détroit.
Dans la belle-famille de Stéphanie, le trauma est encore plus lointain: «En 1949, Tchang Kaï-chek [dont le pouvoir a été délogé de Pékin par le Parti communiste chinois, ndlr] s'est replié à Taïwan, suivi de familles qui avaient plutôt une bonne condition sociale, et qui se sont retrouvées sans rien. C'est le cas de mon beau-père, qui est arrivé à Taïwan pieds nus.» Ces personnes n'ont pas vécu la persécution que la dictature de Tchang Kaï-chek a par la suite fait vivre aux natifs de l'île, mais elles sont restées marquées par l'épisode. «Je les sens toujours aux aguets, prêts à mettre un peu d'argent de côté dès qu'il se passe quelque chose», relate-t-elle. Lors d'un repas de famille, la grand-mère s'est adressée directement à son petit-fils: «Lucas, abandonne ta citoyenneté, on te soutient. Ne va pas à la guerre.»
Une réaction que Liz comprend: «Si mon fils n'avait pas d'autre nationalité, je ferais tout mon possible pour le sortir du pays, parce que je ne veux pas qu'il aille à la guerre, assure-t-elle. Taïwan est meilleur que la Chine car nous avons la démocratie, mais je pense que nous n'avons aucune chance de gagner. La Chine est contrôlée par une poignée de personnes qui ne pensent qu'à leur intérêt politique. Pourquoi mon fils devrait-il mourir pour ces égoïstes?» C'est une question que de nombreuses mères se posent, d'un côté comme de l'autre du détroit.
*Le prénom a été changé.