Sports / Économie

Le salaire de Kylian Mbappé expliqué par la théorie des superstars

Temps de lecture : 6 min

Six millions d'euros bruts, c'est le salaire mensuel de l'attaquant du PSG. Comment peut-il être aussi bien payé? Comment cette rémunération peut-elle être justifiée au-delà du seul prisme sportif?

Le président du Paris Saint-Germain Nasser al-Khelaïfi et Kylian Mbappé, lors d'une conférence de presse officialisant la prolongation du contrat liant l'attaquant français au PSG jusqu'en 2025, le 23 mai 2022 au Parc des Princes à Paris. | Jean Catuffe / DPPI / AFP
Le président du Paris Saint-Germain Nasser al-Khelaïfi et Kylian Mbappé, lors d'une conférence de presse officialisant la prolongation du contrat liant l'attaquant français au PSG jusqu'en 2025, le 23 mai 2022 au Parc des Princes à Paris. | Jean Catuffe / DPPI / AFP

Pour beaucoup, les footballeurs professionnels seraient trop bien payés, avec des rémunérations dépassant largement les standards sur le marché du travail, parfois injustifiés et grotesques, sans garantie de rentabilité ou de succès. Révélés fin mars par le journal L'Équipe, les salaires moyens par équipe des joueurs du championnat de France de Ligue 1 (L1) «ont augmenté dans la grande majorité des clubs» par rapport à la saison précédente, où ils étaient déjà en hausse.

En croissance continue, le salaire mensuel brut moyen était de 100.000 euros en 2022 et le salaire mensuel brut médian de 40.000 euros, d'après le quotidien sportif français. Selon nos calculs, basés sur les données de L'Équipe, ces chiffres passent respectivement à 131.000 et 58.600 euros en moyenne en 2023. Et ce, malgré la crise liée à la pandémie, malgré les déboires économiques du football français, après le retrait du groupe audiovisuel Mediapro (à qui avait été attribuée la majeure partie des droits TV pour une somme record) et les confinements successifs.

Seulement, en regardant de plus près, on se rend compte que ce secteur professionnel ne répond pas tellement aux critères fixés par la théorie économique. Les inégalités sont très importantes, avec un salaire médian plus de deux fois moins élevé que le salaire moyen. Preuve d'une disparité excessive, une étendue de quasiment 1 million d'euros entre le salaire mensuel brut moyen du club d'Ajaccio –20.000 euros– et celui du Paris Saint-Germain (PSG) –qui s'élève à 1.016.765 euros.

Dans le même temps, alors que ces différences pourraient être expliquées par la performance, comme le justifierait la théorie économique standard, postulant que la rémunération est équivalente à la productivité, le lien entre classement sportif et poids économique n'est pas totalement admis. Selon les calculs de Luc Arrondel, économiste et directeur de recherche au CNRS, la corrélation ne serait d'ailleurs que de 46% entre des clubs surperformants sportivement par rapport à leur salaire moyen et d'autres sous-performants.

Idem si on regarde spécifiquement du côté du PSG, qui domine largement le top 30 des plus gros salaires du championnat. Les salaires mensuels bruts de Lionel Messi (3,375 millions d'euros), Neymar (3,675 millions d'euros) et surtout Kylian Mbappé (6 millions d'euros) sont tous au-dessus des trois millions d'euros par mois, sans que leur club ne marche allégrement sur la Ligue 1 et soit encore qualifié en Coupe d'Europe. Où est le lien entre productivité, performances et rémunérations?

Un passage vers la science économique

Pour comprendre cela, il faut se tourner vers un modèle très spécifique de la branche de l'économie du travail, la théorie des superstars. Celle-ci postule que dans certains secteurs de l'économie, un petit groupe d'individus extrêmement talentueux –les superstars– peuvent générer des rendements disproportionnés par rapport à leur nombre et à leur contribution relative à la production économique. Les superstars peuvent ainsi capturer une part importante de la richesse générée dans leur secteur, tandis que la plupart des autres travailleurs se battent pour des miettes.

Dans un article publié en 2008 dans la Revue d'économie politique, l'économiste Jean-François Bourg pose que cette théorie est «la plus apte à expliquer la formation des très hauts revenus» et que sa «validation empirique» a été démontrée depuis de nombreuses années.

L'idée qu'il présente est la suivante: parce qu'un acteur économique, en l'occurrence un footballeur, est capable de capter une attention médiatique bien plus importante, sur des facteurs parfois indépendants du cadre sportif (popularité, physique, notoriété, etc.), dans un marché mondialisé à travers l'ouverture des frontières médiatiques et l'internationalisation de la diffusion télévisuelle, ce dernier pourra s'accaparer l'ensemble de l'attention et disposer d'un pouvoir de marché face aux clubs. Grâce à cela, ses rémunérations dépasseront toutes ses attentes et cannibaliseront la richesse générée par l'économie du secteur.

Pour être très bien payé, mieux vaut être connu que bon

Pour Jean-François Bourg, la théorie des superstars revêt quatre caractéristiques principales. «Les différentiels de revenus sont bien plus élevés que les différentiels de talent; la valorisation de la gloire s'étend au-delà du champ de compétence initial; les avantages obtenus sont sujets à des phénomènes d'autorenforcement; le progrès technologique et la globalisation élargissent la dimension du marché des plus talentueux ou des plus médiatiques.» Autrement dit, parce qu'elles sont surtout et avant tout connues, les superstars seront bien payées, sans qu'il y ait une quelconque correspondance sur leur talent réel et leur capacité à apporter une compétence productive à leur employeur.

Dans le cadre du PSG, avec ses stars Messi, Neymar et Mbappé, bien qu'éliminé en Ligue des Champions, bien qu'enchaînant les défaites toutes compétitions confondues (huit en dix-huit rencontres depuis le début de l'année civile, record depuis 2001), leur salaire est justifié par leur capacité à faire connaître le club à travers le monde et leur rapport de force sur le marché du travail sportif.

Kylian Mbappé, précisément, c'est le champion du monde 2018 et vice-champion du monde 2022. C'est la quatrième personnalité préférée des Français. C'est le footballeur qui fait les gros titres des journaux du monde entier, de la une du magazine Time en octobre 2018 au New York Times en septembre 2022. C'est celui qui est directement appelé et acclamé par le président de la République. C'est la nouvelle tête de gondole du PSG, qui prend toutes les semaines une place de plus en plus importante au sein du club. De quoi justifier «le plus gros contrat jamais signé par un sportif dans le monde», d'après Le Parisien, et son titre de footballeur le mieux payé au monde en 2022-2023, selon Forbes (128 millions d'euros).

Comme le rappelle Jean-François Bourg, «les superstars sont certes les plus talentueuses, mais leurs gains ne sont pas fonction de la rareté relative du talent. Ils sont dus au pouvoir monopolistique de la superstar qui lui permet de s'approprier une partie du surplus de chiffre d'affaires généré par la technologie de production audiovisuelle, laquelle autorise une reproduction et une consommation à grande échelle du spectacle sans accroître les coûts de fabrication en proportion.»

C'est pareil pour les autres équipes. Lorsque l'Olympique lyonnais paye ses joueurs en moyenne 160.000 euros bruts par mois, soit près de 30.000 euros de plus que le salaire moyen en Ligue 1, alors qu'il n'est que neuvième au classement et tout juste éliminé aux portes de la finale de la Coupe de France, cela s'explique par ce pouvoir monopolistique acquis par les Alexandre Lacazette, Jérôme Boateng ou Houssem Aouar pour négocier un salaire supérieur à leur apport productif (surtout pour les deux derniers cités).

Inversement, avec une médiatisation et une notoriété bien moindres, les équipes comme Reims (33.000 euros bruts mensuels, mais actuellement très bon septième de L1) ou Lens (57.200 euros bruts mensuels, mais excellent deuxième provisoire du championnat), ne peuvent pas offrir des salaires aussi élevés à leurs cadres, sans pour autant que ces derniers soient moins bons.

Pour un retour des quotas

Ces constatations sont expliquées et justifiées par la théorie économique des superstars. Le football, par sa popularité, a dépassé le cadre du tournoi pour intégrer, au même titre que le cinéma ou la musique, le champ de la «celebrity economy». Dorénavant, ce qui va compter, c'est plus la capacité à attirer du monde, des fans, des supporters, des consommateurs potentiels, que celle de gagner des matchs et remporter des trophées. Quitte à payer Kylian Mbappé 6 millions d'euros par mois, sans qu'il soit –systématiquement– capable de faire gagner des matchs à lui tout seul et sans empêcher une retentissante défaite à Lens ou un amer match nul contre Reims, au salaire moyen plus de cent fois inférieur.

L'une des solutions pour éviter l'effet pervers du phénomène des superstars, développée notamment dans certaines ligues sportives nord-américaines (comme en NBA notamment), serait d'imposer un vrai plafond salarial et un quota de célébrités dans les effectifs, afin de soutenir la fluidité et le ruissellement des rémunérations.

Outre-Atlantique, la Major League Soccer (MLS), le championnat professionnel de football (ou soccer de ce côté-là de l'océan), a d'ailleurs imposé la règle du joueur désigné depuis 2007. Elle vise à permettre à ce que trois joueurs maximum puissent dépasser le salary cap (ou plafond salarial), imposé par la MLS. En gros, pas plus de trois grosses stars par effectif, le reste est contraint.

Peut-être l'une des solutions à mettre en place en Europe, si on veut éviter un grand n'importe quoi grandissant dans le football professionnel.

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