La Conférence des évêques de France (CEF) ne s'était pas réunie depuis l'assemblée de novembre 2022. Déjà ébranlée à cette date par l'«affaire Santier», elle avait dû alors affronter le scandale touchant le cardinal Jean-Pierre Ricard, archevêque émérite de Bordeaux et ancien président de la CEF, qui reconnaissait trente-cinq ans après les faits une conduite «répréhensible» sur une mineure de 14 ans.
Après la remise du rapport Sauvé en octobre 2021, la CEF avait mis en place neuf groupes de travail dans le but de «prendre les moyens de construire une Église plus sûre». Lors de cette assemblée de printemps, ils ont rendu des préconisations mûries durant environ dix-huit mois, pour lutter plus efficacement contre les abus et viols de toutes sortes dans l'Église.
Chacun des groupes a présenté les résultats de son travail pendant deux jours aux évêques qui venaient les consulter individuellement. Des tables rondes permettaient aussi d'approfondir certaines questions. Jean-Luc Brunin, évêque du Havre et responsable de l'équipe «Emprise et dérives sectaires dans l'Église catholique» de la CEF, nous confie avoir vu dans ces partages une «expression de la synodalité, qui ouvre des perspectives pour l'avenir».
La plupart des évêques préfèrent l'inertie
Beaucoup de propositions ont été renvoyées vers les paroisses et les prêtres (confession et accompagnement spirituel, accompagnement des prêtres…), et en définitive, les évêques n'ont adopté que quelques recommandations les concernant directement (comme l'institution d'un «mentorat» pour les évêques nouvellement nommés, par exemple). Selon Éric de Moulins-Beaufort, archevêque de Reims et président de la CEF, dans son discours de clôture, les évêques ont jugé certaines d'entre elles «peu réalistes, dans l'état de nos forces».
Par ailleurs, sur certaines recommandations comme la possibilité d'appeler des hommes mariés à devenir prêtres, d'ordonner diacres des femmes, l'épiscopat français a botté en touche: ces questions relèvent directement du Vatican, voire du synode sur la synodalité. Il n'est visiblement pas envisagé par la CEF d'aller aussi loin que le chemin synodal en Allemagne, favorable à ces deux changements pour lutter contre les abus.
À la différence de leurs confrères allemands, les évêques français sont plus partagés sur les enjeux liés à la synodalité et surtout sur l'ouverture des ministères. Pour Jean-Luc Brunin, «le pape François nous demande de faire de la synodalité une manière habituelle de gouverner dans l'Église, c'est-à-dire que les décisions qui concernent tout le monde doivent être discutées, réfléchies, et décidées par tout le monde».
Sur la question des ministères, d'après Libération, certains prélats, dont l'archevêque de Lyon, voient de «l'idéologie» dans ces changements pourtant largement attendus par la base catholique en Occident et en Amazonie. Si des évêques se montrent ouverts, la plupart d'entre eux demeurent des ecclésiastiques qui ne peuvent imaginer une autre organisation et préfèrent l'inertie qui ne risque rien.
L'épiscopat français reflète les querelles de la Curie romaine
En réalité, l'épiscopat français se divise sur les causes liées aux abus et viols cléricaux. Certains estiment, comme la majorité des évêques en Allemagne, que les causes sont systémiques, liées aux structures mêmes de l'Église, qui peuvent favoriser les abus. Ces évêques souhaitent un exercice synodal du pouvoir dans l'Église, moins genré et moins clérical. C'est le cas, par exemple, de l'archevêque de Poitiers, Pascal Wintzer, lequel souhaite «changer [les] modes d'organisation et de gouvernance, interroger [les] lieux de décisions» dans l'Église.
D'autres partagent l'avis de la Curie, qui est de ne rien changer sur le fond, de faire le dos rond, convaincus que ces scandales à répétition sont transitoires, lointainement dus à Mai 68 et la libération des mœurs qui s'en est suivie: ils sont en phase avec l'ancien pape Benoît XVI et des personnalités de l'Académie catholique de France opposées au rapport Sauvé.
L'épiscopat français reflète pour ainsi dire les querelles d'interprétation à Rome, au sein de la Curie, sur les abus et leurs viols cléricaux, sur leurs causes profondes et sur leurs lourdes conséquences pour les victimes et la mission de l'Église.
La semaine même où ils siégeaient à Lourdes, on a appris la démission inattendue du jésuite allemand Hans Zollner, psychologue, membre fondateur de la Commission pontificale de protection des mineurs. Dans un tweet le 29 mars dernier, cet acteur majeur de la lutte contre les abus dans l'Église a précisé les raisons de son départ: il se disait «de plus en plus préoccupé» par les défaillances de la Commission «dans les domaines de la responsabilité, du respect des règles, de l'obligation de rendre compte et de la transparence». Il pointait également la réforme de la Curie, qui a placé la Commission pontificale de la protection des mineurs, jusque-là indépendante et disposant d'un budget propre, sous la responsabilité du Dicastère pour la doctrine de la foi.
En 2021, Hans Zollner avait salué le travail de la Commission Sauvé (Ciase) et s'était dit favorable à des changements structurels. Il n'est pas le premier à démissionner de cette Commission pontificale. En 2017 déjà, deux victimes, l'Irlandaise Mary Collins et le Britannique Peter Saunders, devant le manque de coopération de la Curie –et particulièrement de la Congrégation pour la doctrine de la foi–, reprenaient leur liberté.
Ces luttes actuelles au sein de la Curie ont pu peser, même inconsciemment, sur les évêques de France au moment où ils étaient appelés à se prononcer sur ces préconisations. Devant les divergences, ils ont préféré jouer la montre, Éric de Moulins-Beaufort évoquant dans son discours de clôture un «changement de culture» qui demandera forcément du temps.
Incapable de traiter les réformes cruciales qui s'imposeraient
Ils ont accepté le principe d'«une assemblée plénière de style synodal tous les trois ans», avec un thème défini et une équipe de préparation composée d'ecclésiastiques et de laïcs. Ils souhaitent une vigilance renforcée vis-à-vis des «associations de fidèles» (souvent appelées «communautés nouvelles»), qui ont connu et connaissent nombre de scandales, en créant un fichier mutualisant les différentes informations.
Si ces maigres résolutions vont assurément dans le bon sens, elles demeurent trop fragiles et ne vont pas très loin, eu égard à la crise profonde que traverse l'Église, pas seulement en France mais un peu partout dans le monde. La crise des abus et viols cléricaux accentue le discrédit de l'institution ecclésiale, laquelle semble finalement incapable de traiter sérieusement les réformes cruciales qui s'imposeraient.
Le pape argentin, fragilisé par des problèmes de santé qui l'ont conduit à l'hôpital Gemelli la semaine dernière, compte certes sur les deux sessions du synode sur la synodalité en octobre prochain et en 2024 pour inventer l'Église de demain. Mais si les pères synodaux ne s'engagent pas sur les questions structurelles et leur évolution nécessaire pour résoudre la crise, la montagne risque d'accoucher d'une souris et il sera difficile d'imaginer des jours meilleurs.