Société / Économie

Retraite, environnement: dans quel sens va le progrès?

Temps de lecture : 11 min

Dans notre société, le progrès est mis à toutes les sauces et tout le monde s'en réclame.

Une idée qui s'impose avec force et qui est partagée par une très grande majorité de la population est-elle nécessairement juste? | Chris Barbalis via Unsplash
Une idée qui s'impose avec force et qui est partagée par une très grande majorité de la population est-elle nécessairement juste? | Chris Barbalis via Unsplash

Un des reproches le plus fréquemment adressés à la réforme des retraites actuellement en cours d'examen par le Conseil constitutionnel est qu'elle va à rebours du progrès. La retraite à 60 ans était un vrai progrès social, qui a commencé à être remis en cause avec la retraite à 62 ans et qui l'est encore plus aujourd'hui avec la retraite à 64 ans. Ce constat est considéré comme une évidence.

Une idée qui s'impose avec une telle force et qui est partagée par une très grande majorité de la population est-elle nécessairement juste? Cela se discute. En 1950, l'âge légal de départ à la retraite était de 65 ans. À ce moment-là, l'espérance de vie à la naissance était de 63,4 ans pour les hommes et de 69,2 ans pour les femmes: cela laissait peu d'espoir de profiter vraiment de sa retraite…

Mais avec la baisse de la mortalité infantile et l'amélioration très nette des conditions de vie au cours de ce qu'on a appelé ensuite les Trente Glorieuses, l'espérance de vie a monté très vite: en 1982, lorsque la gauche a ramené l'âge légal de départ à la retraite à 60 ans, elle était déjà passée à 70,7 ans pour les hommes et 78,9 ans pour les femmes.

Une espérance de vie en bonne santé encore en hausse

En 2022, cette espérance de vie à la naissance s'est établie à 79,3 ans pour les hommes et 85,2 ans pour les femmes, en léger recul par rapport au sommet atteint en 2019 en raison du Covid-19. Si l'on fait les calculs sur cette base, on constate qu'un homme qui naîtrait aujourd'hui aurait la perspective de passer plus de 15 ans à la retraite en partant à 64 ans alors qu'un homme né en 1982 avait seulement la perspective de passer 10,7 ans à la retraite après l'avoir prise à 60 ans.

Pour les femmes, toujours en raisonnant à partir des chiffres d'espérance de vie à la naissance et avec un départ à la retraite à 64 ans au lieu de 60 en 1982, la perspective d'une durée de la retraite est passée de plus de 15 ans à plus de 21 ans.

L'idée de consacrer une partie de l'allongement de l'espérance de vie à un allongement de la vie au travail n'est pas choquante.

Et que constate-t-on? Les chiffres de 1982 étaient considérés à l'époque et avec raison comme un grand progrès (sauf par les gérants des systèmes de retraite à qui la nouvelle donnait quelques soucis d'adaptation); les chiffres d'aujourd'hui, nettement meilleurs même avec un recul de l'âge légal de départ à la retraite à 64 ans, sont considérés comme intolérables…

On peut contester ces chiffres et dire qu'on vit peut-être aujourd'hui plus longtemps, mais que si c'est pour passer du travail à l'Ehpad, la perspective n'est pas réjouissante. La réalité est heureusement nettement moins sombre, ainsi que le montrent les chiffres de la Drees, Direction de la recherche, des études, de l'évaluation et des statistiques du ministère des Solidarités et de la Santé, qui évalue chaque année l'espérance de vie en bonne santé. Il en ressort que ces chiffres sont toujours en hausse et que, en 2021, les hommes âgés de 65 ans pouvaient espérer vivre 11,3 ans sans incapacité et les femmes 12,6 ans, soit une progression de plus de deux ans depuis 2008.

Le recul de l'âge de la retraite, un signal positif

La conclusion s'impose: si l'on veut que le fardeau des retraites ne soit pas exagérément lourd pour les actifs, l'idée de consacrer une partie de l'allongement de l'espérance de vie à un allongement de la vie au travail n'est pas choquante, à condition évidemment de prévoir des aménagements en tenant compte de différents paramètres (âge d'entrée dans la vie active, pénibilité du métier, etc.), les plus pauvres, qui effectuent généralement les travaux les plus pénibles, ayant une espérance de vie plus courte.

Si l'on voulait exprimer cette idée de façon provocante, on pourrait dire que le recul de l'âge de départ à la retraite est un signe positif: c'est la preuve que les conditions de vie se sont améliorées et que l'on vit mieux plus longtemps.

Les Britanniques ont formalisé cette idée. L'âge légal de la retraite est désormais revu périodiquement sur la base d'un rapport d'experts sur l'espérance de vie. Ainsi, le 30 mars dernier, il a été confirmé que l'âge légal serait porté de 66 à 67 ans entre 2026 et 2028. Mais la décision de le porter ensuite à 68 ans a été reportée du fait d'un doute sur le rythme de hausse de l'espérance de vie.

Mais vivra-t-on plus longtemps demain?

C'est là, effectivement, que l'on peut se poser des questions: la tendance à l'allongement constant et rapide de l'espérance de vie peut-elle se poursuivre indéfiniment? Car l'amélioration des conditions de vie dans les pays développés (amélioration d'ailleurs très inégale selon les catégories sociales) a certes été très rapide depuis le milieu du siècle dernier, mais elle s'est faite au prix d'une exploitation encore plus rapide des ressources naturelles. Les avertissements sur les dangers de cette politique n'ont pas manqué, mais ils ont été longtemps ignorés.

Une étape importante a été franchie en 1972, lorsque des chercheurs de l'Institut de technologie du Massachusetts (MIT) ont publié un rapport sur les limites de la croissance (malencontreusement intitulé en français Halte à la croissance?, titre à peine sauvé par son point d'interrogation pour signaler qu'il ne s'agissait pas d'un livre d'opinion, mais d'une étude scientifique).

«Lorsque les réserves de ressources naturelles s'érodent et sont détruites lors du dépassement, la société peut subir un effondrement.»
Dennis Meadows, alors scientifique au MIT, dans la troisième version de Beyond the Limits (2004)

Les membres du groupe de réflexion qui a commandé ce rapport, le Club de Rome, en ont très bien compris l'importance: face à la croissance de la population et à une croissance exponentielle, il leur est apparu évident qu'on allait à «une surexploitation de l'environnement» et que de ce fait on allait compromettre «la capacité de la terre à entretenir la vie».

Cette thèse allait à l'encontre du dogme en vigueur et les économistes l'ont vivement combattue (sur la question de la croissance, droite et gauche ont souvent convergé, leur opposition se focalisant surtout sur les meilleurs moyens de la favoriser et ensuite de répartir ses fruits). Les scientifiques du MIT s'inquiétaient par exemple de la pénurie probable à moyen terme d'un certain nombre de métaux; la découverte de nouveaux gisements venait contredire (en apparence) leurs travaux, donc l'ensemble était suspect et ne devait pas être pris au sérieux.

Avertissement clair, mais peu entendu

Vingt ans plus tard, un de ces chercheurs, Dennis Meadows, a entrepris la publication d'une version révisée, Beyond the Limits, qui n'a jamais été traduite en français. En revanche, une troisième version, publiée en 2004, a été traduite en français en 2012. Dennis Meadows est venu la présenter à Paris; il persistait à affirmer qu'il y avait des limites physiques à la croissance et constatait que plus on attendrait pour agir, plus ce serait difficile. L'avertissement était on ne peut plus clair: lorsqu'une société dépasse les limites de son environnement, «lorsque les réserves de ressources naturelles s'érodent et sont détruites lors du dépassement, la société peut subir un effondrement».

Toujours plus inquiet, mais pas découragé, Dennis Meadows a décidé de publier encore une version de ce texte cinquante ans après la première. Sa persévérance finira-t-elle par être récompensée? Rien n'est moins sûr, mais une chose est certaine: son rapport a atteint une jeune génération qui n'en avait encore jamais entendu parler.

C'est ainsi qu'Audrey Boehly, ingénieure et journaliste scientifique, a eu l'excellente idée de contribuer à propager ses idées en faisant appel à des spécialistes à la compétence incontestée. La thèse centrale de Dernières limites – Apprendre à vivre dans un monde fini est qu'il est impératif de ne plus perdre de temps et d'agir dès maintenant, mais qu'il n'est pas trop tard et que des solutions existent. Chacun de ses entretiens remarquablement menés, très techniques et précis, se termine sur une note positive: qu'il s'agisse de l'agriculture, de la pêche, de l'énergie, etc., il y a quelque chose à faire.

L'emballement du monde

Pour ceux qui ne seraient pas encore convaincus et qui se poseraient des questions sur le sens de l'histoire, un livre tout à fait passionnant vient d'être publié à Montréal. Il est un peu passé inaperçu en France, bien que l'auteur soit un ingénieur français, mais on en a beaucoup parlé au Québec cet hiver dans la presse et à la radio: il s'agit de L'emballement du monde, de Victor Court. Le sous-titre Énergie et domination dans l'histoire des sociétés humaines ne doit pas tromper: certes, c'est un ouvrage très savant qui a demandé un travail colossal à son auteur, mais il se lit comme un roman, dont la fin reste à écrire.

Victor Court est visiblement un homme trop intelligent pour croire que l'on peut tout expliquer par une seule cause, mais le choix d'une relecture de l'histoire au travers du prisme de la maîtrise et de l'utilisation de l'énergie en partant du temps des collecteurs, cueilleurs et chasseurs, pour arriver à l'époque contemporaine, celle des extracteurs, en passant par le temps des moissonneurs, est à la fois éclairant et stimulant.

Toute notre organisation économique et sociale repose sur l'utilisation des énergies fossiles.

Il montre que l'histoire n'est jamais écrite, qu'elle peut hésiter à aller dans telle ou telle direction, qu'il est possible d'en changer le cours, mais qu'à chaque période, «l'énergie a toujours délimité le domaine des possibles» et que toujours «l'énergie et les rapports de domination s'y entrelacent», domination de la nature par l'humain et de l'humain par lui-même.

On y apprend par exemple comment la modification du milieu naturel par l'intervention humaine a commencé à grande échelle dès l'Antiquité: «Pour assurer la production de fer de l'Empire romain, 25 millions d'hectares de forêt (soit deux fois la surface actuelle de la Grèce) sont rasés, laissant des séquelles encore visibles aujourd'hui dans tout le pourtour méditerranéen.» Cet exemple en dit long sur les traces que nous laisserons pour les siècles prochains alors que la croissance s'est emballée, comme le dit Victor Court, ou est devenue exponentielle, comme le montre Dennis Meadows.

Changer de modèle économique et sociétal

Rapport après rapport, le GIEC alerte sur le changement climatique et la nécessité d'agir rapidement pour en limiter l'ampleur et les effets; un autre organisme onusien, l'IPBES (Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques) s'est créé pour alerter l'opinion et les gouvernements sur l'appauvrissement rapide de la biodiversité et réfléchir aux moyens de l'arrêter.

Interrogée par Audrey Boehly, Sandra Lavorel, qui est directrice de recherche au CNRS et participe aux travaux de l'IPBES, est catégorique: «Nous n'avons aucune chance de résoudre les crises conjointes de la biodiversité et du climat en gardant le modèle économique et sociétal actuel. La question n'est pas de savoir si nous devons abandonner ce modèle dans lequel nos sociétés occidentales sont piégées, mais quand et comment le faire.»

N'est-il pas trop tard? Dennis Meadows se veut rassurant: «Il y a assez de ressources encore disponibles et de technologies sur la planète pour offrir à tous un niveau de vie décent et une société équitable, si nous faisons les changements nécessaires.»

Pas de guide pratique pour une sobriété heureuse

Victor Court, lui aussi persuadé de la nécessité d'un changement radical, s'emploie à «démystifier quelques-uns des discours les plus en vogue en ce moment, que ce soit celui de notre salut par le progrès technique ou celui de notre condamnation à un destin catastrophique». Mais il ne cache pas que la période dans laquelle nous entrons risque d'être assez compliquée: «La façon dont ce nouvel équilibre pourrait être mis en œuvre à l'échelle d'un pays, voire du monde entier, reste assez floue. Il n'existe pas de guide pratique pour orienter l'humanité vers la sobriété heureuse.»

La crainte que l'on peut avoir est que ni les gouvernements ni la majorité des gouvernés n'aient encore conscience de la profondeur des changements qui vont devoir être opérés. S'il ne s'agissait que de remplacer les moteurs thermiques par des moteurs électriques, il pourrait y avoir quelques problèmes de transition, mais le choc ne serait pas considérable.

La remise en cause qui s'annonce, pour être efficace et nous permettre vraiment de vivre dans un monde fini, devra être de grande ampleur et nous concernera tous.

Le problème est plus grave: toute notre organisation économique et sociale repose sur l'utilisation des énergies fossiles. Ce sont elles qui ont permis les «progrès» dont nous avons bénéficié jusqu'à ce que nous nous rendions compte que la médaille avait un revers: non seulement ces ressources ne sont pas illimitées, mais leur exploitation intensive a des effets néfastes.

Il est certain qu'une minorité du genre humain a décidé de l'orientation prise au début de ce qu'on appelle maintenant l'anthropocène, période où l'humain marque son emprise sur le monde naturel, et qu'une minorité tient encore à ce que cela continue parce qu'elle en tire pouvoir et richesse. Mais, à des degrés divers, chacun profite de ces «progrès» dans les pays développés ou espère en profiter dans les pays en développement. La remise en cause qui s'annonce, pour être efficace et nous permettre vraiment de vivre dans un monde fini, devra être de grande ampleur et nous concernera tous.

À l'encontre de l'idée dominante de progrès

Après avoir organisé la croissance sans limite, qui faisait la puissance des États et satisfaisait leurs électeurs, les gouvernements vont devoir organiser, pour reprendre les formules utilisées dès 1972 par Dennis Meadows et son équipe, «la croissance dans l'état d'équilibre», qui ne serait pas forcément une stagnation, car «toutes les activités humaines qui n'entraînent pas une consommation déraisonnable de matériaux irremplaçables ou qui ne dégradent pas d'une manière irréversible l'environnement pourraient se développer indéfiniment». Dans l'état actuel de compétition internationale et de course à la puissance, on a un peu de mal à croire que cela se fera.

Et, quand cela se fera, il n'est pas certain que cela sera bien accueilli, car cela ira à l'encontre de l'idée de progrès encore dans la plupart des têtes. Il ne s'agira pas seulement de freiner la dépense en énergie des milliardaires qui se déplacent en jet privé; les mesures à prendre auront un impact sur le mode de vie de chacun, qu'il s'agisse du travail, des loisirs, du logement ou de l'alimentation.

Après avoir reproché aux États leur inaction, on leur reprochera des décisions qui iront à l'encontre des habitudes prises.

Dans un roman qui vient tout juste de sortir, Tsunami, l'écrivain Marc Dugain imagine un président face à un grand mouvement de protestation en tout point comparable à celui que l'on connaît actuellement parce qu'il a pris une mesure très impopulaire destinée à lutter contre le réchauffement climatique. Il est probable que, une fois de plus, la fiction précède la réalité. Et l'on verra des manifestations dans lesquelles on déploiera les mêmes arguments qu'aujourd'hui face à la réforme des retraites; un, il n'y a pas d'urgence, on peut encore prendre le temps de réfléchir; deux, il y aurait d'autres solutions.

Mais on peut aussi rêver et croire qu'un consensus va finir par se former autour de l'idée d'une vie meilleure dans un monde fini et que des gouvernements pourront réunir des majorités assez larges sur ce projet... Dennis Meadows, encore un rapport?

Newsletters

Comment les nazis ont persécuté les personnes trans

Comment les nazis ont persécuté les personnes trans

À l'arrivée d'Hitler au pouvoir, leurs droits ont nettement changé.

Les couples homosexuels sont-ils de plus en plus nombreux en Occident?

Les couples homosexuels sont-ils de plus en plus nombreux en Occident?

En se basant sur des recensements récents, une étude de l'INED fait le point sur la démographie des couples de même sexe.

Us et costumes

Us et costumes

Podcasts Grands Formats Séries
Slate Studio