Égalités / Société

La popularité fulgurante des enterrements de vie de jeune fille

Temps de lecture : 11 min

Ce rite de passage très récent est soudainement devenu une tradition incontournable pour les futures mariées, alors même qu'il reste associé aux stéréotypes de genre.

Lors des EVJF, les participantes consomment souvent de l'alcool de manière décomplexée, l'ébriété cessant d'être l'apanage des hommes. | Ann Danilina via Unsplash
Lors des EVJF, les participantes consomment souvent de l'alcool de manière décomplexée, l'ébriété cessant d'être l'apanage des hommes. | Ann Danilina via Unsplash

Les enterrements de vie de célibataire se sont longtemps conjugués au masculin. Pas question pour les femmes de s'adonner à ce rite de passage subversif! Dès son apparition au XVIIIe siècle, dans les milieux ruraux en particulier, il est réservé aux garçons fiancés qui se livrent alors à une nuit de débauche, souvent en maison close, profitant ainsi de leurs dernières heures de célibat avant les noces.

Les futures mariées, dont la vertu et la chasteté sont rigoureusement surveillées, restent quant à elles sagement dans le giron familial en attendant la cérémonie. Privées de vie personnelle –et notamment sexuelle– en dehors de leur foyer, elles n'ont aucune «vie de jeune fille» à laisser derrière elles.

Une tradition inventée

Dans les années 1970, à la faveur de l'émancipation et de la libération sexuelle des femmes, les enterrements de vie de jeune fille (EVJF) s'ouvrent à elles. «Cette pratique est devenue un phénomène social visible depuis la fin des années 1980, pour revêtir une ampleur insoupçonnée à partir de la fin des années 1990», précise l'ethnologue et professeure émérite à l'Université Paris-Nanterre, Martine Segalen, dans un article publié en 2005.

Florence Maillochon, sociologue et directrice de recherche au CNRS, la rejoint: «Même si les gens le présentent comme une tradition, c'est une pratique très récente qui s'est développée dans les années 2000. Dans les années 1960, ce genre de fête était très rare et quasiment inexistant pour les femmes. La symbolique, à l'époque, c'était vraiment d'enterrer sa vie de garçon.» Si seulement 12% des femmes françaises célébraient ces festivités dans les années 2000, elles sont aujourd'hui 72% chez les moins de 30 ans, selon une étude de l'INED publiée en 2019. Un vrai phénomène de génération, donc, souvent érigé à tort au rang de tradition.

Difficile de déterminer les origines de ce rituel prénuptial pour les femmes. En tout cas, dans tous les pays occidentaux où il s'est popularisé, de la bachelorette party aux États-unis à la hen night au Royaume-Uni, les futures épouses utilisent des codes similaires pour célébrer leur EVJF. Entre filles, le temps d'un week-end, affublées de déguisements et se livrant à des jeux en tout genre souvent reliés à la sexualité, elles entretiennent l'idée d'un rituel désormais commun et incontournable.

«Il y a vingt-cinq ans, les EVJF étaient beaucoup plus “soft” et moins à la mode que maintenant, se remémore Laurie, 46 ans. Il n'y avait pas de pression dans mon souvenir, c'était plus un prétexte pour se voir entre copines, sans parcours initiatique particulier. Maintenant, c'est un gros truc!» Pas de mise en scène ou d'épreuves à affronter, à l'image de la parade désormais associée à l'événement.

«Il est très intéressant de voir que les EVJF sont à la mode alors que, dans nos sociétés, nous avons tendance à effacer les rites.»
Catherine Pugeault, sociologue

«On se retrouve aujourd'hui face à des jeunes persuadés que l'enterrement de vie de célibataire est un rite traditionnel», notait Florence Maillochon, stupéfaite par la rapidité avec laquelle cette pratique s'est démocratisée, dans un article de Causette paru en 2017.

D'après la sociologue Catherine Pugeault, maîtresse de conférences au Centre de recherches sur les liens sociaux (Cerlis) et coautrice du texte «Enterrements de célibat, mariage et ordre familial: quand le mort saisit le vif», il est très français d'inventer des traditions: «L'EVJF participe sans doute de ce qu'on appelle des “traditions inventées” en sociologie. Cela permet notamment de créer un sentiment d'appartenance.» Toute une génération de femmes se retrouve dans ce rituel nouvellement accessible.

À l'image des enterrements de vie de garçon (EVG) originels des hommes et malgré l'émancipation des femmes, les EVJF incarnent un rite de passage. Auparavant, «la cérémonie du mariage était le rite de passage, indiquait Martine Segalen dans un article de L'Obs publié en 2019. Aujourd'hui, ce n'est plus le cas et cette idée de passage est repoussée en amont avec les enterrements de vie de célibataire.» Et Catherine Pugeault d'observer: «Il est très intéressant de voir que les EVJF sont à la mode alors que, dans nos sociétés, nous avons tendance à effacer les rites.»

Une popularité en question

Si les enterrements de vie de jeune fille sont aussi populaires, ce n'est pas seulement en raison de leur aspect rituel. Comment, dès lors, expliquer leur popularité fulgurante? L'une des clés de compréhension réside dans la dimension récréative de l'événement.

Le concept de mariage a évolué: il représente aujourd'hui davantage une grande fête qu'une norme imposée. Les EVJF se sont ainsi construits comme des extensions festives à la cérémonie principale. «Le mariage s'étale maintenant sur plusieurs jours, constate Martine Segalen. On cherche à étirer au maximum dans le temps un moment de fête. In fine, les EVJF constituent la séquence d'ouverture du mariage, un peu comme des préliminaires.»

Par leur volonté de faire la fête, les jeunes générations investissent le champ du mariage et particulièrement celui des enterrements de vie de célibataire. Mais pas question pour autant de réduire les EVJF à un simple divertissement: selon Catherine Pugeault, «cet aspect existe. Mais ce n'est pas juste pour faire la fête, il y a plein d'autres façons de la faire! Les EVJF ne peuvent pas être interprétés seulement sous certains angles: ce ne sont ni complètement un rite de rupture avec le cadre familial, ni complètement une histoire de fête.»

La sociologue insiste notamment sur la place inédite conquise par les femmes dans le succès des enterrements de vie de jeune fille: «Le fait qu'il y ait moins de contrôle social sur les femmes leur a permis de circuler plus facilement et en particulier dans les espaces publics. Une partie des EVJF implique d'ailleurs ces parcours dans l'espace public.» L'un des usages fréquent de l'événement consiste en effet à rendre visible la future mariée dans les rues à travers une déambulation, prenant à témoin les passants et les invitant même à participer.

«Ces femmes se moquent de leur rôle traditionnel, s'approprient les codes du modèle masculin, remettent en question le patriarcat et reprennent le pouvoir.»
Sylvie Borau, enseignante-chercheuse en marketing genré

Le sens profond de l'EVJF serait donc à chercher du côté des transformations sociales, économiques et culturelles entourant les femmes dans les sociétés contemporaines. Les droits acquis par les femmes se matérialiseraient à travers les enterrements de vie de jeune fille, qui consacreraient leur accès à l'égalité.

Au-delà de la prise de pouvoir dans les lieux publics, le rituel se caractérise surtout par une sexualité assumée, revendiquée et affichée ostensiblement par les femmes. De la même manière que les hommes visitaient historiquement des prostituées lors de leur EVG, les femmes se réapproprient aujourd'hui ces codes, elles qui ont désormais une vie sexuelle à enterrer avant le mariage.

Souvent, elles arborent des tenues provocantes aux accessoires érotiques, assistent à des strip-teases masculins et consomment de l'alcool de manière décomplexée, l'ébriété cessant d'être l'apanage des hommes. «J'y vois un côté ironique et humoristique, interprète Sylvie Borau, enseignante-chercheuse en marketing genré à la Toulouse Business School Education. Ces femmes se moquent de leur rôle traditionnel, s'approprient les codes du modèle masculin, remettent en question le patriarcat et reprennent le pouvoir. D'ailleurs, ce sont elles qui organisent leur EVJF et pas des hommes…» La popularité des enterrements de vie de jeune filles s'expliquerait-elle par le féminisme croissant dans nos sociétés?

Aussi séduisante que soit l'idée, la réalité demeure plus complexe et ambivalente. «Dans l'enquête que nous avons réalisée, le féminisme n'était pas au cœur des propos recueillis, tempère Catherine Pugeault. Nous avons plutôt eu l'impression de retomber sur des choses traditionnelles jouées au niveau symbolique.»

Non-mixité et activités genrées

Alors même que les femmes s'émancipent et que les questions de genre tendent à être progressivement déconstruites, les enterrements de vie de jeune fille valident dans le même temps des stéréotypes rétrogrades. «Je suis invitée à l'EVJF d'une personne dont je ne suis pas réellement amie alors que je suis plus proche de son futur époux, raconte Marie*, 29 ans. En fait, les garçons sont invités à l'enterrement du marié et les filles à celui de la mariée. C'est un peu bizarre, j'ai du mal à comprendre qu'encore aujourd'hui la plupart des EVJF soient non mixtes.»

Il est en effet rare que les deux sexes célèbrent ensemble ce rituel. Séparés, chacun de son côté va alors reproduire tous les clichés attribués à son genre, en particulier les femmes. Affublée d'un diadème, d'une écharpe de miss France, parfois outrageusement maquillée et en tenue sexy, la future mariée affiche son appartenance au sexe féminin de manière caricaturale. Les animations, elles aussi, demeurent souvent genrées. Tandis que les hommes s'adonnent à des activités sportives ou considérées comme viriles, les femmes se tournent plus volontiers vers des soins du corps, des cours de cuisine ou des soirées confidences.

«C'est juste plus compliqué d'organiser des activités qui conviennent à tous car souvent, les filles et les garçons n'ont pas forcément les mêmes centres d'intérêt, défend Sophie, 32 ans, actuellement en pleine organisation d'un EVJF pour une amie. Et puis, je trouve ça cool de faire un week-end entre filles et des activités qui vont avec. Cela ne veut pas forcément dire que c'est un week-end 100% girly et qu'on sera habillées en rose bonbon!»

«En matière de mentalités, il y a encore beaucoup d'inégalités et de stéréotypes qui sont rejoués au quotidien et également dans le cadre des EVJF.»
Catherine Pugeault, sociologue

Selon la sociologue Florence Maillochon, les enterrements de vie de jeune fille semblent incarner une contre-révolution féministe des jeunes générations, pourtant à la pointe des questions de genre. «Il y a une forme d'acceptation sociale à se conformer dans ces stéréotypes que je trouve un peu surprenante quand on écoute par ailleurs les discours égalitaristes que tiennent ces jeunes, pointait la spécialiste du mariage, interrogée par BFMTV en 2018. Quitte à inventer de nouvelles pratiques rituelles, pourquoi tomber dans ces panneaux sexistes? Je m'interroge vraiment sur la conscience politique de cette génération qui est capable de faire ça.»

Le nom même de l'événement suffit à hérisser le poil de beaucoup de femmes qui ne se retrouvent pas dans ce rituel, jugé sexiste, patriarcal et rétrograde. «Je n'aime pas le principe de base de l'EVJF, confie Sarah*, 26 ans, dont le mariage aura lieu en juillet prochain. Le nom est nul parce que je n'enterre rien du tout, je ne suis pas une jeune fille mais déjà une femme, je n'ai pas besoin d'être mariée pour être une femme! Appelons ça plutôt un “week-end pré-mariage”.»

Si les enterrements de vie de jeune fille réussissent encore à séduire les jeunes femmes, c'est que les mentalités n'évoluent pas aussi vite que les droits, d'après la sociologue Catherine Pugeault. «Ces dernières décennies, les femmes ont réussi à acquérir de manière inédite des droits fondamentaux, relate-t-elle. Mais en matière de mentalités, il y a encore beaucoup d'inégalités et de stéréotypes qui sont rejoués au quotidien et également dans le cadre des EVJF. Il ne faut pas oublier que ces femmes ont grandi dans une société qui les a socialisées à un ordre conjugal traditionnel.»

«On va avoir un pack filles et un pack garçons»

Sans oublier le coup de pouce du marketing, toujours disposé à rajouter une différence sexuée dans une logique commerciale lucrative. En devenant un phénomène de société, les enterrements de vie de jeune fille sont devenus un phénomène commercial, entraînant même l'apparition d'une activité économique spécialisée.

Organisation d'animations diverses, de voyages et même pack all-inclusive… L'offre commerciale autour des EVJF a bondi ces dernières années. Et le marketing n'hésite pas à jouer sur l'idée reçue selon laquelle l'enterrement de vie de jeune fille est une tradition de mariage bien ancrée, afin d'en faire un must-do.

«Le marketing a surfé sur ce phénomène en ajoutant une couche de genre, précise Sylvie Borau. Au lieu d'être sur un continuum du genre, il crée une dichotomie, un système binaire, dans l'optique de simplifier l'acte d'achat. On va avoir un pack filles et un pack garçons au lieu de faire des propositions d'activités dans lesquelles chacun piocherait.»

Et ça marche. L'amie chargée de l'organisation cherche souvent à se simplifier la tâche et clique ainsi sur le pack filles pour gagner du temps, alimentant l'algorithme. Une tyrannie de la binarité présentée sous couvert d'émancipation féminine, pour booster les ventes. «C'est du “feminism washing”, on utilise l'argument de la femme libérée et sans tabou pour vendre plus», dénonce Sylvie Boreau.

«L'influence du marketing dans la popularité du phénomène est évidente mais elle est secondaire selon moi, nuance toutefois la professeure en marketing. Il n'a pas créé de toutes pièces les EVJF. Certes, il augmente la notoriété de ces événements et les rend binaires en faisant un miroir déformant de la réalité, mais c'est aussi le miroir des demandes des femmes qui sont parfois différentes de celles des hommes.»

Se réapproprier son EVJF

De plus en plus de femmes s'érigent contre ce modèle d'enterrements de vie de jeune fille, qu'elles jugent contraires à leurs valeurs et vision de la vie. La mixité, en l'occurrence, est plébiscitée par de nombreuses femmes jugeant ridicule cette séparation sexuée. «Faire un EVJF mixte m'est apparue comme une évidence, témoigne Sarah, qui vivra le sien dans quelques semaines. J'ai autant d'amis proches masculins et féminins donc je ne vois pas pourquoi j'aurais à faire un choix.»

Du côté des activités, si la norme là aussi semble rester dans l'hypersexualisation et la démonstration du genre, la personnalisation prend de plus en plus de place. Il s'agit avant tout de faire plaisir à la future mariée. Maud, 28 ans, craignait justement de participer à des activités «de filles entre filles» lors de l'EVJF d'une amie en 2020. «Finalement, c'était assez simple, raconte-t-elle. On a fait des activités qui correspondaient à la future épouse, comme des balades ou la visite d'un domaine viticole. Le plus important, c'était de lui faire plaisir.»

Une vision partagée par Marie, qui s'affaire à l'organisation de l'EVJF de sa meilleure amie prévu l'année prochaine: «C'est important que ce soit à propos de ce que la personne aime faire, j'y suis attentive. Avant ça, je vais à un autre EVJF où toutes les activités sont très traditionnelles et genrées, et je ne sais pas si c'est ce que la mariée veut réellement ou si c'est seulement pour rentrer dans les cases de ce qu'un EVJF est censé être.»

«Le fait d'avoir un label apposé à cet événement, ça oblige à s'organiser, à faire l'effort de se libérer du temps.»
Sarah, 26 ans, dont le mariage aura lieu en juillet prochain

Ces épisodes rituels convergeront-ils finalement vers un modèle unique ou évolueront-ils en fonction des spécificités de la future mariée? s'interroge Martine Segalen. Les questions de genre, les nuances de féminité et de masculinité aujourd'hui à l'œuvre dans nos sociétés pourraient faire évoluer la pratique, en la réinventant.

De l'aveu général en tout cas, les enterrements de vie de jeune fille ne sont pas près de disparaître. «Il n'y a aucune raison pour que ce phénomène âgé seulement d'une trentaine d'années cesse d'exister, affirmait Martine Segalen dans son entretien à L'Obs. On peut même se demander si cela n'ira pas plus loin. Puisqu'il y a des fêtes de pacs, y aura-t-il un jour des enterrements de pacs? Et puis, qu'en est-il du couple gay? Toute occasion de faire la fête est à saisir.»

Cette notion de plaisir se retrouve d'ailleurs dans la plupart des velléités des futures mariées, comme Sarah: «On ne prend jamais le temps de passer un moment tous ensemble car tout le monde est dans son quotidien. Là, le fait d'avoir un label apposé à cet événement, ça oblige à s'organiser, à faire l'effort de se libérer du temps. Je veux juste profiter avec les gens que j'aime.»

*Le prénom a été changé.

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