Selon une enquête réalisée par l'association Bipolarité France et publiée ce 30 mars 2023 à l'occasion de Journée mondiale des troubles bipolaires, les premiers symptômes du trouble apparaissent à plus de 50% avant l'âge de 20 ans. Pourtant, seuls 7% des jeunes vivant avec un trouble bipolaire sont diagnostiqués avant l'âge de 20 ans.
Ces difficultés et retards de diagnostic pèsent notablement sur la santé et la vie sociale, affective, familiale et scolaire de ces jeunes. «Les retards de diagnostic font le lit des comorbidités ou des troubles associés et des addictions ainsi que des tentatives de suicide», alerte la professeure Chantal Henry, psychiatre spécialiste des troubles bipolaires et directrice scientifique de la Fondation Pierre-Deniker.
L'enquête réalisée par Bipolarité France pointe que les longs délais de diagnostics ont eu, pour les répondants, des conséquences telles que de l'auto-mutilation (17%), des pensées suicidaires (61%), des tentatives de suicide (38%), des dépenses impulsives et des dettes (44%), une altération des relations (72%) ou encore une perte d'emploi (44%).
Chantal Henry complète: «Ces retards induisent aussi des prises en charge inappropriées, par exemple avec des médications inadaptées ou avec des accompagnements uniquement psychothérapeutiques alors qu'il faudrait adjoindre un traitement avec des régulateurs d'humeur.»
Les bénéfices du diagnostic
Poser le diagnostic, c'est pouvoir mettre en place une prise en charge adéquate qui combine généralement médicaments spécifiques et accompagnement psychothérapeutique incluant une part d'éducation thérapeutique. Celle-ci permet à la personne de mieux appréhender et comprendre ses troubles et de mieux prévenir et gérer les différents épisodes. Cette psycho-éducation permet également de donner aux proches des outils pour éviter d'avoir des attitudes contre-productives.
Pour 60% des répondants à l'enquête de Bipolarité France, la diagnostic a permis une meilleure prise en charge et 69% d'entre eux disent avoir bénéficié d'un meilleur traitement médicamenteux. «Avec une prise en charge globale bien adaptée et un traitement auquel le patient répond bien, ce dernier peut vraiment avoir une vie satisfaisante», confirme Chantal Henry.
Obtenir un diagnostic, c'est aussi, comme le signale Juan Zambrano, psychologue clinicien et chercheur, «un soulagement qui permet au jeune de se sentir moins seul et d'échanger avec des pairs qui vivent la même chose que lui». De fait, pour 68% des personnes bipolaires sondées, le diagnostic a permis de trouver une explication à leurs expériences passées et de se sentir mieux compris.
De simples tourments adolescents?
Mais ce précieux diagnostic met souvent dix ans ou plus à être posé. Si les difficultés d'accès au soin en psychiatrie peuvent être des facteurs explicatifs tout comme une faible sensibilisation aux troubles bipolaires chez le grand public et les médecins généralistes, les caractéristiques de la bipolarité adolescente jouent elles-mêmes en défaveur des jeunes concernés.
«Ces troubles, qui apparaissent entre 15 et 20 ans –parfois un peu plus précocement– peuvent être confondus avec les mouvements d'humeur qui sont le fait même de l'adolescence», reconnaît Chantal Henry. Cela est d'autant plus vrai que les fluctuations d'humeur peuvent être initialement minimes.
Tristesse, fatigue, manque de confiance en soi, irritabilité, agitation, comportements à risque comme pour tester ses limites (et celles de ses parents)… sont autant de symptômes des troubles bipolaires qui peuvent être pris par l'entourage pour de simples tourments adolescents sinon pour d'autres troubles, comme le trouble du déficit de l'attention avec ou sans hyperactivité (TDAH).
Mais, comme l'explique Juan Zambrano, ce qui caractérise les troubles bipolaires, c'est l'alternance bien marquée d'épisodes «up» (maniaques ou hypomaniaques) et «down» (dépressifs) qui peuvent durer d'une semaine à deux mois ou davantage: «C'est vraiment comme si on appuyait sur un interrupteur avec des changements de rythmes subits et très nets», note le psychologue.
«J'avais toujours envie de pleurer alors qu'avant, je “pétais le feu”»
Anaïs, 19 ans, se souvient du moment où ses troubles sont apparus. Elle avait alors 14 ans. «Les premières manifestations ont été une absence totale d'appétit –j'oubliais de passer à table si j'étais seule. J'ai perdu du poids. Je ne ressentais plus non plus la fatigue: impossible pour moi de dormir la nuit. Mais ça ne m'était pas du tout désagréable: je me sentais très productive, pleine d'énergie, avec une créativité de dingue en dessin. Se sont ajoutées des prises de risques inconsidérées, notamment en pratiquant l'exploration urbaine (urbex). Et puis, ma libido était décuplée et démesurée, et elle m'a amenée à faire des choses que je regrette encore aujourd'hui.»
Quelques mois après, la jeune femme connait sa première phase dépressive: «Elle s'est traduite par un énorme manque de motivation, des difficultés à me lever le matin, à me laver, à m'habiller... Toutes les actions du quotidien devenaient vraiment trop pénibles. Je n'arrivais pourtant pas à expliquer ce que je ressentais et je ne comprenais pas mon comportement, d'autant que quelques semaines avant je “pétais le feu” littéralement. J'avais tout le temps envie de pleurer sans savoir pourquoi et je n'avais plus envie de rien. Cette phase a duré un peu moins d'un mois alors je suppose que ça n'a pas assez long pour que ma famille se pose des questions.»
Par la suite et depuis –et comme c'est souvent le cas chez les jeunes femmes–, Anaïs a vécu une dominante d'épisodes dépressifs, ce qui, dit-elle, a retardé le diagnostic. En effet, régulièrement, les épisodes hypomaniaques sont éclipsés par les épisodes dépressifs, puisque ce sont ces derniers qui induisent un décrochage scolaire et un repli sur soi plus visibles et notables. En outre, ces semaines ou mois «up» tendent à induire des comportements socialement valorisés chez les jeunes comme une grande extraversion/inhibition ou une créativité accrue et sont vécus avec un biais positif: «En phase “up” , je me sentais toute-puissante», raconte Anaïs. «Je me disais: “Wahou! Je suis incroyable et capable de tout!” C'était ultra-valorisant. Je me sentais comme sur un petit nuage, au-dessus de tous les tracas, il ne pouvait rien m'arriver, c'était impossible.»
Une prise en charge adaptée compliquée à mettre en place
De fait, les patients ne se plaignent pas de ces épisodes «up» et n'en font pas grand cas en consultation, même s'ils peuvent induire des prises de risques inconsidérées avec notamment des consommations non régulées de toxiques ou des conduites sexuelles à risque. «Durant la phase maniaque, il existe un biais émotionnel positif: tout ce qui entraîne du plaisir est encore plus plaisant et la perception du risque diminue», explique Chantal Henry. «Cette recherche de plaisir causée par des modifications biologiques est extrêmement difficile à maîtriser.»
Alors bien souvent, les jeunes bipolaires se retrouvent avec des diagnostics de dépression et ne reçoivent pas la prise en charge adaptée. «En phase “up”, on ne consulte pas. On se sent très bien, euphorique et prêt à faire de grandes choses. Mais plus dure est la chute et c'est quand on redescend que l'on est amené à voir un médecin, parfois en urgence», résume Anne-Sophie, 52 ans, dont les troubles, diagnostiqués il y a dix ans ont débuté à l'adolescence.
«Il faut être vigilant à ne pas poser d'étiquette trop tôt car les symptômes peuvent se résorber ou déboucher vers autre chose.»
S'ils sont plus rares, il existe aussi des cas où les troubles bipolaires apparaissent avant l'adolescence: «Cela arrive notamment lorsqu'il y a des antécédents de bipolarité chez des apparentés de niveau 1», signale Chantal Henry, qui avertit sur l'héritabilité des troubles. Cette précocité, Virginie, elle-même bipolaire, nous l'a racontée s'agissant de sa fille cadette: «À l'âge de 8 ans, ma fille a perdu son animal de compagnie. Cela a été un énorme choc pour elle et elle a commencé à montrer des signes de grande tristesse ainsi que des accès de violence extrêmement forts. Depuis, elle alterne phases basses et phases hautes en ne bénéficiant que de traitements symptomatiques qui ne marchent pas ou peu.»
Aujourd'hui âgée de 14 ans, la fille de Virginie est déscolarisée et attend de pouvoir accéder à un psychiatre qui saura poser le diagnostic adéquat lui permettant de trouver la prise en charge adaptée. Si Virginie éprouve une certaine colère envers un corps médical qu'elle estime par trop prudent, Chantal Henry considère que ces précautions envers les enfants et les jeunes adolescents ont leur importance: «Il faut être vigilant à ne pas poser d'étiquette trop tôt car les symptômes peuvent se résorber ou déboucher vers autre chose. Pour autant, il ne s'agit évidemment pas de nier la souffrance des jeunes ou de les laisser seuls.»
Ce point fait débat entre de nombreux médecins-psychiatres et les associations de parents d'enfants atteints de cyclothymie (le terme est souvent utilisé chez les plus jeunes chez qui le diagnostic de bipolarité n'a pas été posé), qui souhaiteraient que leur progéniture puisse accéder précocement à des régulateurs d'humeur.
À terme, une solution pour améliorer les diagnostics précoces sera peut-être les tests sanguins actuellement en cours d'élaboration. Ceux-ci pourraient être capables d'identifier des biomarqueurs sanguins permettant notamment la distinction des troubles bipolaires avec la dépression chronique.