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Poutine s'est tiré une balle (nucléaire) dans le pied

Temps de lecture : 5 min

Le président russe a annoncé qu'il allait stocker des armes nucléaires chez son voisin biélorusse, stratégie qui au mieux ne servira à rien, au pire se retournera contre lui.

Le président russe Vladimir Poutine préside une réunion du Conseil de sécurité par liaison vidéo depuis Moscou, le 24 mars 2023. | Aleksey Babushkin / Sputnik / AFP
Le président russe Vladimir Poutine préside une réunion du Conseil de sécurité par liaison vidéo depuis Moscou, le 24 mars 2023. | Aleksey Babushkin / Sputnik / AFP

Vladimir Poutine a annoncé dimanche 26 mars qu'il s'apprêtait à stocker quelques-unes de ses armes nucléaires en Biélorussie voisine. Le haut représentant de l'Union européenne pour les Affaires étrangères a dénoncé «une escalade irresponsable et une menace pour la sécurité européenne». Le ministère des Affaires étrangères ukrainiennes a quant à lui parlé de «nouvelle provocation de la part du régime criminel de Poutine».

Cette initiative a-t-elle de l'importance? Pas vraiment –mais elle pourrait bien se retourner contre son auteur, si l'Occident sait en tirer parti avec habileté.

La réaction plus mesurée du département de la Défense américain a été la plus appropriée: «Nous ne voyons aucune raison d'ajuster notre propre position en matière de stratégie nucléaire.» La décision de Poutine est avant tout irréfléchie et déroutante. Dans la mesure où parler d'armes nucléaires près des frontières de l'Ukraine est une provocation, alors oui, c'en est une, mais uniquement destinée à faire de l'esbroufe –et il est inutile d'en faire tout un plat.

Un moyen de maintenir sa menace nucléaire sans prendre de risque

Voici la situation: la Russie possède environ 2.000 «armes nucléaires tactiques», c'est-à-dire des armes d'une portée assez courte et d'une charge explosive plutôt faible, destinées à être utilisées contre des cibles militaires sur le champ de bataille. Certaines sont des missiles, d'autres des bombes qui peuvent être larguées par des avions; la plupart se situent dans l'ouest de la Russie ou peuvent y être apportées.

En placer une autre douzaine sur le sol biélorusse ne donnera aucun avantage à Poutine et ne modifiera en rien la situation stratégique. Aucune arme nucléaire russe ne sera plus près de l'Ukraine qu'aujourd'hui. Et une arme nucléaire lancée de Biélorussie n'exemptera pas le sol russe de représailles nucléaires occidentales. L'arme utilisée serait toujours russe, et lancée par la Russie (Poutine a exprimé clairement qu'il ne transférait pas le contrôle de ces armes aux autorités de Minsk; Moscou restera aux manettes tout comme Washington contrôle les armes nucléaires américaines sur les bases de l'OTAN). Par conséquent, la Russie serait la cible d'une frappe de représailles.

Poutine semble entreprendre cette démarche pour la montre, et c'est totalement gratuit: c'est un moyen de maintenir sa menace nucléaire au premier plan, sans prendre de gros risque.

De Russie ou de Biélorussie, les conséquences seraient les mêmes

L'espace d'un instant, je me suis demandé si cette démarche ne recelait pas une nouvelle subtilité stratégique en matière de dissuasion nucléaire, une finesse insolite de la réflexion militaire russe qui irait à l'encontre de mes déductions. J'ai donc envoyé un mail à Sir Lawrence Freedman, professeur émérite spécialiste en étude de la guerre au King's College de Londres et un des intellectuels et des chercheurs les plus éminents dans le domaine de la stratégie militaire.

Voici ce qu'il a répondu: «Le principe de la théorie de la dissuasion tient dans l'évaluation des risques et n'a rien de scientifique. Mais toute arme nucléaire lancée contre des humains par la Russie serait traitée de la même manière, qu'elle vienne de Russie ou de Biélorussie.»

«Rappelez-vous de Cuba», a ajouté Freedman, en faisant référence à la crise des missiles de 1962, lorsque le dirigeant soviétique Nikita Khrouchtchev avait placé des missiles nucléaires à Cuba. Le président John F. Kennedy l'avait averti qu'une attaque contre les États-Unis depuis ces bases cubaines, qui n'étaient qu'à 150 kilomètres au large du pays, serait considérée exactement comme une agression depuis des bases situées sur le sol russe.

Peut-être, à un certain moment, le président Joe Biden devrait-il dire la même chose à Poutine, juste au cas où un des fins conseillers du président russe l'aurait convaincu du contraire: toute attaque nucléaire russe, qu'elle parte de Russie ou de Biélorussie, aurait de très graves conséquences.

Une décision complètement idiote vis-à-vis de la Chine

Mais il est aussi tout à fait possible que Poutine n'ait fait que se tirer une très inutile balle dans le pied. Quatre jours auparavant, durant leur sommet ronflant au Kremlin, lui et Xi Jinping, le dirigeant chinois, ont signé une déclaration commune qui dit, entre autres choses: «Tous les États dotés d'armes nucléaires doivent s'abstenir de déployer des armes nucléaires au-delà de leurs frontières.» Cette déclaration était censée être une pique destinée aux États-Unis, le seul pays qui place certaines de ses armes nucléaires à l'étranger –une centaine, dans cinq pays de l'OTAN, qui pourraient être chargées sur des bombardiers.

Jeter aux orties un article de son tout nouvel accord avec son «cher ami» de l'Est est peut-être audacieux de la part de Poutine, mais c'est surtout complètement idiot. La déclaration commune –et le sommet, sous toutes ses formes– reflète par-dessus tout le rôle distinctement mineur de Moscou dans ce partenariat, et Xi, à l'instar de son collègue dictateur, n'a aucune patience pour les manifestations d'insubordination de la part de puissances dépendantes et inférieures.

Xi avait déjà rétropédalé par rapport à sa description des relations entre la Chine et la Russie, juste avant l'invasion de l'Ukraine, comme un partenariat «sans limites». L'expression n'a pas été répétée au sommet du Kremlin la semaine dernière et malgré les vains espoirs de Poutine, Xi n'a pas non plus fait part du moindre soutien moral ou matériel pour l'armée envasée de la Russie.

Poutine a commis un nouvel acte autodestructeur

Biden tient (bien que, compte tenu des réalités politiques, il ne tienne pas démesurément) à trouver des moyens d'apaiser les tensions dans les relations entre les États-Unis et la Chine, afin d'explorer les intérêts communs et d'empêcher que les divergences ne dégénèrent en guerres.

Pour commencer, il n'est pas dans l'intérêt des États-Unis d'entretenir des relations absolument hostiles à la fois avec la Russie et avec la Chine; ensuite, réduire les risques d'une grande guerre en Asie est une bonne chose en soi. Le secrétaire d'État Antony Blinken était sur le point de se rendre à Pékin pour rencontrer Xi –possible prélude à un sommet avec Biden– lorsque la crise des ballons a éclaté. La rencontre a été annulée; les tensions se sont exacerbées. Mais la crise s'est avérée beaucoup moins grave que ce qu'un grand nombre de gens ont voulu laisser croire. Une nouvelle ouverture est tout à fait plausible dans un avenir proche.

Dans le cadre de cette ouverture, Biden pourrait, entre autres nombreuses choses, souligner la trahison flagrante (et ce qui est encore plus inexcusable, absurde) de la déclaration que Poutine vient juste de signer avec Xi. Ce dernier semble tout à fait conscient que son partenariat avec Poutine comporte des risques, que sa seule valeur pour la Chine est la gêne qu'il occasionne aux États-Unis et à l'Europe et qu'il pourrait valoir la peine de l'abandonner si les vraies grandes puissances –dont la Russie ne fait indéniablement pas partie– concevaient un moyen de travailler ensemble.

Si Biden et Xi parviennent à réintroduire le lubrifiant de la diplomatie dans leurs relations, cela pourrait bien advenir, car Poutine vient d'outrepasser les limites et de commettre un nouvel acte autodestructeur. Et c'est bien ça qui pourrait finir par être la principale conséquence de son pari nucléaire en Biélorussie.

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