En 2018, une publicité Nana diffusée en France montrait pour la première fois du sang rouge. S'il est de bon goût de préciser la couleur du sang menstruel, c'est parce que dans l'industrie des produits menstruels, le sang est surtout bleu.
Rattaché à l'imaginaire du soin, le bleu met à distance la réalité et invoque des qualités hygiéniques devenues essentielles à la stratégie de communication des entreprises produisant serviettes et tampons.
Il ne s'agit que d'une stratégie de dissimulation parmi d'autres, comme l'explique brillamment la chercheuse Jeanne Guien dans son ouvrage Une histoire des produits menstruels. Et pendant plus d'un siècle, publicités, packaging et discours marketing n'ont eu de cesse de salir les menstruations pour mieux vendre les produits censés les dissimuler.
Une femme moderne ou rien
Si, jusqu'à l'arrivée des cups, serviettes lavables et culottes menstruelles, les serviettes jetables peuvent sembler avoir toujours été la seule option existante, c'est pourtant loin d'être le cas. Le premier modèle de Johnson & Johnson, commercialisé aux États-Unis dès 1896, a rencontré un succès plus que mitigé, les femmes lui préférant les linges menstruels dont elles se servaient jusqu'alors. Des linges qui ont leurs avantages: ils ne coûtent rien, sont lavables et réutilisables et ne nécessitent pas de dépenser de l'argent chaque mois.
C'est dans les années 1920, post-Première Guerre mondiale, que les serviettes jetables commencent à se démocratiser. Pour se faire une place dans les toilettes des femmes et rendre les linges réutilisables désuets, les marques de l'époque –Kimberly-Clark, Johnson & Johnson, etc.– doivent donc trouver de nouveaux arguments. Afin de prouver l'utilité de leurs produits, elles déploient un vocabulaire tourné vers le futur et l'élévation sociale, que l'on retrouve tant dans les publicités que sur les emballages des produits.
La consommatrice est présentée comme une femme active, bourgeoise, jeune, sportive. «Les serviettes jetables étaient comparées au téléphone, à la lumière électrique, à l'accès des femmes à l'université. Elles étaient associées aux étudiantes et les linges menstruels aux grand-mères et aux mères», rapporte Jeanne Guien. Les marques font passer un message subliminal passif-agressif: si vous n'avez pas de serviettes chez vous, vous êtes vieille et dépassée par votre temps.
À cette image de modernité s'ajoutent des qualités hygiéniques vantées par les marques. L'accent est mis sur les propriétés antiseptiques de la serviette, sa discrétion, la propreté, le confort, la confiance en soi de celle qui la porte. Ce n'est d'ailleurs pas pour rien que l'on parle de serviettes «hygiéniques» et de «protège-slips»: le sang menstruel est sale et les serviettes doivent en protéger et garder au propre.
Dans les publicités, l'accent est mis sur les propriétés antiseptiques des serviettes, leur discrétion, la propreté, le confort, la confiance en soi de celle qui les porte. | Kotex via Wikimedia Commons
Cachez ces serviettes que l'on ne saurait voir
Les règles deviennent un sujet honteux, une chose qu'il vaut mieux taire. Au point que sur le packaging, les menstruations ne sont pas nommées telles quelles. «Les boîtes [de la marque Kotex] étaient ornées d'une petite croix imitant celles de la Croix-Rouge. Nulle part sur l'emballage, le produit ou sa composition n'étaient décrits. Il était parfois suremballé: Kotex était vendu par certains détaillants emballé dans du papier de couleur neutre, afin de faciliter les ventes», détaille Jeanne Guien. En 1919, l'entreprise américaine Sfag-Na-Kins commercialise même des serviettes individuelles présentées dans un emballage à l'effigie d'une infirmière de la Croix-Rouge.
L'expérience d'achat doit elle aussi être discrète, et plusieurs marques développent la vente par correspondance à la fin des années 1920. Comme si, en disant tout haut que vous avez vos règles, toutes les personnes présentes à la pharmacie allaient vous fixer et penser à ce qu'il se passe dans votre utérus.
«Just ask for Kotex», indique une publicité de 1920. | cellucotton products company via Wikimedia Commons
Les packagings inspirés de l'industrie pharmaceutique brouillent également les pistes. «Kotex est si facile à obtenir dans les drugstores, les épiceries et les grands magasins. Pas de conversation inutile au comptoir. Dites simplement: “Une boîte de Kotex, s'il vous plaît”», affirme ainsi une publicité en 1922. La marque poussera encore plus loin l'argument de la discrétion avec la distribution de «coupons d'achat silencieux»: inutile d'avoir à prononcer les mots «serviette», «règles» ou «menstruation» à la pharmacie, un bout de papier suffit à repartir avec ses produits menstruels.
L'emballage bleu (encore) des serviettes de la marque Kotex peut facilement passer pour une boîte de médicaments, et c'est bien le but. | Brewster Publications, inc. via Wikimedia Commons
En attendant de débarquer sur le petit écran, les marques misent sur la pédagogie et produisent des manuels et films éducatifs censés expliquer aux jeunes femmes la nécessité de leurs produits et leur apprendre comment vivre et parler de leurs règles. Le tabou s'instille partout. En Europe et aux États-Unis, les publicités télé et radio pour les produits menstruels sont interdites jusqu'en 1972, et jusqu'en 1980 en Angleterre. Quant à la Pologne, elle fit interdire les publicités télé durant une semaine en 2006, pendant le passage du pape Benoît XVI dans le pays. Les menstruations ne sont pas dignes d'être exposées à la papauté.
Même sans cela, les pubs sont soumises à un certain nombre de restrictions, dont celle de ne pas montrer de sang. Sous couvert de discrétion et de délicatesse, l'encouragement à taire qu'on a des menstruations cloisonne le corps féminin et entretient un tabou qui impacte les expériences des femmes vis-à-vis de leur corps, de leur physiologie et de leur sexualité.
«On a construit un monde où les saignements n'existent pas»
L'ensemble de ces stratégies font partie de ce que la journaliste américaine Karen Houppert nomme la «culture de la dissimulation» dans son ouvrage The Curse – Confronting the Last Unmentionable Taboo: Menstruation. Tandis que la honte des menstruations s'ancre durablement et nie les souffrances menstruelles, les marques réagissent et adaptent leurs canaux de distribution. «À partir de 1922, des distributeurs de Kotex furent placés dans des toilettes des hôtels, restaurants, bureaux, trains», détaille Jeanne Guien.
On promet un achat sans piquer de fard, un tampon invisible, aucune marque de serviette même sous le plus slim des jeans et des produits qui se jettent sans laisser de trace. «De leur mode d'achat à leur mode de mise au rebut en passant par leur conditionnement ou leur mode d'emploi, tout a été fait pour construire un monde dans lequel les saignements ou les douleurs menstruelles n'existent pas, ne font pas partie de l'expérience “normale”, du quotidien socialement partagé», résume l'autrice d'Une histoire des produits menstruels. Les produits menstruels, le marketing et le merchandising tentent de faire oublier les règles et leur réalité.
Présentées comme sales, honteuses et vouées à être cachées, les menstruations n'en sont pas moins devenues une mine d'or pour les multinationales (Kimberly-Clark, Procter & Gamble, Johnson & Johnson, Essity, etc.) qui ont capitalisé dessus, comme sur le tabou qui les entoure. À la clé de ce secret? Des consommatrices fidèles pendant une quarantaine d'années, désireuses d'incarner la femme propre, moderne et discrète qu'on leur a vendue.
Bien sûr, les produits menstruels sont utiles. Mais le tabou occulte de nombreuses informations –composition des produits, sécurité sanitaire, implications écologiques, taxation…–, ainsi que d'autres techniques et pratiques, potentiellement moins coûteuses, à l'instar des coupes menstruelles ou de la version contemporaine des linges menstruels, les culottes lavables, qui ne nécessitent pas d'ouvrir son porte-monnaie chaque mois.