«Qui contrôle les mèmes, contrôle l'univers.» Ce tweet d'Elon Musk a beau détourner une citation célèbre de Dune (écrit par Frank Herbert en 1965 et adapté ensuite par deux fois au cinéma), il n'est pas si farfelu de penser qu'il y croit un peu.
Who controls the memes,
— Elon Musk (@elonmusk) June 26, 2020
controls the Universe
En revanche, ce qui est certain, c'est qu'en rachetant Twitter Elon Musk n'a pas infléchi son usage des mèmes sur la plateforme à l'oiseau bleu, pas plus qu'il n'a arrondi les angles en la matière. Bon gré mal gré, l'homme le plus riche du monde continue d'être l'un des plus grands ambassadeurs de la culture «mèmesque».
— Elon Musk (@elonmusk) March 19, 2023
Pas une semaine ne passe sans que l'entrepreneur ne partage au moins un mème sur son réseau social. Les deux Spider-Man s'accusant d'être identiques, la fille forcée à boire du lait, les Wojak, Pepe la grenouille… Tous les templates les plus célèbres y passent, que ce soit pour répondre à un twitto ou pour partager un mème à ses près de 133 millions d'abonnés.
— Elon Musk (@elonmusk) February 4, 2023
Et en bon troll, Elon Musk se joue lui-même de sa passion. Le 7 mars, il partageait une image du Professeur Xavier, interprété par James McAvoy dans la saga X-Men, se plaignant du fait de ne plus sentir ses jambes, accompagnée du texte suivant: «Quand tu quittes les toilettes après avoir passé une heure à regarder des mèmes.» Pourtant pas son plus grand admirateur, Pablo Pillaud-Vivien, rédacteur en chef de la revue française de gauche Regards, concède en commentaire «être d'accord, pour une fois».
For once, I agree
— pablo pillaud-vivien (@ppillaudvivien) March 7, 2023
Pourtant, même les plus innocentes de ces images s'inscrivent dans une logique d'influence et restent au service d'une stratégie de communication globale très politique. «Les mèmes sont des capsules cognitives et affectives qui renferment une ribambelle d'arguments en une seule image et quelques lignes de texte, résume Albin Wagener, spécialiste des mèmes et enseignant-chercheur en analyse du discours. C'est comme un fichier zip qu'il suffit ensuite de dézipper pour en connaître la teneur.» Mais pour les décompresser, encore faut-il connaître les codes de la culture «mèmesque» et plus spécifiquement de celle qui a influencé le boss de SpaceX, Tesla et Twitter.
Une culture «mèmesque» de forum
Ses premiers succès financiers, Elon Musk les doit au web. Dès l'âge de 12 ans, il vend un jeu vidéo pour 500 dollars, avant de faire fortune avec PayPal près de deux décennies plus tard. Le milliardaire est un enfant d'internet. «Sa culture numérique est facilement identifiable, avance Tristan Mendès France, spécialiste des cultures numériques et de l'extrémisme en ligne. Elle est clairement nourrie du forum 4chan, où règne une culture trollesque, provocatrice et souvent borderline.»
Le forum 4chan est connu pour avoir été un des lieux de naissance des Anonymous, mais surtout pour être un repère de l'extrême droite américaine. De nombreux supporters de Donald Trump ont fait de ce bouillon de culture internet, sur lequel de nombreux mèmes sont partagés, leur QG numérique en 2016.
«Au-delà de l'humour, Elon Musk a une responsabilité. Quand on a 132 millions d'abonnés et qu'on pèse plus que certains chefs d'État, on fait attention aux signaux faibles que l'on envoie.»
Logiquement, les mèmes d'Elon Musk peuvent donc être aussi sulfureux que ceux publiés sur 4chan. Tristan Mendès France a ainsi repéré une récurrence de mèmes autour du IIIe Reich. En février 2022, pour s'opposer à l'obligation vaccinale canadienne et montrer son soutien au «Convois de la liberté», il tweete un mème représentant Adolf Hitler. Le promoteur du nazisme s'y plaint: «Arrêtez de me comparer à Justin Trudeau... J'avais un budget.» La publication provoque un tollé et le milliardaire la supprimera.
«Il faut dire que faire des mèmes avec Adolf Hitler, sans en faire la promotion bien sûr, mais en utilisant ce visuel comme un outil de dérision, ce n'est pas anodin, insiste Tristan Mendès France, également membre de l'observatoire du conspirationnisme Conspiracy Watch. Pareil quand il fait du LOL avec une image de soldat allemand de la Wehrmacht. Le problème, c'est qu'au-delà de l'humour, il a une responsabilité. Quand on a plus de 132 millions d'abonnés et qu'on pèse plus que certains chefs d'État de la planète, on fait attention aux signaux faibles que l'on envoie.»
Elon Musk a décidé de passer outre cette responsabilité. Depuis la crise sanitaire liée au Covid-19, le milliardaire multiplie les appels du pied à la communauté antivax et à l'alt-right américaine. Elles le lui rendent bien.
Un outil de communication et de mobilisation
Le patron de Tesla ne tourne pas tout en dérision. Sa cible favorite: la gauche américaine. Il se moque des personnes affichant le drapeau LGBT+ ou celui de l'Ukraine, au point qu'on ne compte plus les mèmes taclant les progressistes. Une ligne éditoriale orientée, mais qu'il drape derrière la liberté d'expression, discours qu'il utilise également pour justifier la modération plus laxiste depuis son arrivée à la tête de Twitter.
«Les mèmes offrent la possibilité de procéder par opposition: ce que je voudrais versus ce que j'ai. Le tout en le suggérant et sans jamais trop prendre position officiellement.»
Pour un libertarien tendance conservatrice, les mèmes sont un moyen efficace de renvoyer deux communautés dos à dos et de le faire avec transgression, un mode de communication qui garantit une certaine viralité numérique. Pour moquer la gauche, il publie fin décembre 2022 un mème d'un personnage vacciné, soutenant entre autres la cause LGBT+ et le mouvement Black Lives Matter, qui dit à une autre personne seulement affublée d'un drapeau américain: «Ils t'ont lavé le cerveau.»
I’m not brainwashed!! pic.twitter.com/4kx61uu4yy
— Elon Musk (@elonmusk) December 28, 2022
En un mot comme en mille, sur le profil Twitter d'Elon Musk, les «wokes» représentent un repoussoir absolu. «Les mèmes offrent la possibilité de procéder par opposition: ce que je voudrais versus ce que j'ai, abonde Albin Wagener. Le tout en le suggérant et sans jamais trop prendre position officiellement.»
L'avantage de cliver son audience de cette façon, c'est qu'à défaut de soutenir sans détour une communauté, Elon Musk s'offre malgré tout son soutien. «L'attaquer, c'est se mettre à dos une flopée de trolls, déplore Tristan Mendès France. Il existe une vraie synergie entre lui et cette communauté, qui se nourrissent tous les deux. Ça le conforte dans l'idée qu'il est du bon côté et qu'on ne peut plus rien dire.»
Cette stratégie permet de faire passer le milliardaire pour un twitto lambda –un peu à la façon dont il se fait passer pour un simple entrepreneur qui s'est «fait tout seul»– alors qu'il n'en est rien. Ce passionné de mèmes n'est pas un simple amateur de 4chan comme un autre, c'est le patron du réseau social le plus influent de la planète.
Et il possède une rhétorique politique bien identifiée: à en croire ses mèmes, il se battrait contre l'ordre établi représenté par les «wokes» et les médias mainstream… Une partition déjà jouée par le passé par un récent président des États-Unis. Et si, dans une Amérique post-Trump, Elon Musk devenait le fer de lance d'un populisme d'un genre nouveau, à grands coups de mèmes?