Ce lundi 27 mars 2023, Audrey Hale a abattu six personnes dans une école de Nashville, dont trois enfants âgés de 8 à 9 ans. Le président Joe Biden a aussitôt imploré, une nouvelle fois, le Congrès américain de prendre des mesures –les élus Républicains s'opposant à son projet de loi visant notamment à faire stopper la fabrication de fusils d'assaut.
Aux États-Unis, les armes à feu sont devenues la première cause de mortalité infantile, surpassant accidents et maladies. En 2022, plus de 6.000 enfants et adolescents ont été blessés ou tués par balle.
En février, le sénateur démocrate Edward J. Markey a présenté le projet de loi «Protecting Kids from Gun Marketing Act». Pourquoi la promotion pour la vente d'alcool ou de cigarettes serait-elle encadrée, s'insurgeait-il, mais pas celle de la vente d'armes aux enfants? «Pendant des décennies, les fabricants ont ciblé le marché des enfants avec des armes automatiques, des fusils d'assaut semblables à ceux utilisés dans les tueries de masse et autres modèles.»
Il incrimine nommément le JR-15, version enfant du fusil semi-automatique AR-15, vendue par la marque WEE 1 Tactical. Le logo frappant l'arme est glaçant: il figure un crâne d'enfant miniature suçant une tétine. «Une version junior de l'AR-15 n'a pas sa place dans le coffre à jouets d'un enfant, fait valoir Edward J. Markey. L'épidémie de violence armée aux États-Unis fait des dizaines de milliers de morts chaque année alors que les armuriers et les revendeurs continuent de faire passer le chiffre d'affaires avant la sécurité, en ciblant les enfants avec de la publicité pour une arme mortelle.»
Version enfant de l'arme automatique AR-15, le JR-15 est orné d'un logo figurant une minuscule tête de mort suçant une tétine. | Capture d'écran Thunder Punk Radio via YouTube
Un cri d'alerte qui fait écho aux paroles prononcées par Joe Biden quand il était candidat à la présidentielle. Il promettait de mettre en place une série de mesures restrictives, parmi lesquelles l'interdiction de la vente au public d'armes d'assaut ou dotées de chargeurs de grande capacité. «La loi fédérale interdit aux chasseurs de tirer sur les oiseaux migrateurs considérés comme gibier avec plus de trois cartouches dans leur fusil. Cela signifie que notre loi fédérale fait plus pour protéger les canards que les enfants», observait-il alors.
Une prise d'otages légale
Dans la foulée de la tuerie d'Uvalde qui a fait vingt-et-une victimes, dont dix-neuf enfants, en mai 2022, le célèbre entraîneur de basket des Golden State Warriors, Steve Kerr, poussait un coup de gueule devenu viral: «90% des Américains, quelle que soit leur orientation politique, veulent [une régulation des armes]. Nous sommes pris en otage par cinquante sénateurs à Washington qui refusent de soumettre cette mesure à un vote.» Il faut préciser que l'ancien coéquipier de Michael Jordan chez les Bulls a toute légitimité à aborder le sujet de la violence armée: il a perdu son père, alors directeur de l'Université américaine à Beyrouth, sous les balles de terroristes.
Cela fait plus de vingt ans qu'on annonce l'arrivée imminente d'armes dites intelligentes qui ne pourraient être utilisées par d'autres personnes que leur propriétaire. Labyrinthe légal, pressions des lobbies et réticences enracinées semblent autant d'obstacles quasi infranchissables.
Une loi étatique passée en 2002 dans le New Jersey aurait amplement ralenti, même si l'effet était involontaire, le développement du marché du smart gun. La loi Childproof Handgun prévoyait qu'aussitôt qu'un modèle de ce type (la technologie n'était alors qu'une promesse et non une réalité) serait vendu au sein de l'État du New Jersey ou n'importe où ailleurs dans le pays, les armuriers du New Jersey devraient retirer de la vente toute arme n'étant pas personnalisable.
En 2018, cette loi a été remplacée par une autre, plus réaliste: les armuriers ont désormais la simple obligation de proposer à la vente des modèles de ce type quand les smart guns deviendront disponibles.
Mais des lois plus strictes peuvent-elles vraiment enrayer les accidents et empêcher les tueries? Les chiffres rapportés par des pays comme la Norvège, l'Australie ou le Royaume-Uni, qui ont mis en place des mesures variées à la suite de massacres similaires à ceux que connaissent les États-Unis, tendent à prouver une certaine efficacité... Sans totalement éradiquer ce type d'événement, évidemment.
En Australie, on a par exemple pu constater sur une période de sept ans une baisse de 57% du nombre de suicides et de 42% des homicides perpétrés par armes à feu.
La NRA a longtemps soutenu de strictes mesures d'encadrement
La fameuse, toute-puissante National Rifle Association (NRA) compte aujourd'hui 5 millions de membres. Son président Wayne LaPierre est un fervent pourfendeur de la restriction légale du port d'armes. Pourtant, aussi étonnant que cela puisse paraître, la NRA n'a pas toujours brandi l'argument du deuxième amendement. Dans la Constitution américaine, celui-ci garantit depuis 1791 le droit de constituer une «milice bien organisée», «nécessaire à la sécurité d'un État libre» ainsi que par conséquent le «droit du peuple de détenir et de porter des armes».
«Restreindre le droit humain fondamental des Américains respectueux de la loi à se défendre n'est pas la solution. Cela ne l'a jamais été», a argué LaPierre à la suite de la tuerie d'Uvalde. Mais les faits historiques ne lui donnent pas raison: en réalité, la NRA n'a pas toujours adopté ce point de vue, bien au contraire. L'association a même longtemps soutenu de strictes mesures d'encadrement de la vente d'armes (âge limite, délai d'obtention, etc.), avant de prendre un tournant décisif dans les années 1970.
L'association a en fait été créée en 1871 par deux vétérans de la guerre de Sécession, qui avaient remarqué chez les soldats une certaine méconnaissance de l'usage des armes à feu (une étude assure qu'il fallait à une troupe environ 1.000 balles pour atteindre un seul soldat confédéré). La vocation première de la NRA était donc éducative.
Le soutien des gouvernements fédéral et local, qui fournissaient des armes d'occasion ou aidaient à construire des stands de tir, lui conférait un certain pouvoir d'attraction. Puis une série d'attentats (mortels ou pas) visant les présidents entre 1865 (Lincoln) et 1912 (Roosevelt, qui en a réchappé) a incité le gouvernement à lancer le débat de la régulation des armes. La NRA avait un rôle à jouer et entendait bien faire entendre sa voix.
Dans les années 1970, le tournant drastique de la NRA
Mais pas pour s'opposer aux décisions: l'association soutenait absolument les mesures mises en place. Certains profils (repris de justice ou personnes souffrant de problèmes psychiques) ne pouvaient par exemple prétendre à l'obtention d'un permis de port d'arme. Le National Firearms Act de 1934 et le Gun Control Act passé en 1938 ont même été mis au point de concert par la Maison-Blanche, le Congrès et la NRA, permettant un suivi strict des acheteurs, des vendeurs, et du respect des règles établies.
L'entente cordiale durait encore dans les années 1960 quand d'autres mesures ont été imposées dans la foulée des meurtres de John F. Kennedy, de Martin Luther King et de Bobby Kennedy. Mais ces attentats, associés à des vagues de protestations qui ébranlaient le pays, ont incité les Américains à s'armer de plus en plus.
Donald Trump n'aurait pu se passer du soutien de la NRA (ni des 31 millions de dollars que le groupe a injecté dans sa campagne).
Puis, un incident est venu définitivement bouleverser la donne. En 1971, un membre de la NRA qui conservait une véritable artillerie chez lui a été sérieusement blessé par des agents du Bureau of Alcohol, Tobacco and Firearms. La victime, Kenyon Ballew, est devenue l'incarnation même de l'entrave à la liberté de posséder des armes à feu. Pendant des années, il était littéralement exposé comme une bête de foire au cours d'événements organisés par la NRA. Immobile dans son fauteuil roulant, il arborait à son cou une pancarte sur laquelle on pouvait lire ces mots: «victime du Gun Control Act». L'incident aurait par ricochet encouragé la naissance du premier groupe de lobbying de l'association, l'Institute for Legislative Action, en 1975.
Le formidable essor du néo-conservatisme des années 1970 et 1980, en réaction au pacifisme de la nouvelle gauche (New Left) américaine née dans les années 1960, profite à la NRA. Le Républicain Ronald Reagan (élu en 1980) est le premier candidat à la présidence soutenu par la NRA. L'administration de George W. Bush lui confère ensuite un pouvoir inédit (notamment grâce au passage du Protection of Lawful Commerce in Arms Act de 2005). Quant à Donald Trump, il n'aurait pu se passer du soutien de la NRA (ni des 31 millions de dollars que le groupe a injecté dans sa campagne). Rien d'étonnant à ce que ce dernier ait soutenu avec véhémence la proposition de la NRA d'armer les enseignants («pour tuer ces malades de shooters»).
L'illustrateur Herb Block fait allusion en 1993 à l'opposition de la NRA au passage du Brady Bill, qui impose un délai de cinq jours d'attente à tout acquéreur d'une arme. | Library of Congress
Le «Wild West» l'était-il tant que ça?
Le droit de porter une arme et de se défendre serait-il donc aussi historiquement ancré dans la culture collective qu'on le dit, remontant à l'époque de la conquête d'un Far West hostile et truffé de dangers variés? Cette conception de l'histoire des États-Unis serait erronée et entretenue par la publicité ou le cinéma, avance Pierre M. Atlas, professeur de politique publique à l'Université de l'Indiana et membre de longue date de la NRA: «Contrairement à l'imagerie populaire de la conquête de l'Ouest, beaucoup de villes imposaient des restrictions sur le port d'armes qui étaient, j'oserais dire, plus strictes que celles plus récemment mises en place par la Cour suprême.»
Relativement peu d'Américains étaient en réalité armés aux XVIIIe et XIXe siècles. Atlas explique que le sentiment d'insécurité était beaucoup moins prononcé qu'aujourd'hui. Par conséquent, peu d'armes étaient fabriquées et vendues en Amérique. À tel point que lorsque la Révolution y a éclaté en 1765, la pénurie d'armes a fourni l'occasion à la France d'y exporter environ 100.000 mousquets!
«Quand la légende dépasse la réalité, imprimez la légende.»
La donne a changé. À l'heure actuelle, on estime que 42% des foyers possèdent au moins une arme à feu (la moyenne est d'environ quatre par possesseur). On estime qu'elles sont environ 400 millions en circulation dans le pays.
Il faut donc voir dans cette volonté de contrôle des armes, analyse Atlas, une atteinte directe et révoltante à la liberté individuelle pour beaucoup d'Américains. Aussi cynique que cela paraisse, ajoute-t-il, la violence armée serait pour eux «un prix acceptable à payer pour la conserver».
La faute à une «mythologie romancée» de la violence armée, une légende fortement valorisée dans la culture populaire américaine: pour preuve de son emprise sur la culture populaire, Atlas évoque ce pistolet qui aurait tué Billy le Kid et qui s'est vendu aux enchères en 2021 pour six millions de dollars.
«Quand la légende dépasse la réalité, imprimez la légende», faisait dire le réalisateur John Ford à l'un de ses personnages dans le film L'homme qui tua Liberty Valance (1962). Il avait compris la formule. Une légende qui a été savamment entretenue au cinéma par une multitude de westerns (dans lesquels le héros a parfois pu être interprété par Ronald Reagan, futur président des États-Unis) et autres films à l'intrigue on ne peut plus manichéiste. Et qui continue de l'être en 2023, à travers des séries comme Yellowstone.
Tout peut-il être noir ou blanc, bon ou mauvais? Les paroles prononcées par Wayne LaPierre à la suite du massacre de Sandy Hook auraient pu être déclamées par un John Wayne au Stetson bien enfoncé sur le crâne, la main prête à dégainer son arme: «The only thing that stops a bad guy with a gun is a good guy with a gun» («La seule chose qui arrête un méchant avec une arme est un gentil avec une arme»).
En 1923, l'auteur britannique D.H. Lawrence livrait son impression: «L'amour, la démocratie, l'obsession de la concupiscence, toutes ces choses ne sont que des diversions. L'âme américaine est dure, solitaire, stoïque: c'est une tueuse.» Un siècle plus tard, l'actualité ne cesse de lui donner raison.