Docteure en zoologie, Susan Crockford l'assure: la faune polaire prospère en dépit du dérèglement climatique. Dans son Polar Wildlife Report («Rapport sur la faune polaire», en français), publié par la Global Warming Policy Foundation (GWPF) le 27 février 2023, la chercheuse affirme que les espèces qui peuplent l'Arctique et l'Antarctique ne montrent aucun signe d'effondrement malgré la fonte des glaces: «Il n'y a eu aucun rapport sur l'un ou l'autre hémisphère en 2022 suggérant que la faune polaire souffre en raison de la réduction de l'étendue de la glace de mer: aucune nouvelle d'ours polaires ou de morses affamés, phoques morts ou poussins de manchots noyés.»
Ancienne professeure à l'Université de Victoria en Colombie-Britannique, Susan Crockford publie sur son site Polar Bear Science des articles fouillés sur l'évolution des populations d'ours blancs. Elle est également l'autrice de livres tels que Ours polaires: la catastrophe qui n'est jamais arrivée et Ours polaires: faits et mythes. Mais derrière son C.V. universitaire et ses écrits d'allure scientifique se dessine l'influence des climatosceptiques.
Une stratégie de désinformation répandue
Le think tank britannique GWPF, qui a publié son rapport, est un groupe d'influence qui produit quasi exclusivement des études pour remettre en cause les politiques de lutte contre le dérèglement climatique. Ce groupe est lui-même financé par des proches de l'industrie des énergies fossiles.
Quant aux «découvertes» de la Dre Crockford, elles sont relayées par des personnalités, réseaux et médias climato-dénialistes pour minimiser l'impact du dérèglement du climat, comme l'avait déjà mis en lumière l'AFP.
Chercheur en chef pour l'ONG Polar Bears International, John Whiteman constate depuis des années que l'étude des populations d'ours polaires est exploitée comme un débat de substitution à l'origine humaine du dérèglement du climat: «Le raisonnement est le suivant: les ours polaires sont intimement liés à la mer de glace et le fait d'affirmer qu'ils se portent bien permet de nier l'ampleur du changement climatique.» Une stratégie de désinformation tellement répandue qu'elle a été documentée par la communauté scientifique.
Une enquête menée sur quatre-vingt-dix blogs climatosceptiques qui consacrent un article aux ours blancs démontre que 80% d'entre eux ont pour première source d'informations les travaux de Susan Crockford. Pourtant, la même étude souligne que «Mme Crockford n'a pas mené de recherches originales ni publié d'articles dans la littérature évaluée par les pairs sur les effets de la glace de mer sur la dynamique des populations d'ours polaires».
Les climatosceptiques surfent sur le manque d'information
Le plantigrade focalise aussi l'attention des climatosceptiques parce que sa population a bien augmenté depuis le siècle dernier, rappelle Rémy Marion, auteur de documentaires et conférencier spécialiste des ours blancs: «Il y avait beaucoup moins d'ours polaires dans les années 1970 que maintenant parce que l'espèce n'a été protégée qu'à partir de 1973.» À l'époque, le consensus scientifique chiffrait entre 8.000 et 13.000 les ursidés. «Le taux d'abattage était énorme: au moins un millier d'ours étaient tués par an au Svalbard!» s'exclame le documentariste.
Si la Dre Crockford estime qu'aujourd'hui environ 32.000 ours chassent dans les eaux glacées, la réalité serait plus proche des 26.000 individus. Des estimations cependant «bourrées d'inexactitudes», signale Rémy Marion, car la difficulté du travail sur le terrain limite les experts à des réponses partielles: «Il y a 19 populations d'ours polaires, dont 10 sur lesquelles on n'a pas d'informations.»
«Les deux estimations peuvent être utilisées pour créer la fausse impression d'une augmentation [de la population d'ours] au fil du temps.»
Les climato-dénialistes profitent également des erreurs des ONG environnementales, qui usent à tort d'images d'ours faméliques ou exagèrent leur risque d'extinction pour attirer les dons. «En 2007, tout le monde a dit “la population va perdre 30% en dix ans”. Or ces estimations se sont révélées fausses, indique Rémy Marion. Les climatosceptiques ont surfé sur cette communication alarmiste amplifiée par les médias. La menace est réelle, mais noircir le tableau n'a servi qu'à donner de l'eau au moulin des climatosceptiques.»
Certaines études ont été revues à la hausse ces dernières années grâce à l'amélioration des techniques de comptage. «Cela ne signifie pas que ces populations se sont développées, mais plutôt que les estimations initiales étaient tout simplement trop faibles», explique le Dr Steven Amstrup, chef scientifique à Polar Bears International.
«Les scientifiques publient les données disponibles même lorsqu'elles sont incomplètes», note John Whiteman tout en déroulant un exemple: deux études menées dans la baie de Baffin ont estimé la population d'ours présents à 2.072 individus en 1997, puis à 2.826 en 2016. Or, la seconde étude a été menée sur une zone deux fois plus grande que la première.
«L'augmentation de 36% entre les deux études pourrait facilement refléter des différences de méthodes, plutôt qu'un quelconque changement dans la population», détaille le chercheur, pour qui «les deux estimations peuvent être utilisées pour créer la fausse impression d'une augmentation au fil du temps.»
Leur population devrait s'effondrer d'ici à la fin du siècle
D'après la Dre Crockford, le réchauffement du climat n'impacte pas les populations d'ours blancs: «Les données récentes recueillies dans tout l'Arctique [...] ne corroborent pas l'hypothèse, énoncée à plusieurs reprises par les scientifiques sur le terrain, selon laquelle la diminution de glace de mer en été entraîne inévitablement une réduction de la survie des ours polaires: dans la baie d'Hudson, un déclin de la population de 27% sur cinq années n'était associé à aucun manque de glace, et à Svalbard, les ours polaires se portent toujours bien malgré la plus grande perte de glace de mer estivale.»
Interrogé sur la véracité de ces allégations, John Whiteman réfute sèchement: «Ces affirmations sont principalement basées sur l'interprétation de données hors contexte.» Pour le chercheur, la diminution des populations d'ours due au dérèglement climatique est inéluctable. Classée «vulnérable» par l'Union internationale pour la conservation de la nature (IUCN) depuis 2015, la population des ours polaires devrait s'effondrer d'ici à la fin du siècle si le dérèglement climatique se poursuit au rythme actuel, selon une étude publié en 2020 dans la revue scientifique Nature Climate Change.
La fonte des glaces de mer contracte le territoire de chasse printanier des ours blancs. Or cette période est essentielle à leur survie: les phoques y passent davantage de temps à la surface de la banquise et sont plus faciles à attraper. Les ours en profitent pour accumuler l'énergie nécessaire pour survivre le reste de l'année, lorsque leurs proies sont moins accessibles.
Pour John Whiteman, la mécanique biologique est aussi simple qu'implacable: «Comme les ours polaires mangent moins, leur condition physique se dégrade, ils ont moins de chances de survivre et les femelles ont moins de chances de donner naissance à des oursons.» Certains ours passent alors plus de temps sur la terre ferme, où ils se nourrissent de végétation, d'oiseaux et de leurs œufs.
Mais ces sources de nourriture sont insuffisantes: «Les populations de la mer de Beaufort, de l'ouest et du sud de la baie d'Hudson, qui ont fait l'objet des échantillonnages les plus réguliers sur de longues périodes, ont toutes été documentées comme étant en déclin», observe le Dr Steven Amstrup, avant de prédire d'un ton fataliste: «À long terme, peu importe la taille actuelle de la population mondiale. Lorsque la glace de mer ne sera plus disponible pendant une période suffisamment longue, les ours polaires disparaîtront.»