Culture

«Sept hivers à Téhéran», les saisons de l'injustice

Temps de lecture : 4 min

Grâce au montage d'éléments très variés, le documentaire de Steffi Niederzoll devient récit à suspens doublé d'un bouleversant réquisitoire contre un État répressif et misogyne.

Reyhaneh au tribunal, sous la menace mortelle d'une double vengeance, publique et privée. | Nour Films
Reyhaneh au tribunal, sous la menace mortelle d'une double vengeance, publique et privée. | Nour Films

Il y aura bientôt dix ans que cette affaire est devenue (un peu) célèbre. Tant de choses se sont produites depuis, y compris en Iran, qu'on a ensuite perdu le souvenir de Reyhaneh Jabbari et de sa terrible histoire.

Et voici qu'elle est bien là, tout de suite. Elle est là grâce à sa voix, enregistrée au téléphone, elle est là grâce à ses mots, dits par une autre, elle est là grâce à des images d'elle, avant.

Des images d'elle sur les vidéos souvenirs de moments parmi les siens, quand elle était l'aînée de trois sœurs élevées à Téhéran par un couple de parents aimants, et bien décidés à ne pas enfermer leurs filles dans les contraintes que la société et la loi imposent, en Iran, aux humains de genre féminin.

Coupable de ne pas s'être laissé violer

Jusqu'au jour de 2007 où un homme attire la jeune femme dans un appartement sous prétexte de lui proposer un travail, et tente de la violer. Un coup de couteau lui permet de se sauver. Mais le type en question meurt, et il s'avèrera qu'il occupait un poste important dans les services de sécurité.

Contre une femme qui ne s'est pas laissé faire, contre une personne qui ne s'est pas soumise à un représentant de son ordre, la vengeance de l'État sera terrible. Ce pourrait être un scénario de fiction, c'est la chronique documentée d'une affaire tragiquement réelle.

Choisie par la famille Jabbari, dont la plupart des membres sont désormais en exil, la jeune réalisatrice allemande Steffi Niederzoll a reçu d'elle les nombreux enregistrements, images et sons, et documents, textes, lettres, photos, accumulés durant les sept années qui ont suivi l'arrestation de Reyhaneh.

Le film est un montage qui comprend également d'autres images d'archives, des plans tournés clandestinement en Iran aujourd'hui, des extraits de programmes télévisés, des témoignages face caméra, une maquette d'une des prisons où a été incarcérée la jeune femme.

Shole Pakravan, la mère de Reyhaneh, devant la maquette de cellules semblables à celle où fut incarcérée sa fille. | Nour Films

Cette hétérogénéité des matériaux visuels, et aussi sonores –où la véritable voix de la prisonnière alterne avec celle de l'actrice Zar Amir Ebrahimi, qui eut elle aussi affaire aux tribunaux de son pays–, produit un puissant effet.

Sept hivers à Téhéran est en effet à la fois un suspens intense, une chronique du déroulement d'une affaire suscitant de multiples échos, pas seulement à propos de l'Iran, et une constante invitation à interroger ce qu'on voit et ce qu'on entend.

De multiples ressorts

Interroger ne signifie pas forcément douter, mais essayer de comprendre les conditions d'existence de ces images, qui renvoient aussi bien aux conditions de vie de celles et ceux que montre le film qu'aux conditions de production des informations, et des émotions.

Cette inquiétude du regard est d'autant plus féconde qu'elle fait écho aux nombreux films iraniens évoquant différents aspects proches du cas de Reyhaneh Jabbari, en renouvelant les multiples modalités de la mise en abyme dont cette cinématographie fait grand usage.

Mais il s'agit ici également d'autre chose: d'un trouble dans le rapport au droit, aux prises de décisions, à la place relative du collectif (un jugement au tribunal) et du privé (la loi du talion).

Sept hivers à Téhéran reformule de manière terriblement concrète le conflit émanant du dispositif juridique issu de la loi coranique, et qui permet à la «justice» de se défausser sur la famille de la «victime» du passage à l'acte fatal: l'exécution ou non de la peine de mort que cette même «justice» prononce avec une terrifiante facilité.

L'accusée calomniée par les médias officiels iraniens. | Nour Films

Parmi nombre d'autres, Les Enfants de Belle Ville d'Asghar Farhadi ou Yalda, la Nuit du pardon de Massoud Bakhshi mobilisaient ce ressort ô combien dramatique de l'œil pour œil.

Non seulement l'intensité de la situation est évidemment sans commune mesure dès lors qu'il s'agit d'une personne réelle mais, bien mieux que les fictions, le documentaire de Steffi Niederzoll parvient à rendre sensible le fonctionnement des multiples ressorts qui s'activent autour d'un tel cas, du tourment intime des personnes impliquées aux mécanismes de l'appareil judiciaire et policier, des médias, des mobilisations nationales et internationales.

Un combat sans relâche

Accordant une place majeure au combat sans relâche de la mère de Reyhaneh pour tenter de sauver sa fille à tout prix, Sept hivers à Téhéran fait aussi place à la détermination de la jeune femme à ne pas se soumettre au chantage des autorités et de la famille de son agresseur.

La composition à la fois complexe et fluide du film lui permet d'évoquer également les conditions de détention, et la manière dont la prisonnière, qui apparaît tour à tour ou à la fois jeune femme énergique, adolescente terrifiée et héroïne antique, a pu contribuer à agir avec et pour ses codétenues, fréquemment victimes de traitements atroces de la part de leur propre famille avant d'être enfermées souvent pour s'être rebellées.

Humiliée, torturée, fouettée, calomniée dans les médias officiels, Reyhaneh Jabbari apparaît comme une figure de martyre, mais ni elle-même ni le film ne l'enferment dans cette seule posture.

Une image volée par ses proches de la jeune prisonnière grâce à un téléphone portable dissimulé. | Nour Films

Outre la personnalité de Reyhaneh, celles de sa mère, de son père, et d'une certaine manière du fils du violeur qui détient le sort de la condamnée entre ses mains, participent à la narration. Les images volées avec un téléphone portable là où il est interdit de filmer, comme les explications nuancées et argumentées des parents, qui ne sont pas d'accord sur tout, la mère en Allemagne et le père toujours en Iran, font la richesse émouvante de Sept hivers à Téhéran.

Bien évidemment réalisé avant la naissance du mouvement Femme, Vie, Liberté, le film offre pourtant une mise en récit particulièrement puissante des conditions dans lesquelles ce mouvement s'est développé. Il permet aussi que Reyhaneh Jabbari ne soit finalement pas oubliée.

Les critiques cinéma de Jean-Michel Frodon sont à retrouver dans l'émission «Affinités culturelles» de Tewfik Hakem, le dimanche de 15h à 16h sur France Culture.

Sept hivers à Téhéran

de Steffi Niederzoll

Durée: 1h37

Séances

Sortie le 29 mars 2023

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