En prison, la nourriture est une absolue nécessité, certes. Un passe-temps, aussi, une perspective d'avenir, un moyen de lutte, un outil de punition ou même un objet de pop culture. Mais c'est surtout un enjeu essentiel pour la personne privée de liberté. Qu'y mange-t-on? Peut-on avoir droit à un régime adapté à ses convictions? À quoi ressemble un dernier repas dans le couloir de la mort?
Au-delà des clichés, et puisque l'alimentation derrière les barreaux reflète notre organisation sociale et dévoile ses dysfonctionnements, la journaliste Lucie Inland interroge ce que les détenus trouvent dans leur assiette, qui le décide, pourquoi, mais aussi comment.
Son enquête, Surveiller et nourrir–Comprendre ce que la prison a dans le ventre, est paru aux éditions Nouriturfu ce 22 mars 2023.
Nous en publions ici l'introduction.
L'attaque du bio-chamane
Soirée du 6 janvier 2021. Je m'endors devant le live de CNN, incapable de lâcher les images de l'invasion du Capitole par une horde de partisan·es extrémistes de Donald Trump contestant les résultats de la dernière élection présidentielle américaine. Parmi cette foule, un homme se fait immédiatement remarquer par le monde entier. Coiffe à cornes viking et fourrure, torse nu couvert de tatouages d'inspiration nordique, le «QAnon Shaman» –Jacob Chansley à l'état civil, aussi connu sous le nom de Jake Angeli, militant acharné du mouvement QAnon– est arrêté trois jours après cette soirée terrifiante dans son Arizona natal et incarcéré, d'abord à la prison d'Alexandria en Virginie, puis dans celle de Washington D.C. dans l'attente de son procès.
Dès le début de son incarcération Jacob Chansley entame une grève de la faim. Elle dure neuf jours et lui fait perdre au moins neuf kilos. Sa revendication: manger exclusivement de la nourriture «traditionnelle qui a été faite par Dieu» selon ses termes, en accord avec ses convictions spirituelles chamanistes, soit des aliments bio, sans OGM, herbicides, pesticides, conservateurs ou colorants artificiels. Plusieurs médias publient cette information, rapidement suivie de réactions de personnes scandalisées d'une telle demande, non pas pour l'aspect religieux mais qualitatif. Un détenu veut manger autre chose que son plateau repas fade, pour qui se prend-il? S'il est en prison, c'est qu'il a commis quelque chose de mal, il est donc normal qu'il mange aussi mal. Il n'est pas en position de faire le difficile. Il mériterait de faire pénitence au pain sec et à l'eau, d'ailleurs.
Rien de nouveau dans ce type de réactions, déjà pointées par Michel Foucault dans son incontournable Surveiller et punir: «La critique souvent faite au système pénitentiaire, dans la première moitié du XIXe siècle (la prison n'est pas suffisamment punitive: les détenus ont moins faim, moins froid, sont moins privés au total que beaucoup de pauvres ou même d'ouvriers) indique un postulat qui jamais n'a franchement été levé: il est juste qu'un condamné souffre physiquement plus que les autres hommes.»
Même son de cloche dans les tweets de réponse sous mon article sur le sujet publié sur Slate.fr, point de départ de ce livre: la population qui n'a rien à se reprocher a déjà bien assez de mal à manger en pleine période de crise sanitaire et financière, tandis que les personnes détenues sont nourries aux frais de l'État après avoir esquinté le contrat social.
La question de la pertinence des croyances de Jacob Chansley importe peu, mais elle en amène d'autres. Comment les détenu·es mangent-ils, selon leurs convictions religieuses et éthiques, en France et aux États-Unis? Comment ces personnes en situation de privation de liberté font-elles valoir leur droit à manger ce qu'elles veulent, surtout quand elles n'ont pas le soutien dont bénéficie Jacob Chansley?
Qu'en est-il des personnes les plus pauvres parmi la population carcérale, qui dépendent encore plus que les autres de ce que leur lieu de détention accepte de leur fournir comme nourriture? Est-ce que le dernier repas rend la peine capitale davantage moralement acceptable? Quelles sont les représentations qui ont construit notre imaginaire de la prison et des prisonnier·ères? Ce soir-là, j'ai pensé que ce cas très particulier était l'occasion de discuter de tout ceci.
Ce n'est pas une découverte, les détenu·es mangent mal et certain·es usent de stratégies pour y pallier. Le Jewish Chronicle rapportait en 2016 qu'à la prison de Glenochil, en Écosse, une centaine de prisonniers s'étaient déclarés juifs pour obtenir des repas casher, supposant qu'ils étaient de meilleure qualité. La bonne réputation de ces plateaux, aux aliments plus frais et donc plus appétissants, se retrouve dans la série Orange Is The New Black –d'après le récit autobiographique de Piper Kerman Orange Is The New Black: My Year in a Women's Prison–, donnant une place de choix à l'importance de la bouffe sur le moral des détenues, et alimentant également les enjeux de pouvoir.
Plutôt que de se scandaliser de ce privilège d'avoir la possibilité de défendre ses droits, il faudrait plutôt réserver son agacement pour les gamelles des autres détenu·es.
Fournir des repas adaptés aux exigences confessionnelles ou éthiques fait régulièrement débat en France, comme le rapportait le Conseil d'État le 10 février 2016 au sujet d'un détenu musulman du centre pénitentiaire de Saint-Quentin-Fallavier réclamant «des menus composés de viandes halal». Même problème pour les régimes végétariens et vegan, encore minoritaires en France et pas forcément mieux représentés dans les plateaux repas des détenu·es aux États-Unis, relevant pourtant de la liberté de conscience.
Pour François Korber, un ancien détenu français qui s'est battu en 2010 pour plafonner les tarifs de produits cantinés[1], interrogé par Bastien Bonnefous pour Les Inrockuptibles le 14 mai 2010, «les cantines sont un des symboles les plus forts de l'arbitraire carcéral». Difficile d'être repu avec la seule gamelle fournie par l'établissement, mais de nombreuses personnes détenues n'ont pas les moyens de se payer de quoi l'améliorer. Et comme le rappelle, dans Vice, Dany Hellz Kitchen, cuistot de placard aux plus de 36.000 abonné·es sur Instagram et sorti de prison à l'été 2021: «La bouffe, c'est aussi un marqueur de ton statut dans la prison. Celui qui a de la bouffe, c'est celui qui a de la thune.»
Au moyen d'une grève de la faim et de l'acharnement de son avocat Albert Watkins, Jacob Chansley a pu accéder à une alimentation biologique correspondant à ses convictions religieuses, aussi surprenantes soient-elles, et qu'on peut imaginer être plus appétissante et nourrissante. J'ai sollicité Watkins, la prison de Safford où Chansley purge sa peine ainsi que les services religieux du Department of Corrections d'Arizona pour savoir ce qu'il mange précisément, en vain. Je n'ai pas non plus trouvé d'articles de presse répondant à ma question.
Peut-être que l'intérêt est retombé après sa grève de la faim ou que le choix a été fait de garder cette information privée, ce que je comprends. Je suppose qu'il peut cantiner les conserves de légumes, de thon sauvage et de soupe bio qu'il a réclamées à la cour du district de Columbia le 3 février 2021, qu'il en a les moyens financiers avec l'aide de sa mère (qui l'a toujours défendu) et peut-être aussi un emploi rémunéré[2] en détention. Mais plutôt que de se scandaliser de ce privilège d'avoir la possibilité matérielle et médiatique de défendre ses droits, tandis que de nombreuses autres personnes ne l'ont pas, il faudrait plutôt réserver son agacement pour les gamelles des autres détenu·es. Elles méritent au moins autant d'attention.
J'ai la chance de n'avoir jamais été incarcérée, pas même en garde à vue, et de n'avoir jamais dû rendre visite au parloir à un·e parent, ami·e ou conjoint·e. Ça peut s'expliquer par le fait que je suis une femme, à la situation professionnelle actuelle certes précaire entre le journalisme à la pige et un emploi de service mal rémunéré, mais avec un accès à l'emploi et au logement, issue de la classe moyenne fonctionnaire, je suis française et blanche, plusieurs fois diplômée, sans addiction à l'alcool ou aux drogues, et à la santé mentale suffisamment correcte. Tout ceci m'éloigne statistiquement du risque d'incarcération. Pendant longtemps je n'ai pas eu à penser à la prison comme à un lieu où je risquais d'être envoyée.
Quelques événements dans ma vie m'ont obligée à m'extraire de ma naïveté, le plus décisif étant le mouvement social du printemps 2016 contre la loi Travail, particulièrement vigoureux à Rennes, où je réside. Nous sortions tou·tes manifester tenaillé·es par la peur des coups de la police et des représailles flico-judiciaires. Avec la condamnation de quatre étudiants à un à trois mois de prison ferme, après une altercation avec le gérant du restaurant Bagelstein, prononcée le 27 mai 2016 par le vice-président du tribunal Nicolas Léger, juste après l'arrestation spectaculaire huit jours plus tôt de dix-neuf personnes inculpées dans «l'affaire du métro» à la mousse expansive, impossible de me sentir hors du champ carcéral, dans un centre-ville tenu durant des mois par les forces d'État, des doses de sérum physiologique planquées dans mon soutien-gorge en cas de contrôle.
Ma correspondance depuis plusieurs années avec un homme passé par le couloir de la mort américain m'a aussi confrontée aux divers problèmes rencontrés par les personnes détenues dans ce cadre spécifique, qui n'est heureusement plus d'actualité en France.
Nous allons remonter ensemble l'histoire de la nourriture en prison, depuis la geôle du marquis de Sade embastillé, pestant contre «des plats dont le diable ne mangerait pas», jusqu'aux aux repas quotidiens des personnes actuellement privées de liberté, car la question de l'alimentation en prison reflète notre organisation sociale autant qu'elle révèle ses dysfonctionnements.
Ce livre interroge ce que les détenu·es trouvent dans leur assiette, qui le décide, pourquoi et comment, en France mais aussi aux États-Unis, pays dont la population carcérale est la plus importante au monde[3] et risque encore dans une trentaine d'États la révoltante peine de mort, charriant avec elle un imaginaire romancé autour du dernier repas avant l'exécution. En prison, la nourriture est une absolue nécessité, un passe-temps, une perspective d'avenir, un moyen de lutte, un outil de punition ou même un objet de pop culture; mais c'est surtout un enjeu essentiel pour celui ou celle qui est enfermé·e.
La prison demeurant un sujet complexe, inépuisable car insoluble pour le moment, j'ai tâché à mon échelle de journaliste indépendante de rassembler les connaissances nécessaires pour dépasser certaines idées reçues ayant encore la peau dure sur ce que la prison a dans le ventre –la taule ce n'est pas le Club Med et le dernier repas avant l'injection létale certainement pas un buffet gastronomique adoucissant la cruauté–, et pour vous donner matière à la (re)penser.
J'ai volontairement limité mon propos aux établissements pénitentiaires; il y aurait aussi pour sûr beaucoup à dire sur la nourriture servie dans les locaux de garde à vue, les centres de rétention administrative, les unités pour malades difficiles ou encore les camps de prisonnier·ères. Ma demande de visite de la prison de Rennes-Vezin accompagnée d'élu·es a été refusée par l'administration. Je me suis donc, faute d'enquête de terrain, reposée sur les témoignages qui m'ont été confiés, que j'ai pu lire ainsi que sur les travaux de consœurs et frères ayant pu accéder (ou pas, d'ailleurs) aux prisons et leurs cuisines.
1 — Dans les prisons, la «cantine » est une prestation de vente de l'établissement pénitentiaire à l'attention des personnes détenues. Elles peuvent y acheter de la nourriture et des objets de consommation quotidienne de façon très contrôlée par la direction, à des prix variables selon les établissements mais toujours bien plus élevés que dans le circuit d'achat traditionnel. Ces biens achetés sont donc «cantinés». Retourner à l'article
2 — Je précise, car tous les emplois dans les prisons américaines ne sont pas rémunérés. Retourner à l'article
3 — Au moins deux millions de personnes détenues, avec un taux d'incarcération de 639 pour 100.000 habitant·es (chiffres de mars 2021 publiés sur la base de données World Prison Brief). Retourner à l'article