Société / Culture

C'est surtout en Occident qu'on déteste les rats

Temps de lecture : 7 min

Qu'en est-il en Orient, où la représentation de ces rongeurs semble plus positive?

Le rongeur occupe une fonction d'éboueur, traitant les déchets des humains et participant ainsi à la salubrité des villes. | Mert Guller via Unsplash
Le rongeur occupe une fonction d'éboueur, traitant les déchets des humains et participant ainsi à la salubrité des villes. | Mert Guller via Unsplash

Alors que la psychose se réveille dans plusieurs villes de France à l'heure de la grève des éboueurs et des poubelles entassées dans les rues, le rat se retrouve brocardé en place publique comme il l'a si souvent été au cours de l'histoire.

L'animal du démon

La mauvaise réputation du rat au sein du monde occidental ne date pas d'hier. Dès l'Antiquité, les rongeurs sont accusés de provoquer des famines en ravageant les récoltes. À l'époque romaine, des prédateurs comme les belettes, les fouines ou les chats sont déjà apprivoisés pour lutter contre les rats.

Mais selon Éric Baratay, spécialiste de l'histoire des animaux, c'est surtout au Moyen Âge que se construit la réputation négative du rongeur. «La christianisation crée une phobie du rat en l'associant au grouillement, à la dévoration des corps et donc aux puissances ténébreuses. L'idée chrétienne qu'il y a des animaux démoniaques comme le serpent, le bouc ou le rat vient sceller le sort de ces animaux, ils deviennent les animaux du mal.»

Comme Satan est supposé loger sous terre, les créatures qui s'enterrent lui sont directement associées. Les rats grouillent, vont dans les cimetières, dévorent les cadavres… Ces comportements prêtés aux rongeurs réveillent la hantise à leur égard, alors même que le christianisme promet la résurrection des corps.

Pour ne rien arranger, à cette époque existent seulement les rats noirs en Occident, en opposition aux rats gris –aussi appelés surmulots– que l'on connaît aujourd'hui. La couleur satanique de leur pelage renforce ainsi la phobie envers ces mammifères. «On croit à tort que la mauvaise réputation du rat arrive avec la peste, réfute l'historien. Si on sait désormais que le rat noir était effectivement porteur du bacille de la peste, les contemporains ne le savaient pas! On ne tenait donc pas les rats pour responsables de l'épidémie à l'époque. Mais il est évident que cette découverte au XXe siècle a accentué leur mauvaise image.»

Une réputation changeante

Si la déchristianisation progressive n'a pas vraiment modifié les imaginaires au sujet du rat, certaines époques ne lui sont pas aussi défavorables que le Moyen Âge.

Ce rongeur reste un animal déplaisant et destructeur, mais il revêt en réalité une place ambivalente: tantôt mal-aimé, tantôt apprécié pour son utilité. Il occupe en effet une fonction d'éboueur, traitant les déchets des humains et participant ainsi à la salubrité des villes. «Pendant la Première Guerre mondiale, une partie de la population accepte l'idée d'avoir des rats justement pour ce ramassage des ordures, rappelle le spécialiste, auteur de plusieurs livres sur l'histoire des relations humains-animaux. Des soldats, souvent venus des campagnes, les tolèrent dans les tranchées. En fait, c'est une espèce de situation de compromis: les rats sont détestés quand ils s'attaquent aux récoltes et appréciés quand ils s'en prennent aux déchets.»

Des mythes racontent qu'Apollon était à la tête d'une armée de rats, utilisés pour punir les humains à travers des épidémies ou des destructions de récoltes.

Mieux: le rat est même bienfaisant pendant l'Antiquité, utilisé dans les remèdes de l'époque. Si depuis le Moyen Âge, le rat reste symboliquement lié à la saleté et à la maladie, il était autrefois guérisseur. Ses crottes étaient consommées avec du citron et du miel, afin de favoriser la repousse des cheveux. Les petits rats sont aussi employés comme médicaments, administrés par les médecins de l'époque, plongés dans le miel et donnés tout entier à avaler aux enfants malades. «On pouvait certes utiliser le rat comme remède mais ça ne joue pas forcément sur sa réputation, même s'il est vrai qu'il n'y a pas cette angoisse du rat à l'époque antique», nuance malgré tout Éric Baratay.

Le mammifère rongeur pourrait-il alors redorer son blason par son association avec les divinités? Apollon-Sminthée, dieu grec des arts et de la beauté –entre autres–, est surnommé le dieu-rat. Il est d'ailleurs à cette époque souvent représenté avec un rat dans la main droite. Le plus beau des dieux se retrouve donc associé à cet animal si péjorativement connoté. Différentes hypothèses ont été émises à ce sujet.

D'abord, Apollon aurait contribué à la naissance de la cité de Troie à travers un oracle lié aux rats: il aurait prédit à un groupe de Crétois partis fonder une ville en Troade qu'ils devraient s'établir là où ils seraient attaqués par des ennemis surgis du sol. La nuit même, les Crétois furent envahis par des hordes de rats dévorant tout leur matériel. C'est ainsi qu'ils fondèrent la ville de Sminthion, y érigeant un temple dédié à Apollon où des rats sacrés auraient été élevés.

D'autres mythes racontent qu'Apollon était en fait à la tête d'une armée de rats, utilisés comme un fléau pour punir les humains à travers des épidémies ou des destructions de récoltes. Tout bien considéré, pas vraiment de quoi blanchir la réputation du rongeur… «S'il est vrai que le rat est mieux vu à l'époque antique, ça n'entraîne pas forcément de différences concrètes sur sa perception réelle ou son traitement, conclut Éric Baratay. On continue de se défendre contre ses débordements.»

Choyé dans certaines cultures asiatiques

Si la légende du rat au sein du monde occidental semble irrémédiablement entachée, sa bonne réputation semble au contraire bien installée dans le monde oriental, et particulièrement dans certaines zones de l'Asie.

L'Inde en incarne le meilleur exemple, puisque plusieurs croyances y célèbrent le rat comme une divinité. Dans la mythologie hindoue, le rat est symbole de sagesse et d'intelligence. L'un des dieux les plus vénérés d'Inde, Ganesh, le dieu qui permet de surmonter les obstacles, l'utilise comme monture. Toutes les divinités indiennes ont en effet un véhicule animal, fondamental car il vient renforcer leurs pouvoirs, et ces supports divins sont des entités à part entière. Le rat qui transporte Ganesh se nomme Mushika et porte l'esprit de son dieu dans les recoins où ce dernier ne peut pénétrer ni physiquement, ni spirituellement.

Les Indiens vouent un véritable culte aux rats, comme en témoigne le temple de Karni Mata, situé au nord du pays. Ici, plus de 20.000 rats circulent librement. Selon la légende, ces rongeurs sacrés seraient la réincarnation de la divinité Karni Mata et de ses fils. Là-bas, les boissons et la nourriture goûtées par les rats sont bénies et porteraient chance. Les fidèles lèchent ainsi leurs doigts après les avoir trempés dans les bols de lait mis à la disposition des animaux.

Des rats du temple de Karni Mata s'abreuvent à un bol de lait. | Arian Zwegers via Wikimedia Commons

Par ailleurs, en Inde comme dans plusieurs pays asiatiques, la symbolique très positive du rat n'empêche pas sa consommation. Il y est un plat raffiné et coûte parfois plus cher que le poulet ou le porc. Ces pratiques locales sont une preuve de la bonne réputation de l'animal, contrairement à l'Europe où sa représentation péjorative rend inconcevable sa consommation.

Au Japon, le rat symbolise la chance et évoque également le divin. Il est le compagnon du dieu Daïkoku, la divinité de la richesse et de la fécondité. Ce lien avec l'abondance et la prospérité est d'ailleurs fréquent en Asie, car s'il y a des rats, c'est qu'il y a des réserves de nourriture et donc de quoi s'alimenter… En résumé, s'il y a des rats, c'est que vous êtes riches.

En Chine aussi, le rat peut être bien considéré. Premier signe du calendrier, il est associé à diverses qualités comme la ruse, l'intelligence, l'imagination ou encore le charme et l'ambition. «Au cours de certaines dynasties chinoises, le rongeur représentait même l'allié du peuple face aux famines et aux mauvais gouvernements, puisque trouver sa cache de grains pouvait alors sauver une famille pauvre de la faim», raconte Jingjing Han, doctorante en littérature à l'École normale supérieure de Paris et autrice de Entre sauvage et familier, entre sacré et profane – Rat et souris dans la culture chinoise à travers les siècles.

«Il est également célébré à l'occasion du Nouvel An, à travers le rituel du “mariage du rat” où on laisse de la nourriture à portée des rongeurs avant d'éteindre les lumières et d'aller se coucher pour ne pas déranger ce “mariage”. L'objectif est double: convaincre le rat de ne pas parasiter les réserves et bénéficier de sa force de fécondité.»

«Une image positive n'entraîne pas forcément des actions positives»

Pour autant, la réputation du rat n'est pas si reluisante partout en Asie, et notamment –et paradoxalement– en Chine. À l'instar du monde occidental, l'animal y reste considéré comme un destructeur de récoltes et un vecteur de maladies. «Je ne suis pas sûre que le rat ait une image beaucoup plus positive qu'en Occident, confirme Jingjing Han. À ma connaissance, il n'est pas apprécié dans l'environnement quotidien ou dans l'espace public, où il est associé à la saleté et au risque d'épidémies. Il y a régulièrement des campagnes d'extermination. Ce ne sont pas non plus des animaux de compagnie très répandus.»

Si la représentation culturelle, symbolique ou religieuse du rat demeure bien plus glorieuse en Asie qu'en Occident, la perception réelle du rongeur serait en réalité très similaire. Selon la chercheuse, les offrandes de nourritures faites au rat dans les régions rurales chinoises correspondent non pas à une célébration, mais à une imploration pour qu'il épargne les récoltes.

«Les souris sont positives, mignonnes, intelligentes et les rats négatifs, méchants, machiavéliques.»
Jingjing Han, doctorante en littérature à l'École normale supérieure de Paris

Le traitement réservé au mammifère serait quant à lui tout aussi radical qu'ailleurs dans le monde. «Quand on creuse les choses, une image positive n'entraîne pas forcément des actions positives et une représentation négative n'implique pas non plus un traitement plus négatif, développe l'historien Éric Baratay. On a souvent tendance à penser que la vision occidentale du monde animal est mauvaise et que ça explique que l'Occident se comporte durement à l'égard des bêtes, mais je ne suis pas sûr que le traitement concret des animaux en Asie soit plus reluisant.»

Comment expliquer, dès lors, ce décalage entre la représentation élogieuse du rat et sa perception réelle dans les cultures asiatiques? Selon Jingjing Han, en Chine, cette différence est propre au langage courant qui utilise le même mot pour désigner le rat et la souris. «Les aspects positifs du rongeur, comme le fait qu'il permettait aux paysans de survivre pendant les famines si on découvrait sa réserve, renvoient probablement plutôt aux souris ou aux mulots. Aujourd'hui, on retrouve dans les livres pour enfants ou les dessins animés la même séparation qu'en Occident: les souris sont positives, mignonnes, intelligentes et les rats négatifs, méchants, machiavéliques.» Les rongeurs ont encore du travail avant de se faire accepter et de redorer leur blason, en dépit des efforts de Ratatouille.

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