Le prix des cigarettes a de nouveau augmenté le 1er mars en France. La quasi totalité des paquets industriels et de tabac à rouler ont pris d'un jour à l'autre entre 50 centimes et 1 euro, selon les marques. En dix ans, les prix du tabac ont donc flambé de près de 70%. Une inflation de la part d'un État qui, en toute bienveillance institutionnelle bien sûr, veille sur notre santé. Le tabac est un cancer pour l'homme, comme pour les caisses de la Sécurité sociale.
«En France, le tabagisme est la première cause de mortalité prématurée évitable, avec environ 66.000 décès chaque année. En moyenne, un fumeur régulier sur deux meurt prématurément des causes de son tabagisme, et la moitié de ces décès se situent entre 35 et 69 ans», indique une étude publiée par le CHU de Toulouse. Une manne financière pour l'État sans risque de bouffée sociale en contrepartie: qui descendrait dans la rue contre une inflation tabagique?
L'alcool pas plus cool que le tabac
À l'échelle mondiale, les dégâts sont énormes. «Le tabac fait plus de 8 millions de morts chaque année. Plus de 7 millions d'entre eux sont des consommateurs ou d'anciens consommateurs, et environ 1,2 million des non-fumeurs involontairement exposés à la fumée», recense l'Organisation mondiale de la santé (OMS). Fumer tue. Ce n'est pas un scoop. Et il y a fort à parier que les gouvernements à venir continueront d'augmenter le prix des cibiches.
Même si l'État se rémunère grassement sur un paquet de cigarettes, le delta entre la recette fiscale et le coût sanitaire du tabac lui est nettement défavorable. Dans un article pour Ouest-France, Camille Bouza souligne: «Par exemple, pour un paquet à 10 euros, le montant de l'accise [impôt indirect, ndlr] est égal à 6,77 euros et celui de la TVA à 1,67 euro. Au total, l'État récolte donc 8,44 euros, soit 84,4% du prix total du paquet. Hors TVA, 13 milliards d'euros ont été perçus en 2019, selon les chiffres de Santé publique France (SPF). Un montant bien éloigné du coût social du tabagisme, estimé lui à 120 milliards d'euros par an par SPF.»
Reste que l'alcool n'est pas un tendre non plus. Il descend goutte à goutte nombre de ceux qui boivent à s'en rendre malades. «L'abus d'alcool tue chaque année 3 millions de personnes dans le monde, soit une personne toutes les dix secondes. Plus de la moitié de l'ensemble des décès liés à l'alcool (1,7 million) sont attribuables à une maladie non transmissible (MNT), [...] telles que le cancer, les maladies digestives, les maladies cardiovasculaires et les troubles de la santé mentale», précise NCD Alliance, une organisation préventive sur les MNT.
La France n'échappe pas au fléau. Dans un rapport daté de 2019, l'agence nationale Santé publique France chiffre: «En 2015, 41.000 décès sont estimés être attribuables à l'alcool, dont 30.000 décès chez les hommes et 11.000 décès chez les femmes, soit respectivement 11% et 4% de la mortalité des adultes de 15 ans et plus. Ceci inclut 16.000 décès par cancers, 9.900 décès par maladies cardiovasculaires, 6.800 par maladies digestives, 5.400 pour une cause externe (accident ou suicide) et plus de 3.000 pour une autre maladie (maladies mentales, troubles du comportement, etc.).»
Sur le plan économique, l'alcool brasse beaucoup plus
D'où une question. Pourquoi l'État français laisse-t-il impunément l'alcool faire son œuvre mortifère, alors qu'il est vent debout contre le tabac? Parlons chiffres. Début 2022, l'Institut des politiques publiques évaluait la consommation de tabac à environ 2,4% de la totalité du budget des ménages en France, soit à la louche un marché de 750 millions d'euros.
Quel petit business comparé à celui de l'alcool... «Le marché de l'alcool représente une part significative de l'économie française, observe le site Bordeaux Business. [...] Les vins et spiritueux représentent quelque 721.000 emplois en France et le chiffre d'affaires à l'export a augmenté de 8,5% pour atteindre 12,9 milliards d'euros en 2017. Cependant, la consommation en litres d'alcool pur par habitant en France a baissé de 16%. Toutefois, ces chiffres sont à relativiser en fonction du type de boisson.» Récapitulons. Côté nicotine, un marché français d'environ 750 millions d'euros. Côté éthanol, un business national de quasiment 13 milliards d'euros.
Les deux substances ne jouent pas dans la même cour. «En France, surtout en ce qui concerne les vins, les champagne et les liqueurs, le marché vient largement d'une production nationale, alors que les cigarettes vendues chez nous sont presque toutes d'origine étrangère», explique Bruno Cautrès, politologue, enseignant et chercheur au CNRS et au Cevipof. Effectivement, plus une seule cigarette n'est made in France ou presque. Installée à Furiani, dans la banlieue de Bastia, la Manufacture corse de tabacs est la dernière usine à en fabriquer, à visée principalement locale. En effet, la Société d'exploitation industrielle des tabacs et des allumettes (Seita) a fermé l'usine de Carquefou (Loire-Atlantique) en 2014, puis les établissements de Riom (Puy-de-Dôme) en 2016, et de Fleury-lès-Aubrais (Loiret) en 2018, catapultant ainsi des centaines de salariés vers les cendres du chômage –cette période brute de décoffrage, où les fumeurs fument généralement trop. Les Français grillent donc essentiellement, à ce jour, des cigarettes fabriquées en Europe de l'Est et en Europe du Nord.
«L'impact économique d'une augmentation des prix de l'alcool serait beaucoup plus sensible que pour les cigarettes, poursuit Bruno Cautrès. Les viticulteurs, cavistes et négociants disposent de davantage de relais sur le terrain avec le monde politique. Par ailleurs, la consommation d'alcool en France est fortement en baisse. Au cours des dernières décennies, le marché de l'alcool a été très touché par les différentes crises économiques et internationales.» L'alcool, roi des chouchous en Hexagone, doit donc être protégé.
«Les dangers du tabac sont aujourd'hui reconnus par l'opinion publique et les représentants gouvernementaux. La France n'a plus d'intérêt économique dans l'industrie du tabac.»
La loi Évin, adoptée le 10 janvier 1991, marquait pourtant une avancée significative dans la lutte contre les addictions. Loi de santé publique, elle encadrait la vente et la promotion de l'alcool et du tabac. Elle interdisait fissa toute forme de publicité pour les cigarettes et limitait la publicité pour l'alcool, afin d'essayer de protéger les plus jeunes.
Le texte n'interdisait pas pour autant la publicité pour les boissons alcoolisées, pourvu que le Français boive raisonnablement. Le fameux slogan «l'abus d'alcool est dangereux pour la santé, à consommer avec modération» est entendu depuis comme un motif à ricaner, plutôt que comme un conseil médical. En France, au-delà de la TVA, «les droits d’accise représentent 1% du prix du vin, 32% d’un alcool fort et 65% d’un paquet de cigarettes», précisait Le Monde en octobre 2018.
Le marché alcoolier remporte le match des lobbys
À quand un lobby mondial pour soutenir et défendre le prix d'une vie humaine? «Les dangers du tabac sont aujourd'hui unanimement reconnus par l'opinion publique et les représentants gouvernementaux, rappelle Franck Lecas, responsable du pôle loi Évin au sein d'Association Addictions France. La France n'a plus d'intérêt économique dans l'industrie du tabac, sauf les buralistes qu'elle ménage, à grand frais, puisque leurs intérêts sont directement proportionnels au volume de leurs ventes.»
«La question des liens d'intérêts entre secteur économique et décideurs politiques ou administratifs est devenue prégnante, poursuit Franck Lecas. Le lobbying des alcooliers auprès des parlementaires ou des gouvernants est intense, mais il reste opaque et encore admis. Une clarification des modalités de ce lobbying sur le mode de ce qui a été voté en 2015 par le Parlement, à l'égard des cigarettiers, devrait naturellement s'imposer aujourd'hui.» Cette loi, en application depuis le 20 mai 2016, prévoyait que les paquets de cigarettes deviennent neutres et noirs, ainsi dépourvus de toute séduction marketing, de manière obligatoire au début de l'année 2017. Tout le monde en accepte aujourd'hui l'augure. Les lobbies du tabac ont dû s'incliner. Les bénéfices engrangés par la commercialisation de l'éthylisme français ne semblent, eux, pas poser de problème.
Quoi qu'il en coûte à la santé publique
«Les dangers de l'alcool ont beau être connus, la tolérance sociale est encore forte vis-à-vis de sa consommation, reconnaît Franck Lecas. La France est un pays producteur d'alcool. Les intérêts économiques, sur le plan du marché intérieur comme à l'exportation, sont protégés, alors même que les recettes fiscales sont très inférieures au coût social lié à l'alcool, estimé à 120 milliards d'euros.»
Protéger le business donc, quoi qu'il en coûte à la santé publique. «L'augmentation du prix de l'alcool fait partie de ces mesures de prévention qui serait efficace pour sauver des vies, pense Franck Lucas. Une telle augmentation n'aurait cependant que peu d'impact pour nos productions françaises les plus emblématiques.» Comme s'il existait, en France, une consommation d'alcool à quatre vitesses: celle des plus pauvres, celle de la classe moyenne, celle des cadres et celle des plus riches, qui pourront toujours accéder au champagne millésimé, quel qu'en soit le prix.
Prévenir les ravages de l'alcool supposerait une stratégie efficace de la part du gouvernement actuel. Le jeudi 9 mars, celui-ci s'est engagé dans le cadre d'un plan de lutte contre les addictions pour la période 2023-2027: «Les pouvoirs publics doivent s'assurer que les citoyens disposent d'informations sur les risques qui soient basées sur les connaissances scientifiques, à distance des positions idéologiques et des intérêts financiers. Les risques liés à l'usage du cannabis ou à celui de la cocaïne, comme ceux causés par une consommation excessive d'alcool, restent notamment encore trop méconnus.» À distance des intérêts financiers, vraiment?