«Dubaï, quelle ambiance hier! Mais en même temps, je termine mon set avec une terrible nouvelle d'Ukraine: la Russie a encore bombardé nos villes, beaucoup de civils sont morts. J'envoie toujours la moitié de mon cachet pour aider mon pays, les gens et les animaux, cette fois-ci je l'enverrai à Dnipro.» Le message est signé de la DJ Korolova le 15 janvier 2023. Il est singulier, mais loin d'être unique en son genre.
En effet, cette publication d'Olga Korolova fait écho à celles de Nastia alias Anastasia Topolskaia, Miss Monique alias Alessia Arkoucha, Juicy M alias Marta Snitkina… Toutes ces productrices de musique électronique sont ukrainiennes et appartiennent à la même génération, ayant entre 30 et 35 ans. Leur popularité a rapidement tutoyé les sommets, ce qui explique que ces femmes mixent actuellement sur tous les continents.
Dans ce domaine largement dominé par les hommes au niveau mondial, elles sont cinq Ukrainiennes à figurer parmi les trente premières du Top 100 DJane of World 2022 (classement consacré aux femmes DJ). Le pays est tout simplement la nation la plus présente dans le top 30: Miss Monique, Korolova, Juicy M, Nastia et Miss K8 (alias Kateryna Kremko) cumulent plus de 100.000 votes dans ce tableau, preuve du soutien des fans étrangers.
2008, le premier tournant
Cette situation rappelle qu'avant d'être «le pays envahi par la Russie en février 2022», l'Ukraine est une nation qui parvenait de mieux en mieux à exporter sa culture et dont les artistes se créaient de plus en plus d'opportunités depuis plus d'une décennie déjà. Pour Anya Arfeeva, animatrice radio et elle-même productrice de musique électronique, le tournant se situe à la fin des années 2000:
«La crise financière de 2008 a durement touché le pays: la hryvnia, monnaie locale, a subi une forte inflation. Mais de nouvelles opportunités sont apparues. J'ai commencé à travailler dans une station de radio en 2009 à cause de la crise. La société pour laquelle je travaillais jusqu'alors doublait des films pour la Russie et elle a fermé.»
À l'époque, le fonctionnement de l'industrie musicale dans le pays était simple à résumer, d'après elle. Les artistes ukrainiens allaient se produire en Russie et les Russes venaient en Ukraine. Mais cela a changé à l'orée des années 2010. Sur l'une des scènes du festival KaZantip, qui se déroule alors encore en Crimée, certaines artistes féminines, dont Nastia, se mettent à jouer.
D'autres jeunes femmes s'en inspirent. «Jusqu'ici, le métier était strictement masculin», rappelle Anya Arfeeva, qui s'est elle-même tournée vers les platines en 2010, alors qu'elle travaillait à DJFM radio, une nouvelle chaîne qui a notamment permis à la jeune DJ Juicy de se faire découvrir.
Des femmes qui mixent, c'est une attraction et certaines saisissent l'occasion. «C'était de l'argent facile. Des Ukrainiennes ont commencé à faire carrière, d'autres se sont contentées de signer des contrats en Chine, en Turquie ou en Inde par exemple, où il y avait peu de DJ, raconte Anya Arfeeva. Les filles étaient activement recrutées dans les clubs parce que c'était atypique d'avoir une personne sexy à la console qui joue quelque chose de différent.»
Un phénomène amplifié par la révolution de Maïdan
La scène électro ukrainienne continue toutefois son développement, sous l'inspiration de la chaîne de radio Kiss FM, lancée en 2002 par Anton Ceslik, qui a fait le choix de se focaliser sur l'electronic dance music (EDM, musique de danse électronique). Anya Arfeeva y travaille depuis 2012. Avec elle, trois hommes et deux autres femmes sont les «DJ résidents» de la station et effectuent des tournées en 2014.
Cette année est marquée par la révolution de Maïdan, mouvement qui a permis aux artistes nationaux d'ouvrir les yeux d'après Kirill. Ce journaliste ukrainien explique que les artistes de son pays ont notamment plus régulièrement écrit leurs textes en anglais, afin d'être plus facilement diffusés dans le monde entier. Et la scène de musique électronique ukrainienne est bouillonnante. Un nouveau festival y a été introduit en 2017, l'Atlas Weekend, où Anya Arfeeva a pu jouer.
«Lors de mes concerts, je joue sous le drapeau ukrainien pour rappeler aux gens que la guerre est toujours en cours.»
Autre événement d'intérêt: une loi entrée en vigueur en 2018 impose à la télévision et à la radio nationale de diffuser une proportion de contenus en ukrainien ou produits dans le pays. Selon Nastia, interviewée par Trax en 2017: «Nous vivons à la meilleure époque pour la scène électronique, qui peut se développer de plus en plus en Ukraine.» Avec comme clé la transmission: Olga Korolova a par exemple donné des cours de mixage dans deux écoles, à Kiev et Kharkiv. La DJ soulignait fin 2021 auprès du média System 108 l'émulation locale du secteur:
«Nous nous en sortons vraiment bien. Après la révolution de Maïdan, la musique électronique ukrainienne a connu une révolution, avec de nouveaux clubs, des groupes de promotion, de nouveaux artistes locaux très talentueux. Et puis la quarantaine [liée à la crise du Covid-19, ndlr] est arrivée. Cela a également joué en notre faveur! Nous avons vécu la quarantaine différemment du reste de l'Europe. Oui, tout était fermé, mais des fêtes étaient tout de même organisées, légalement ou non. [...] En outre, un nouveau club génial a été ouvert, qui est rapidement devenu une sorte de Mecque. Tout le monde l'appelle “Kirillovskaya”.»
Une nouvelle mission
Les superstars ukrainiennes comme elle mixent désormais aux États-Unis, au Brésil ou encore en Australie. Ce phénomène n'a pas été stoppé par l'invasion russe en Ukraine le 24 février 2022. Mais cette attaque a eu des conséquences immédiates pour certaines artistes. Daria Kolosova, qui s'est mariée la veille de cette date fatidique, est sans nouvelles de ses grands-parents et de son père depuis. Ce dernier a simplement laissé un commentaire sur les réseaux sociaux de sa fille: «Tu es une put*** de patriote.»
Impossible pour l'artiste de renier sa nation, au contraire. «Lors de mes concerts, je joue sous le drapeau ukrainien pour rappeler aux gens que la guerre est toujours en cours et cela fait plaisir de voir des drapeaux dans la foule lors des festivals», confie-t-elle au magazine néerlandais Numéro.
Depuis le début de cette guerre, les DJ d'Ukraine sont investies d'une nouvelle mission: aider leur pays. Cela passe par des actions comme des levées de fonds, mais aussi par un important travail de sensibilisation.
Chaque set, chaque concert est une occasion de rappeler la situation actuelle de leur pays. Leurs réseaux sociaux sont devenus des tribunes politiques ou des pages d'aide. Daria Kolosova a ainsi épinglé des dizaines de stories Instagram sous le titre «Help Ukraine», où certaines personnes proposent des solutions sur place à d'autres dans le besoin.
Les femmes DJ n'hésitent pas non plus à partager les photos de l'horreur, comme celles des cadavres découverts à Boutcha. Miss Monique l'a fait, répondant ensuite directement aux commentaires des internautes partisans de Poutine. «Une roquette a été envoyée dans la maison de ma famille. [...] Vous êtes probablement assis dans votre confortable appartement, et savez-vous quelle est la différence entre vous et moi? J'ai vu cette guerre et [...] j'espère que vos yeux ne verront jamais ce que les miens ont vu.»
Les DJ ukrainiennes s'opposent aussi frontalement aux Russes sur la scène musicale, lieu de lutte comme les autres: Nastia a ainsi refusé de participer à un festival où des artistes russes figuraient parmi les têtes d'affiche. Des artistes électro ukrainiens ont aussi rédigé une lettre ouverte pour dénoncer l'attitude de leurs homologues russes et appeler au boycott.
En attendant la fin de la guerre, les stars ukrainiennes continuent à mixer dans le monde entier. Korolova garde la même habitude, à Dubaï comme en Argentine, celle de conclure tous ses concerts par son titre «Be strong»: «C'est devenu le symbole du courage de la nation ukrainienne pour beaucoup de monde. Je joue toujours ce titre en dernier, portant fièrement le drapeau de l'Ukraine, avec des larmes dans mes yeux, toujours.» Elle et ses consœurs ne cesseront pas de jouer de sitôt.