«Prendre de l'âge est considéré comme un pêché», déclarait Madonna en 2016, en réponse aux nombreuses réflexions reçues sur son apparence. Depuis, ces critiques ne se sont pas seulement amplifiées: elles tournent désormais au lynchage numérique. Pour la chanteuse de 64 ans, cela n'a pourtant rien de nouveau.
Déjà dans les années 1990, elle était accusée de ne pas vouloir se comporter selon son âge. Dès le début de sa carrière, Madonna avait même anticipé le traitement qui lui serait réservé une fois passée 40 ans. Ces critiques récurrentes sur son âge sont maintenant principalement issues des réseaux sociaux, mais elles ont aussi été entretenues par certains médias. De quoi nous interroger sur le regard que porte notre société sur le corps des femmes.
Sa liberté n'a pas d'âge
«Calme-toi, mamie!», pouvait-on lire en double page dans le magazine anglais Smash Hits en 1993. À l'époque, Madonna vient de sortir Erotica, un cinquième album à l'esthétique sexuelle pleinement assumée, qui lui vaudra un flot de remarques acerbes de la part des médias. On lui reproche notamment d'être trop provocatrice pour son âge: elle vient alors tout juste d'avoir 35 ans.
in 1993 smash hits magazine called madonna a “grandma” (derogatory, of course) at 35 years old. i would bet money that there is not one single publication in the history of music journalism that has called any male artist in their 30s (or even 40s) a grandpa. pic.twitter.com/vX0ZIWNNPR
— gus (@TheWormShepherd) December 10, 2022
Il y a une décennie, à quelques années de la soixantaine, les critiques évoquent cette fois les bras veineux de la star ou ses rides. Ce à quoi elle répond lors d'une interview en 2015 que «le sexisme et l'âgisme sont interconnectés. Je ne crois pas que les hommes soient confrontés à l'âgisme. [...] Pourquoi Mick Jagger aurait le droit de s'amuser (et de sortir avec quelqu'un de 25 ans) et pas moi?»
Selon Popslay, YouTubeur spécialisé dans la culture et la musique pop, «Madonna s'est pris des critiques tout au long de sa carrière. Elles sont très clairement teintées d'âgisme et de misogynie. Ce qui est fou, c'est que ça existe depuis le début de sa carrière.» Dans l'une des vidéos qu'il lui consacre et parue en mai 2022, le créateur de contenus rappelle notamment une interview de 1992, lors de laquelle Madonna était interrogée sur les attentes que l'on aurait d'elle lorsqu'elle aurait passé 40 ans. Les propos de la star sont alors d'une pertinence quasiment prophétiques.
«Elle a raison quand elle dit que le monde refuse de célébrer les femmes qui ont plus de 45 ans», affirme Amanda Castillo, journaliste et autrice d'un livre intitulé Et si les femmes avaient le droit de vieillir comme les hommes? Selon elle, les remarques visant Madonna sont le signe de la pression sociale visant l'âge des femmes dans les sociétés occidentales. En ce sens, les critiques adressées aux popstars seraient révélatrices de ces attentes démesurées.
«Le monde célèbre les femmes de plus de 45 ans quand elles réussissent la prouesse d'en paraître 30, comme c'est le cas de Jennifer Lopez, dont on parle beaucoup en ce moment, explique Amanda Castillo. Ces femmes-là alimentent le dégoût social envers les femmes qui ne parviennent pas à faire semblant que le temps ne passe pas.»
Pour Madonna, néanmoins, pas question de laisser son âge lui dicter sa conduite. «Elle a toujours su se servir des critiques de façon intelligente, afin de faire évoluer les mentalités, décrypte Popslay. Désormais, elle nous montre ce que c'est de vieillir avec optimisme et audace!»
Une éternelle avant-gardiste
Et si Madonna restait tout simplement fidèle à elle-même en nous confrontant collectivement à nos propres préjugés? «Elle fait exactement ce que font les hommes, finalement, ajoute Amanda Castillo. Je trouve qu'elle est très inspirante. Elle se fiche du regard des autres et continue de vouloir exister, de travailler, de créer.»
Sur les réseaux sociaux, les posts de la star sont scrutés, commentés, critiqués. Elle continue de communiquer à sa manière: sans filtre. Lorsqu'elle publie une photographie sur un lit, les fesses visibles sous ses collants, certains n'hésitent pas à la qualifier de «folle», estimant qu'elle serait trop âgée pour continuer de poster de tels contenus.
Selon Amanda Castillo, notre manière de concevoir la vieillesse est le résultat d'une production culturelle. «Les industries de la mode et du divertissement travaillent à plein temps pour redéfinir la beauté féminine selon une image fantasmée de la femme-enfant, lorsqu'elle ne sexualise pas carrément les petites filles. Britney Spears a été propulsée star mondiale à 16 ans, grâce à “Baby One More Time”, un tube sur lequel elle se déhanche en tenue d'écolière, tresses et pompons roses. Brooke Shields a posé nue pour Playboy à 10 ans. Jodie Foster a joué une prostituée dans Taxi Driver à 12 ans, etc.»
Amanda Castillo poursuit: «C'est un dispositif culturel prégnant et précis qui prédestine la sexualité des hommes, qui marque leur libido au fer rouge, qui leur inocule le fantasme de la très jeune femme, voire de l'écolière de 12 ans à couettes, jupe plissée et chaussettes hautes.»
Une reine de la pop qui bouscule les normes et «redéfinit les codes»
Au-delà des jugements autour de l'âge de Madonna, c'est aussi sa pratique de la chirurgie esthétique qui est critiquée en filigrane. Sur ce point, la question est aussi bien plus complexe que ne voudraient le laisser entendre ses détracteurs. «On répète aux femmes qu'elles ne sont que leur corps et que la vieillesse détruit leur valeur, analyse Amandine Castillo. La valeur sociale de l'homme ne dépend pas à ce point de son corps. Cela génère donc beaucoup d'angoisses et de névroses chez les femmes. […] L'assignation à la beauté à travers la chirurgie esthétique a un certain rôle: celui d'objet désirable. Madonna donne le sentiment de lutter durement pour rester près du modèle de séduction lié à la jeunesse. On peut se demander si elle a véritablement réussi à exister en dehors du regard des hommes, si elle ne s'auto-objectifie pas par moments, ce qui contraste avec sa puissance.»
C'est donc tout un système patriarcal, basé sur le regard des hommes, qu'il nous faut questionner. Au sein de celui-ci, ils sont autorisés à assumer –si ce n'est revendiquer– de ne plus vouloir des femmes une fois qu'elles ont passé un certain âge. «Deux type d'hommes vouent un culte à la jeunesse, souligne Amanda Castillo. Il y a les pygmalions, qui cherchent une femme-chenille pour en faire une femme-papillon, qu'ils quittent aussitôt. Et il y a les angoissés, qui épousent des jeunettes à répétition car sinon, ils voient leur propre mort dans le corps vieillissant de leurs compagnes.»
Si d'année en année, Madonna reste considérée comme une pionnière de la provocation, ce n'est souvent que de manière rétroactive que sa contribution est appréciée. Popslay interroge: «Est-ce qu'une Miley Cyrus aurait pu twerker sur la scène des MTV Video Music Awards [en 2013, ndlr] sans une Madonna avant elle? Et Rihanna, aurait-elle pu chanter “S&M” en 2010?»
À 64 ans, Madonna continue donc de pousser le curseur toujours plus loin, quitte à être incomprise. Pour l'instant en tout cas. «Elle a redéfini les codes, ajoute Popslay. Ce qu'elle a réussi à montrer, c'est que pour avoir du succès, il ne suffit pas uniquement d'être jolie et de savoir bien chanter. Elle a été un modèle de force, d'émancipation, de pouvoir. Et malgré la déferlante de haine à chacune de ses prises de parole, force est de constater qu'elle est toujours pertinente. Les places de son dernier concert se sont vendues très rapidement et ses fans lui sont toujours loyaux, même après plus de quarante ans de carrière.»
Les mentalités peinent à bouger
Effet boomerang de la libération de la parole après #MeToo, les critiques visant les femmes se font de plus en plus acerbes sur les réseaux sociaux. En Argentine, celles-ci ont été particulièrement virulentes à l'égard d'une actrice de 76 ans, Moria Casán. Une photo volée de la star, en bikini sur la plage, a été publiée sur internet avec ce commentaire: «Cachez-vous et comportez-vous comme ce que vous êtes: une femme âgée.»
La comédienne argentine s'est défendue en revendiquant que «graisse + cellulite + césarienne = la liberté», recevant même le soutien de la porte-parole du gouvernement, Gabriela Cerruti. Ces critiques ont réveillé la colère de celles et ceux voulant venir à bout du jeunisme ambiant dans le pays, appelant alors à une «révolution des vieilles».
Reinvidico la soberanía de mi matríz y mi cesarea en el día del Birthday de @GalaCastiglione video sin filtro by @magali_lafuente #Aguante la revolución de las viejas, thanks a @gabicerru por enviarme el artículo del diario francés #LeMonde mi verdad llegó a EUROPA #LEVEL pic.twitter.com/4bsF13v799
— Moria Casán (@Moria_Casan) January 24, 2023
En France, cette question traverse aussi les industries culturelles, comme le cinéma. On se souvient de l'émouvante déclaration d'amour au septième art de la part d'Annie Girardot, alors âgée de 64 ans, durant la cérémonie des César en 1996. Après une quinzaine d'années sans rôle de premier plan sur grand écran et récompensée du trophée de la meilleure actrice dans un second rôle pour son apparition dans Les Misérables de Claude Lelouch, elle déclarera: «Votre témoignage, votre amour me font penser que peut-être, je dis bien peut-être, je ne suis pas encore tout à fait morte.»
Mais les mentalités peinent à évoluer. Une étude du Centre national du cinéma et de l'image animée (CNC), publiée en novembre 2020, constate par exemple que le pourcentage de femmes apparaissant à l'écran commence à baisser une fois que ces dernières ont passé les 30 ans. Au-delà des 40 ans, les actrices ne représentent plus qu'un tiers des effectifs. Et alors qu'au sein de la population, un quart des personnes majeures sont des femmes de 50 ans ou plus, elles n'ont représenté que 7% des rôles dans le cinéma français en 2021, en recul par rapport à 2020 (9%) et 2019 (8%).