C'est une étape de la vie de son entreprise LVMH que Bernard Arnault a savamment anticipée. Depuis leurs premiers pas, depuis l'école élémentaire et jusqu'à leur arrivée dans le monde professionnel, les cinq enfants de l'homme le plus riche du monde ont été préparés à la relève de l'empire familial. Le Roubaisien avait lui-même hérité, vers 1975, de l'entreprise de son père Jean, qu'il a largement fait prospérer en raccrochant un à un les fleurons français du luxe et de la mode à la bicoque familiale. Désormais, chacun des rejetons du patriarche travaille dans le giron familial.
En février, sa fille aînée, Delphine Arnault, a été désignée à la présidence de Christian Dior, une des marques les plus scrutées du groupe LVMH. Alexandre Arnault est à 30 ans vice-président exécutif du joaillier américain Tiffany, pion de la galaxie du géant du luxe. Le benjamin, Jean, 25 ans, est directeur du marketing et du développement de la division montres de Louis Vuitton. Les deux autres enfants du milliardaire, Frédéric et Antoine, se sont également hissés à des postes à hautes responsabilités.
Loin d'être une exception, les Arnault sont l'expression de la puissance des grands groupes familiaux français. La famille Mulliez a fait fortune dans la grande distribution (Auchan, Decathlon, Leroy Merlin, Kiabi, notamment); la famille Dassault dans l'armement; la dynastie Castel dans le domaine du vin et de la bière; les Bettencourt règnent sur L'Oréal; et il suffit de se balader sur les hauteurs du classement des plus grandes fortunes du pays pour mesurer à quel point la famille semble s'imposer comme le modèle dominant des grandes groupes. Y aurait-il un lien entre dynastie familiale et pouvoir?
Mémoire des crises
«Ce n'est pas nouveau. Historiquement, la famille est la structure dominante de l'entreprise. On entreprend entre frères et sœurs ou époux, puis on lègue à des descendants», précise Sami Basly, professeur d'économie spécialiste des entreprises familiales à dimension internationale.
Selon un rapport de l'Institut Montaigne publié en 2013, 83% des entreprises françaises (TPE, PME, ETI ou groupes) sont dirigées par une gouvernance familiale. Ce qui, de manière arithmétique, accroît la probabilité de retrouver des familles qui, descendance après descendance, se transmettent les places dominantes. Ceci est loin d'être une exception française, précisent les spécialistes.
En fait, une fois installées au sommet de la pyramide, les familles se révèlent très difficiles à déloger. Déjà parce qu'au travers de leur développement, elles ont su traverser les crises, les échecs, parfois les guerres et les instabilités politiques sans être renversées. Elles tirent de cette histoire longue «une mémoire des crises», comme l'appelle Miruna Radu-Lefebvre, professeure en entrepreneuriat.
«Du fait de leur trajectoire, les grands groupes ont tendance à prendre des décisions qui sont source de sécurité. Ils privilégient la stabilité», détaille la professeure en économie. À l'image d'un ordinateur qui intériorise des réflexes après une manipulation avortée, les firmes familiales sauvegardent les leçons de leur passé.
Montagne de capitaux
Parmi les décisions prudentes prises, on retrouve une constante: faire des réserves. De Lactalis (famille Besnier) en passant par Bonduelle (famille Bonduelle) jusqu'à des entreprises internationales comme Fiat (famille Agnelli) ou Ford (famille Ford), elles accumulent d'années en années du patrimoine qu'elles sécurisent pour se maintenir en cas de mauvais résultats. Elles ont donc peu recours à l'endettement et sont moins sujettes aux soubresauts de l'économie.
Trois ans après le début de la crise sanitaire au printemps 2020, des marques comme Hermès et LVMH ont amassé plus de 17 milliards d'euros de bénéfice sur l'année 2022 alors que le commerce international est encore perturbé par la pandémie. Un rayonnement qui s'explique d'abord par leur capacité à poursuivre leurs investissements malgré la situation sanitaire.
«Une entreprise, lorsqu'elle fonctionne et donc qu'elle grandit, engrange chaque année de la croissance externe. Les très grandes en accumulent, chaque année, depuis 200 ans. Elles sont donc particulièrement solides», commente Céline Barredy, professeure d'économie et de gestion à l'université Paris-Nanterre. Si ces groupes dominants ont désormais pour la plupart ouvert leur capital à des partenaires extérieurs, ils sont beaucoup moins pressés à délivrer des dividendes aux actionnaires que certains de leurs concurrents.
Concentration et fragilités
Ce qui aboutit à une autre réalité: la concentration. Cette stabilité fige l'actionnariat des grands groupes dans les mains d'un nombre restreint de dirigeants et de descendants. Ce conservatisme est à la fois une cause et une conséquence de l'organisation familiale. En son sein, les changements sont peu nombreux et s'opèrent quasi exclusivement à une étape bien précise de la vie de l'entreprise: celle de la succession. «C'est lors de la transmission que se joue le principal enjeu de stabilité», constate Sami Basly.
Rien qu'en se penchant sur les archives de la presse économique, qui chronique la vie des grands groupes, on observe qu'une firme familiale n'est jamais aussi friable que lors de ce moment mêlant vie familiale et stratégie économique. Elle devient plus vulnérable que ses concurrents en se transformant en une «arène d'émotions», comme le souligne la professeure en entrepreneuriat Miruna Radu-Lefebvre.
Les liens qui dirigent les interactions sont progressivement guidés par des rancœurs et des secrets enfouis dans le passé, ce qui favorise les conflits. Les tensions se cristallisent notamment autour du futur organigramme. Qui héritera du statut le plus important? La guerre fratricide entre Antoine et Christian Gallimard, de la célèbre maison d'édition française, reste mémorable à cet égard.
Un adage populaire revient souvent dans l'esprit des entrepreneurs lorsqu'il est question de passer la main: «La première génération crée l'entreprise, la deuxième la développe et la troisième la ruine!» «Plus une entreprise familiale a de l'âge, plus elle voit son nombre de membres s'accroître. Et plus elle a de membres dans sa famille, plus elle a de risques d'avoir des divergences d'intérêts et de désirs», résume Céline Barredy.
Au fil des années, ceux qui se désintéressent de l'affaire familiale augmentent. La compagnie doit alors faire face à un nouveau défi pour ne pas voir son hégémonie contestée: se séparer d'une partie des descendants ou les éloigner du désir de vendre. «Cela passe souvent par des logiques despotiques ou des politiques de hausse des dividendes versés à chaque actionnaire», liste Céline Barredy. Ce qui aboutit parfois, à terme, à la disparition du caractère familial…