Société / Culture

Les séries, la morphine de notre époque

Temps de lecture : 3 min

[BLOG You Will Never Hate Alone] Nous sommes tous devenus des toxicomanes de la fiction.

On consomme les séries comme d'autres des drogues dures. | Adrian Swancar via Unsplash
On consomme les séries comme d'autres des drogues dures. | Adrian Swancar via Unsplash

Comme autrefois les feuilletons, les séries ont saturé l'imaginaire populaire; elles sont partout dans notre quotidien. Elles fournissent d'intarissables sujets de discussions, elles obligent chacun d'entre nous à renoncer à une part de sa vie sociale pour passer ses soirées à les regarder. Chronophages, elles ne nous laissent aucun répit. Sitôt une terminée, une autre prend le relais, puis une autre encore, dans un enchaînement qui n'est pas sans rappeler l'attitude du consommateur de drogues impuissant à réfréner son utilisation d'expédients.

Oui, d'une certaine manière, nous sommes devenus addicts aux séries. Totalement accros, même. Les plateformes sont si nombreuses, le choix si abondant, les tarifs d'abonnement si compétitifs qu'il est presque devenu impossible d'échapper à leur emprise. Chaque soir, nous sacrifions une ou deux heures de nos vies à les regarder, ce qui en soi n'aurait rien de préoccupant si ce rituel n'était pas devenu une sorte d'obligation, un abandon total de notre libre-arbitre.

Personne n'est épargné. Sitôt qu'une série sort du lot, elle devient un objet culturel unanimement consommé et commenté à travers la planète. Comme nos centres-villes qui, de Tokyo à Helsinki en passant par Sydney, ont tous fini par se ressembler avec les mêmes enseignes, les mêmes produits d'appel, les mêmes devantures, nos imaginaires sont eux aussi pareillement colonisés, présentant le même visage aux quatre coins du monde.

Tout ceci serait sans conséquence si cette consommation à outrance ne finissait pas par empiéter sur d'autres pratiques culturelles impuissantes à rivaliser avec elle. Pourquoi s'embêter à aller au cinéma si pour un prix dix fois moindre, sans même se déplacer de son salon, sans même subir l'outrage d'un voisin particulièrement bruyant, sans l'inconvénient de devoir se garer ou emprunter un transport commun, nous pouvons succomber au charme d'une série voire même d'un film?

Pourquoi s'embêter à lire un livre si par la magie d'un écran perpétuellement allumé, il nous suffit de choisir une série pour s'évader ou s'intéresser aux derniers développements d'une intrigue qui nous tient en haleine depuis la veille ou l'avant-veille? C'est que la force d'attraction de la série est irrésistible, quasi invincible. Même le plus enthousiaste des lecteurs, de ceux qu'on nommait autrefois «grands lecteurs» et qui permettait à des œuvres littéraires exigeantes d'obtenir une certaine audience, même celui-là sera forcé de reconnaître que son temps consacré à lire a fortement baissé depuis l'apparition en masse des séries.

Notre temps de loisir n'est pas infini. À l'heure des choix, entre un livre qui demande concentration et effort de réflexion et une série, d'une manière presque mécanique, nous aurons tendance à privilégier cette dernière. La série est la plus puissante des morphines. Elle nous rend absent au monde, elle nous endort et nous apaise, et par notre dépendance naturelle au récit enfouie au plus profond de nous, notre envie de connaître les rebondissements à venir aussi superficiels soient-ils, nous y enchaîne.

La série, quand elle est de qualité, n'a rien de nocif ou de pernicieux en elle. Ce qui la rend problématique, c'est sa profusion infinie, son omniprésence, son uniformisation, cette captation répétée de notre attention. Cette obligation de la consommer jusqu'à plus soif. Cette mainmise sur nos pratiques culturelles désormais concentrées uniquement autour de son centre de gravité. Cette industrialisation du récit qui fait que plus le temps passe, plus notre accoutumance se développe, et moins nous devenons exigeants. Ce qui importe avant tout, c'est le nombre, la certitude que chaque soir, à tout moment de la journée, au premier interlude, nous soyons à même de recevoir notre dose de fiction.

Consommer des séries avec modération devient aussi illusoire que de goûter à des drogues dures sans tomber dans les affres de l'addiction. Refuser de s'abonner à Netflix, Apple TV ou Amazon Prime s'avère aussi compliqué que de prếcher l'abstinence au beau milieu d'un lupanar. Les séries sont à l'art cinématographique ou même littéraire ce que sont les parties de blitz aux échecs, une manière de jouir des avantages de la discipline sans ses inconvénients. La possibilité de jouer des parties sans s'astreindre à des périodes de réflexion de plusieurs minutes. Une satisfaction immédiate renouvelable à l'infini. La série ne nous demande rien, elle fait de nous des acteurs passifs, des spectateurs sans conscience prêts à gober n'importe quelle histoire sans s'attarder de trop sur le jeu des acteurs, la pertinence du scénario, la maîtrise de la mise en scène, son intérêt même.

Bien vite, les enthousiasmes des premiers temps laissent place à la routine. Inquiet, on demande à son entourage ce qu'il regarde afin d'être certain de ne jamais tomber en rade. On va de série en série comme on va de bar en bar, sans savoir pourquoi ni comment, juste guidé par sa soif d'oubli et d'ivresse. On se «médiocrise», on se contente du minimum syndical, l'intérêt est désormais ailleurs, dans ce besoin sans cesse renouvelé d'être étourdi. Peu importe le flacon, pourvu qu'on ait l'ivresse!

Finalement, à bien y songer, le meilleur des séries, c'est quand elles s'arrêtent!

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