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Le combat des mères ukrainiennes pour retrouver leurs enfants déportés par la Russie

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Depuis novembre, l'association Save Ukraine aide les parents d'enfants emmenés contre leur gré en Russie. Une quarantaine d'entre eux ont pu être rapatriés dans un centre à Kiev, dont deux mineures qui témoignent.

Stéphane Kenech

À Kiev (Ukraine).

Le 14 février dernier, des chercheurs du Laboratoire de recherche humanitaire (HRL) du département de santé publique de l'université de Yale (YSPH) ont publié un rapport sur la déportation massive de plus de 6.000 enfants et adolescents ukrainiens vers la Russie, depuis le début du conflit le 24 février 2022. Organisée par Moscou, la déportation forcée constituerait un crime de guerre pour les auteurs du rapport.

Côté russe, ces enlèvements ont été reconnus par les autorités depuis plusieurs mois. «Près de 350 orphelins des régions de Donetsk et Louhansk ont déjà été adoptés et plus de 1.000 enfants attendent leur adoption», avait même déclaré Maria Lvova-Belova, surnommée Bloody Mary, en octobre 2022. Nommée commissaire aux droits de l'enfant de Vladimir Poutine en 2021, elle est l'organisatrice présumée de leur déportation.

Côté ukrainien, sur les quelque 16.226 mineurs qui auraient transité, seuls 308 enfants seraient rentrés, selon les données collectées en sources ouvertes par la plateforme gouvernementale Children of war («Enfants de la guerre»), sous la direction du ministère ukrainien de la Réintégration des territoires temporairement occupés de l'Ukraine.

Ce chiffre nous a été confirmé par Dmytro Filipenko, responsable des opérations de sauvetage de Save Ukraine. Cette ONG ukrainienne est chargée d'organiser les évacuations des zones de guerre et d'aider les parents d'enfants kidnappés.

Des bénévoles de l'ONG Save Ukraine organisant une mission de sauvetage d'enfants déportés et d'aide aux familles concernées. | Stéphane Kenech

«On nous disait que nos parents devaient venir vivre en Russie»

Une centaine de salariés et plus de 300 bénévoles de Save Ukraine facilitent les évacuations des civils des zones touchées par la guerre. «C'est une course contre-la-montre», alerte Dmytro Filipenko, ancien diplomate du ministère des Affaires étrangères ukrainien, aujourd'hui à la tête du réseau des évacuations. «Avant d'adopter des enfants, les Russes modifient leur nom, date et lieu de naissance, cela devient très difficile de les retrouver ensuite. La loi russe ne permet pas l'adoption d'enfants ukrainiens. Alors les autorités russes changent leur nationalité. On doit faire au plus vite», martèle-t-il.

«Après la première occupation du Donbass et de la Crimée en 2014, les enfants ukrainiens présents sur ces territoires occupés ont été rééduqués. Depuis le 24 février 2022, on constate que certains jeunes qui avaient 12-13 ans à l'époque sont dans l'armée russe et se battent aujourd'hui contre l'Ukraine», affirme Dmytro Filipenko.

Depuis quelques mois, Save Ukraine s'attelle à réunir des familles. Comme celle de Nataliya*, 37 ans, originaire de Kherson (sud de l'Ukraine) et que nous avons rencontrée dans un des centres de l'association, situé à Kiev. Le 15 septembre 2022, alors que Kherson est encore occupée par les Russes, elle a donné son aval au directeur de l'école de sa fille pour un séjour de quinze jours en Crimée, annexée en 2014. «Les autres parents d'élèves ont donné leur accord. J'avais confiance dans les employés de l'école», confie la mère de famille.

Maria*, 11 ans, dans le centre de l'association Save Ukraine de Kiev. | Stéphane Kenech

Sa fille Maria*, 11 ans, a été transportée en bus dans un centre de vacances de la péninsule voisine de Crimée. Alors que le séjour prend fin, Nataliya, sans nouvelle de sa fille, contacte le directeur de l'école qui l'informe que le voyage est prolongé. «Je culpabilisais, je regrettais tellement d'avoir laissé partir ma fille», soupire Nataliya. Il aura fallu attendre plus de quatre mois pour que mère et fille se retrouvent à nouveau.

Accrochée à son téléphone portable, parcourant des vidéos TikTok de tutoriels beauté, Maria se confie sur ces longs mois. «On ne nous donnait pas d'informations... On ne savait pas si on pouvait revenir en Ukraine ou pas. Si on voulait revoir nos parents, on nous disait qu'ils devaient venir vivre en Russie.» Pendant que sa mère cherchait une solution, les journées de Maria et celles des autres enfants se déroulaient autour de séances sportives, de théâtre, de cours d'histoire et de langue russe.

Aujourd'hui, avec le recul, il est difficile de savoir si le directeur de l'école était au courant de ce procédé russe d'envoyer des enfants en Crimée pour inciter les parents à venir s'installer en Russie.

Emmenée dans un centre de vacances en Crimée, Maria* a vécu de longs mois loin de sa mère Nataliya*. «On ne savait pas si on pouvait revenir en Ukraine ou pas», confie la fillette de 11 ans, qui vit aujourd'hui de nouveau dans son pays natal. | Stéphane Kenech

Évacuations en zone ennemie avec le soutien d'opposants biélorusses

Face à ce «chantage» et cette situation floue entretenue par la Russie, Save Ukraine a donc mis en place un système de voyages pour les parents ukrainiens cherchant à retrouver leurs enfants. En charge de ces évacuations, Dmytro Filipenko revient en détail sur l'organisation. «On a créé une hotline 24/24 et 7j/7, pour que les familles d'enfants kidnappés puissent nous contacter. On collecte leurs identités, leurs âges, leurs localités. Et on constitue un groupe de mamans. On prépare ensuite les passeports et certificats de naissance que l'on traduit en russe.»

Au-delà des frontières des deux pays belligérants, l'ancien diplomate peut s'appuyer sur des soutiens en Biélorussie, grâce à un réseau d'opposants à Alexandre Loukachenko, le président biélorusse en poste depuis 1994 et grand allié du Kremlin. Ainsi, «les mères partent avec un réseau de chauffeurs biélorusses et le voyage peut durer dix jours», explique Dmytro Filipenko.

«Lors des sommets sur l'aide humanitaire organisés en Europe, on a rencontré des représentants de l'opposition biélorusse. C'est grâce à eux que l'on a constitué notre réseau», confie Dmytro Filipenko. Ces chauffeurs, qui «connaissent parfaitement la route» se chargent donc de toute la logistique et de la sécurité, notamment aux postes-frontières.

Mais ce n'est pas sans risques pour ces sauveteurs. «Après la dernière mission, notre chauffeur biélorusse a été arrêté par le KGB biélorusse. On a payé les services d'un avocat pour l'aider. Il est accusé de supporter l'opposition et risque trois à cinq ans de prison», exprime tristement Dmytro Filipenko. Avant de continuer: «Il y a beaucoup d'opposants. Ils comprennent que la déportation d'enfants constitue des crimes de guerre. Ils nous disent qu'ils veulent se joindre à la cause, faire une bonne action à la vue de cette guerre.»

Olga*, 16 ans, avec une fillette du centre de Save Ukraine à Kiev. | Stéphane Kenech

«Heureuse de quitter cet enfer»

L'opération qui a permis de ramener Maria était la troisième mission menée par Save Ukraine depuis novembre. Quelques semaines après, Dmytro Filipenko montre sur son téléphone portable l'itinéraire emprunté: une longue boucle de près de 4.500 kilomètres, entre l'Ukraine, la Pologne, la Biélorussie, la Russie et donc la Crimée. Pas vraiment le chemin le plus court depuis Kiev. D'autant plus que Kherson –la ville d'origine de Maria– n'est techniquement qu'à deux heures de route de la péninsule...

Mi-janvier, avec cinq autres femmes, Nataliya part donc chercher sa fille. «En Biélorussie, les gardes-frontières étaient méchants. En Russie, on cachait ce qu'on faisait. On ne s'est pas arrêtées sur la route. Le chauffeur allait nous chercher à manger et on mangeait dans le minibus», se souvient la mère de famille. Le 28 janvier 2023, le convoi atteint finalement Evpatoria, la ville de Crimée où se trouvait sa fille.

«On pensait qu'il aurait fallu se battre pour récupérer nos enfants. Mais nous avons simplement dû remplir un document et signer. Toute cette histoire, c'est du chantage pour nous inciter à rester en Russie», déplore Nataliya. «Quand j'ai vu ma mère, j'étais tellement heureuse de la retrouver et de quitter cet enfer. Cela faisait déjà trop longtemps qu'on était là», ajoute Maria.

Une semaine plus tard, le 3 février 2023, Save Ukraine a lancé une quatrième mission. Cette fois, c'est Kateryna*, une autre mère ukrainienne, qui a entamé un périple vers la Crimée, pour aller chercher sa fille de 16 ans, Olga*. Celle-ci avait disparu depuis le 6 octobre 2022, après le départ de dizaines de bus de Kherson –dont l'occupation russe a duré de début mars à mi-novembre 2022. «J'ai eu tellement peur. Ils m'ont dit: “Si ta mère ne vient pas, tu vas partir à Iekaterinbourg” [à 1.800 kilomètres à l'est de Moscou, ndlr]. Ma mère devait venir me chercher», explique Olga.

Olga*, 16 ans, sa maman Kateryna* (à droite) et une petite fille, dans le centre de Save Ukraine à Kiev. La mère et la fille ont été séparées plus de quatre mois. | Stéphane Kenech

Comme Maria, Olga se réveillait chaque matin pour la levée du drapeau en chantant l'hymne russe et assistait à des projections de films faisant l'apologie de la Grande Guerre patriotique (le nom donné à l'implication de l'URSS dans la Seconde Guerre mondiale). «Au bout de trois mois, on a compris que quelque chose n'allait pas. Les enfants pleuraient, certains avaient des crises de panique. Une des filles de Kherson a même été envoyée autre part en Russie», confie Olga. Au total, comme elle et Maria, Save Ukraine a permis de ramener quarante-quatre enfants de Russie.

L'Ukraine manque de solutions

Kateryna Rashevska est juriste au Centre régional des droits de l'homme de Kiev. En déplacement à Bruxelles pour chercher des partenaires auprès du Parlement européen, elle dénonce le manque de coopération avec la Russie. «Iryna Verechtchouk, la vice-Première ministre ukrainienne et ministre de la Réintégration des territoires temporairement occupés de l'Ukraine, a contacté son homologue russe, Maria Lvova-Belova. Cette dernière a refusé de coopérer. Il n'y a donc aucun moyen de communiquer.»

Alors que les sirènes grondent dans la capitale ukrainienne, Aliona Luniova, reponsable juridique du centre des droits humains Zmina (basé à Kiev), nous évoque une nouvelle difficulté. Fin février et début mars, Karim Khan, le procureur de la Cour pénale internationale (CPI), s'est déplacé en Ukraine pour mener une enquête sur les déportations d'enfants ukrainiens en Russie. «Depuis, les Russes ont arrêté de montrer les enfants dans les émissions de propagande, a constaté Aliona Luniova. Car ils savent que c'est de cette manière que nous collectons de l'information. Et la Russie peut utiliser la question des enfants comme monnaie d'échange.»

Pour Olga*, le cauchemar est fini. «J'ai eu tellement peur. Ils m'ont dit: “Si ta mère ne vient pas, tu vas partir à Iekaterinbourg” [à 1.800 kilomètres à l'est de Moscou].» | Stéphane Kenech

Cependant, jeudi 16 mars, un groupe d'enquêteurs de l'Organisation des Nations unies (ONU) a publié un premier rapport sur les exactions commises par la Russie depuis le début du conflit. Cette commission d'enquête a dénoncé ces mouvements forcés d'enfants ukrainiens et officiellement donné raison aux chercheurs de l'université de Yale: «Les situations [que nous avons] examinées concernant le transfert et la déportation d'enfants, à l'intérieur de l'Ukraine et vers la Fédération de Russie, violent le droit international humanitaire et constituent un crime de guerre.»

Puis, vendredi 17 mars, quelques semaines après la visite de son procureur, la CPI a émis un double mandat d'arrêt, à la fois contre Vladimir Poutine, ainsi que contre Maria Lvova-Belova. L'un comme l'autre ont été présentés comme «présumé(e) responsable du crime de guerre de déportation illégale de population (enfants) et de transfert illégal de population (enfants) des zones occupées d'Ukraine vers la Fédération de Russie». Le rapport de la CPI indique aussi que ces actes «auraient été commis [...] au moins depuis le 24 février». Kiev, par la voix d'Andriy Yermak, le chef du cabinet présidentiel ukrainien, n'a pas manqué de réagir, en déclarant: «Ce n'est que le début.»

*Les prénoms ont été modifiés à la demande des familles.