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La guerre en Ukraine a propulsé la Pologne au centre de l'Europe

Temps de lecture : 7 min

Le soutien polonais à son voisin est aussi constant qu'important depuis le début du conflit. Cet engagement, moins pour l'Ukraine que contre la Russie, est viscéral et sert les ambitions régionales du pays.

Le président ukrainien Volodymyr Zelensky et son homologue polonais Andrzej Duda, à la fin d'une conférence de presse à Lviv (Ukraine), le 11 janvier 2023, plus de dix mois après le début de l'invasion russe en Ukraine. | Yuriy Dyachyshyn / AFP
Le président ukrainien Volodymyr Zelensky et son homologue polonais Andrzej Duda, à la fin d'une conférence de presse à Lviv (Ukraine), le 11 janvier 2023, plus de dix mois après le début de l'invasion russe en Ukraine. | Yuriy Dyachyshyn / AFP

À Varsovie (Pologne).

La Pologne fait partie de ce que l'OTAN considère être son «flanc militaire oriental». Comme un cordon sanitaire, il s'étend de l'Estonie à la Bulgarie, de la mer Baltique à la mer Noire. La Pologne en est au cœur: parce qu'elle se situe au centre et aussi parce que de tous les pays inclus dans le flanc militaire oriental, la Pologne est celui avec l'armée la plus importante et la mieux dotée.

Un cœur que l'invasion russe de l'Ukraine a doté de pulsations. Aujourd'hui, c'est par la Pologne que transite la majeure partie de l'aide militaire et humanitaire massivement perfusée à l'Ukraine. C'est par ses ports de la Baltique qu'arrive l'armement américain, quand ce n'est pas directement en avion à Rzeszów –une ville de taille moyenne, au sud-est de la Pologne, que sa proximité avec la frontière ukrainienne a transformée en hub logistique de premier ordre. La route de l'armement fonctionne intensément, pas seulement à l'aller. En janvier 2023, Polska Grupa Zbrojeniowa, une entreprise publique polonaise d'armement, ouvrait au Wall Street Journal les portes d'une usine où plusieurs centaines d'ouvriers réparent en continu de l'armement ukrainien.

Passe en Pologne le fer des armes, puis celui aussi de la diplomatie – «la diplomatie de fer» est le nom qu'Oleksandr Kamychine, le dirigeant des services ferroviaires ukrainiens, donne à l'acheminement des chefs d'État étrangers, de Pologne en Ukraine, par voie ferrée.

Quand Joe Biden fait un passage éclair à Kiev le 20 février 2023, il y commence un discours qui ne se complète réellement que le lendemain à Varsovie: «Il ne doit y avoir aucun doute: notre soutien à l'Ukraine ne faiblira pas, l'OTAN ne sera pas divisée et nous ne lâcherons pas.» De l'Ouest à Kiev, le flanc militaire oriental est une interface, et au milieu la Pologne, aujourd'hui au centre du centre.

Une «même opposition à la Russie»

La Pologne ne peut néanmoins être réduite à une courroie de transmission de l'Occident. Dans le soutien à l'Ukraine, la Pologne est avant tout active. À l'orée du printemps, dans les rues de Varsovie, le paysage fait fi des saisons: du bleu, du jaune, drapeaux au vent. Autant de signes et manifestations du soutien à l'Ukraine qu'au début de l'invasion russe, fin février 2022.

La guerre a passé sa première année et alors qu'en Occident des sondages indiquent que le soutien à l'Ukraine décroit, alors aussi que les analystes répètent que le «temps long» est le meilleur allié de la Russie, la ferveur polonaise pour la cause ukrainienne se prouve factuellement. Après les États-Unis et le Royaume-Uni, la Pologne est le troisième soutien militaire de l'Ukraine. Elle reste aussi la première terre d'accueil des réfugiés ukrainiens –1,5 million d'entre eux y sont encore aujourd'hui présents.

Andrzej Szeptycki, professeur à la Faculté des sciences politiques de l'université de Varsovie, raconte: «Depuis 2004 et la Révolution orange en Ukraine, la Pologne a un syndrome: les Ukrainiens ont un problème et nous devons les aider. Lors de la révolution de Maïdan [à la suite du mouvement Euromaïdan, une vague de manifestations pro-Europe entre novembre 2013 et février 2014, ndlr], toutes les télévisions polonaises faisaient des lives sur la situation –aucun autre pays dans le monde n'était aussi captivé que le nôtre!»

Les relations entre la Pologne et l'Ukraine ont pourtant été tumultueuses: «Certaines figures historiques révérées en Ukraine ne sont pas appréciées ici. Le manque de reconnaissance ukrainien des massacres des Polonais en Volhynie lors de la Seconde Guerre mondiale est aussi un sujet qui oppose… En 1994, moins de 10% des Polonais étaient favorables à l'Ukraine. Aujourd'hui, ils sont 95%.» Un changement qu'Andrzej Szeptycki explique: «L'émigration ukrainienne en Pologne est antérieure à cette guerre: nous les connaissons et ils nous connaissent… Mais, à la fin, la principale raison, c'est notre même opposition à la Russie.»

«Parce que la Pologne est dénuée de frontière naturelle à l'est, si elle veut se protéger, il lui faut construire des frontières politiques, artificielles: que ses voisins soient donc indépendants.»
Léa Xailly, doctorante à l'Inalco, spécialisée sur les questions stratégiques polonaises

L'implication de la Pologne dans le conflit actuel, en faveur de l'Ukraine, et surtout contre la Russie, est historiquement cohérente. Cela s'inscrit dans une longue tradition diplomatique polonaise: multiplier les alliances avec ses voisins proches, afin de se prémunir, ensemble, de l'impérialisme russe –et aussi germanique, à l'occasion.

Doctorante à l'Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco) et spécialisée sur les questions stratégiques polonaises, Léa Xailly explique: «Depuis son indépendance, dès les années 1990, la politique de défense polonaise s'est construite autour de la crainte de la menace russe. Or, parce que la Pologne est dénuée de frontière naturelle à l'est, si elle veut se protéger, il lui faut construire des frontières politiques, artificielles: que ses voisins soient donc indépendants. Le point cardinal de la politique de défense polonaise c'est logiquement de préserver au mieux l'indépendance de l'Ukraine.»

L'agression russe dans le Donbass en 2014 intensifiera les efforts polonais: «Un an après l'annexion de la Crimée, en 2015, les neuf pays du flanc militaire oriental de l'OTAN se retrouvent à Budapest, afin de repenser leur collaboration, ajoute la chercheuse. En 2016, l'Initiative des trois mers est fondée sous l'impulsion de la Pologne et de la Croatie, principalement dans la perspective de grands projets d'infrastructures et énergétiques. Puis, en juillet 2020, une nouvelle plateforme de coopération trilatérale est créée entre l'Ukraine, la Lituanie et la Pologne, sous le nom de Triangle de Lublin

Une autre opposition, tournée vers l'Europe occidentale cette fois-ci

La Pologne et ses initiatives d'alliances ne sauraient cependant juste servir à façonner un «antimonde russe» –pour détourner une des expressions fétiches du Kremlin. La défiance qui les anime est en réalité double. Ce que la Pologne oppose à la Russie, elle le double d'une autre opposition, à l'Europe occidentale cette fois. À la fois sur le plan idéologique: la Pologne n'a cessé de s'opposer à l'Union européenne (UE) sur les questions migratoires ou des mœurs. Et aussi sur le plan géopolitique: d'après la Pologne, l'Europe occidentale a systématiquement échoué dans son évaluation de la menace que la Russie présente.

Adrien Nonjon, doctorant à l'Inalco, écrit actuellement une thèse portant sur l'«Intermarium» (ou Union de l'entre-mers): un idéal polonais d'une fédération qui unirait les pays baltes, la Pologne et l'Ukraine –donc située entre la mer Baltique et la mer Noire, d'où son nom. Que la Pologne puisse soutenir l'Ukraine, s'opposer à la Russie, et en même temps rester critique de l'Europe ne semble pas être un paradoxe pour Adrien Nonjon: «Si les Baltes et les Polonais ont été les premiers à soutenir l'Ukraine, c'est aussi lié à leur contestation, antérieure au 24 février 2022, de la façon que l'Europe avait d'appréhender la Russie.»

«Dès 2006, la Pologne a critiqué le projet naissant des gazoducs russes en mer Baltique, jusqu'en Allemagne. [...] Elle voyait déjà dans le gaz une arme énergétique que la Russie ne manquerait pas d'utiliser.»
Léa Xailly, doctorante à l'Inalco

Plus récemment encore, au début de l'année 2023, une crise diplomatique a éclaté entre la Pologne et l'Allemagne, au sujet de la livraison des chars de combat Leopard 2 à l'Ukraine. L'Allemagne menaçait de limiter, voire d'empêcher cette livraison, avant que la Pologne, inflexible, ne la fasse céder.

Pour expliciter cette défiance double, mais concordante, Léa Xailly prend l'exemple du gaz russe: «Dès 2006, la Pologne a critiqué le projet naissant des gazoducs russes en mer Baltique, jusqu'en Allemagne. Le ministre polonais de la Défense de l'époque a même comparé ce projet Nord Stream au pacte Molotov-Ribbentrop [le Pacte germano-soviétique, qui a vu l'Allemagne nazie et URSS s'allier dans la perspective d'un partage de la Pologne, ndlr]. La Pologne voyait déjà dans le gaz une arme énergétique que la Russie ne manquerait pas d'utiliser. En 2019, elle date à 2022 la fin définitive de son contrat avec Gazprom.»

Outre la rupture avec la Russie, ce que Léa Xailly observe, in fine, c'est que «la Pologne souhaite devenir un hub gazier dans la région. Elle a multiplié les connexions avec la Lituanie, la Slovaquie, la République tchèque et l'Ukraine. Elle a aussi signé pour vingt-quatre ans un contrat avec la société américaine Cheniere Energy [dans le courant de l'année 2017, ndlr], même si celui-ci est plus cher que le russe.»

La Pologne tend à devenir «la “clé de voûte” d'une Europe décentrée»

L'ambition polonaise dans la région serait même plus générale et assumée. «Dès 2014, le parti PiS [Droit et justice, le parti conservateur actuellement au pouvoir en Pologne, ndlr] dit vouloir changer la position de la Pologne en Europe et dans le monde, ajoute la doctorante. Le pays devrait devenir la “clé de voûte” d'une Europe décentrée de Bruxelles, Paris et Berlin.»

Il n'est pas anodin que 2014 soit aussi l'année où la guerre dans le Donbass a éclaté. Si la Pologne a pu faire cavalier seul sur des questions relatives à son appartenance à l'UE, elle est toujours ressortie renforcée par son opposition à la Russie, par le fait d'avoir eu raison, là où la France et l'Allemagne ont pu se fourvoyer.

Alors que Léa Xailly relève que les références historiques sont immanquables dans les noms des plateformes de coopération, elle explique: «Si ces références ont pour objectif de fédérer les pays autour de la Pologne, elles peuvent aussi écarter des voisins peu prompts à adhérer à une lecture “polono-centrée” de l'Histoire.»

En l'état, aujourd'hui, l'«Intermarium» n'existe pas. La Pologne n'envisage sérieusement aucun projet de fédération avec ses voisins. L'UE ainsi que l'OTAN restent les vraies structures qui régissent sa politique étrangère.

Néanmoins, Adrien Nonjon observe: «La guerre en Ukraine a provoqué une étincelle dans la région, la création d'une conscience supranationale, proche de celle qu'on pourrait associer à l'“Intermarium”. Outre la création de nouveaux réseaux de solidarités, s'est opérée une prise de conscience généralisée chez les peuples de la région, celle d'appartenir à un tout, où “Intermarium”, Europe et Occident ne concourent pas, mais concordent.» Au côté de l'Ukraine, jamais la Pologne n'a semblé autant au centre de l'Europe.

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