La Russie est un pays à part. À la différence de l'Europe, elle n'a connu ni Moyen Âge, ni Renaissance, ni Réforme, ni Lumières, ni révolution industrielle. Vers la fin du XVIIIe siècle, la production littéraire, encore modeste, souffre d'obstacles majeurs: l'analphabétisme (3% des Russes savent lire en 1800, contre 50% au Royaume-Uni), la langue (la poésie est en slavon, la rue parle le russe populaire et l'aristocratie le français) et la censure féroce du régime. Et soudain, au tournant du XIXe siècle, emmenée d'abord par Alexandre Pouchkine et Nicolas Gogol, puis par les grands romanciers, la littérature russe connaît son âge d'or.
Contrairement aux États-Unis, les lettres occupent une place essentielle dans l'enseignement. Les enfants y sont initiés aux grands auteurs dès l'âge de 10 ans. Leurs noms, leurs statues, les titres de leurs œuvres font partie du quotidien, les Russes éduqués les mentionnent dans la vie de tous les jours. Même Vladimir Poutine, entre une chasse au tigre et un crawl dans un lac glacé, dit lire Léon Tolstoï et Fiodor Dostoïevski.
L'Europe, et particulièrement la France, fascinée depuis Voltaire et Diderot par le pays-continent eurasiate, met les grands auteurs russes sur un piédestal, le style de Tolstoï, la poésie de Pouchkine, la profondeur psychologique de Dostoïevski, l'humour noir de Gogol. Et pourtant, elle semble en ignorer l'essentiel: la littérature russe n'est pas seulement géniale, elle est aussi le miroir de la culture et des valeurs d'un pays qui s'est toujours défini en opposition à «l'Occident».
La littérature russe a contribué à l'édification du roman national, elle en est même le socle et, plus que son histoire, pourtant pleine de bruit et de fureur, elle pérennise une certaine vision du monde. Ainsi, pour comprendre la guerre en Ukraine, nul besoin de lire les notes quotidiennes du ministère russe de la Défense ou les briefings de la direction du renseignement militaire, ni d'analyser les images satellitaires. Il faut se plonger dans les grands auteurs russes.
L'invasion et la vision impériale
Emmanuel Macron (mais aussi ses conseillers, les services de renseignement, les militaires, etc.) aurait dû faire comme Jacques Chirac dans sa jeunesse et traduire Eugène Onéguine, de Pouchkine. Peut-être qu'en étudiant le plus révéré des écrivains russes, il aurait compris que, pour Moscou, l'entrée de l'Ukraine dans l'Union européenne ou dans l'OTAN était inacceptable et la guerre, une solution logique.
À ce titre, la lecture de Poltava, du même Alexandre Pouchkine, est édifiante. Le poème raconte la trahison de Mazeppa, l'hetman des cosaques ukrainiens, à l'encontre du tsar avant la déroute de Poltava, conduisant, cinquante ans plus tard, à la fin de l'État cosaque et son annexation à l'empire russe.
Il suffit de lire «Les Démons», l'histoire, extrêmement complexe, de jeunes nihilistes subjugués par la personnalité d'un aristocrate délirant.
Il nous éclaire aussi sur le ressort fondamental derrière l'invasion: la Russie est un empire, l'Ukraine un simple territoire situé à sa périphérie dont toute velléité d'indépendance doit être réprimée, si nécessaire par le sang. Quand, en juillet 2021, Vladimir Poutine publie son essai De l'unité historique des Russes et des Ukrainiens, il s'inscrit dans la lignée de Pouchkine.
La paranoïa vis-à-vis de l'Occident
Pour un «État-frontière» toujours en mouvement, la seule façon d'assurer sa sécurité, c'est de créer suffisamment d'espace entre l'ennemi et les frontières du pays. Et si les Européens ont pu, jusqu'en 2014, naïvement croire aux assurances de Vladimir Poutine, les Russes, eux, n'ont jamais eu confiance dans les Occidentaux. Ce qui perd l'Européen, c'est cette idée que toute l'histoire russe moderne peut se comprendre, depuis Pierre le Grand, comme la lutte entre occidentalistes et slavophiles, les premiers tournés vers l'Europe, libéraux, modernes, et les seconds en quête d'un grand espace slave dominé par la Russie.
Si on suit ce raisonnement, il suffit de gagner les Russes aux idées libérales et modernes pour que le pays sorte de son exceptionnalisme. Comme l'histoire l'a démontré, cette lecture est trompeuse car elle omet une dimension essentielle: le nationalisme et son corollaire, la nostalgie impériale, communs à tous les Russes.
Nul n'illustre tant cette prétendue contradiction que Fiodor Mikhaïlovitch Dostoïevski, le plus influent et le plus admiré des écrivains russes en France, souvent cité par Vladimir Poutine (comme nous le rappelle Michel Eltchaninoff dans son livre Dans la tête de Vladimir Poutine). D'abord attiré par les idées socialistes, voire internationalistes, Dostoïevski se transforme en conservateur messianique après son séjour au bagne.
Le conflit ukrainien aurait
une dimension presque… métaphysique.
Il suffit de lire Les Démons, l'histoire, extrêmement complexe, de jeunes nihilistes subjugués par la personnalité d'un aristocrate délirant, Stavroguine. Le roman, de plus de 1.000 pages, est une plongée fascinante dans la paranoïa, le messianisme et un certain millénarisme propres à l'âme russe:
«Troublés et épouvantés par la distance qui nous sépare de l'Europe dans notre développement intellectuel et scientifique, nous avons oublié que, dans les tréfonds et les aspirations de l'esprit russe, nous tenons incluse en nous, en tant que Russes, et à la condition que notre civilisation reste originale, la faculté d'apporter peut-être au monde une lumière nouvelle.»
Ou encore: «Chaque peuple possède sa propre notion du bien et du mal, son propre bien et son propre mal.» En conclusion: si seule importe ma notion du bien et du mal, pourquoi ne pas envahir mon voisin? En cela, le conflit ukrainien aurait une dimension presque… métaphysique.
La mystique du sacrifice
Depuis la fin de la Horde d'or, la Russie des tsars a passé son temps à faire la guerre. Mais les paramètres «classiques» des conflits, à savoir, les hommes, les matériels, l'espace et le temps, ne fonctionnent pas de la même façon pour les Russes.
Pour comprendre sacrifice, acharnement, et les notions du temps et de l'espace appliquées à la guerre,
il faut lire «Guerre et Paix».
Plus ils connaissent l'échec dans la phase initiale, plus ils s'acharnent et, surtout, plus ils sont prêts aux plus grands sacrifices, en hommes (35 millions de morts pendant la Grande Guerre patriotique), en espace (Moscou qui brûle avec Napoléon, usines déplacées de l'autre côté de l'Oural sous Staline) et en temps (dix ans en Afghanistan pour une guerre lointaine et inutile).
Pour comprendre sacrifice, acharnement, et les notions du temps et de l'espace appliquées à la guerre, il faut lire Guerre et Paix, de Léon Tolstoï. On y voit la politique de la terre brûlée de Mikhaïl Koutouzov en action, la détermination farouche des militaires, la déroute ultime de l'armée napoléonienne –pourtant considérée comme invincible à l'époque–, et ce patriotisme russe, nourri à sa source d'une dimension sacrificielle presque christique.
La corruption
Sans faire l'inventaire, précoce, des causes de l'échec de «l'opération militaire spéciale», une thématique ressort: la corruption, endémique, généralisée, corruption financière mais aussi celle des esprits, seule capable d'expliquer le décalage entre d'un côté, les sommes colossales investies depuis vingt ans en technologie, matériels, entraînement, exercices, et de l'autre, le spectacle des tanks T-72 amphibies qui prennent l'eau, des téléphones ERA inviolables qui ne marchent pas, des missiles de croisière de haute précision qui tombent dans les champs, des pneus chinois qui s'écroulent sous le poids des véhicules blindés Ural-VV ou BTR-80, ou encore des généraux exposés au feu ennemi et des soldats qui volent, violent ou désertent.
Et là, c'est Le Revizor de Nicolas Gogol qu'il faut lire, l'histoire hilarante d'un jeune Pétersbourgeois pris pour un haut fonctionnaire du tsar chargé de contrôler l'administration d'une province éloignée. Avec cette pièce, «miraculeusement» épargnée par la censure, c'est tout le système de passe-droits, de privilèges, de pots-de-vin qui est dénoncé, système qui n'a guère changé en 200 ans et qui constitue, sans nul doute, l'une des causes profondes de l'offensive ratée.
La Crimée
Quiconque croit qu'une future contre-offensive ukrainienne au printemps ou que des pourparlers de paix en fin d'année ou en 2024 mettront un terme au conflit n'a malheureusement rien compris. Même si on imagine, dans un monde idéal, un accord sur des réparations, des zones coadministrées, démilitarisées, qui sait, un partage du Donbass, les Russes n'accepteront jamais de rendre la Crimée, ou Sébastopol (la troisième ville d'importance fédérale au même titre que Moscou ou Saint-Pétersbourg), même si la guerre doit encore durer dix ans.
La Russie se voit toujours impériale, messianique, protectrice des valeurs chrétiennes et de la civilisation
face au chaos.
Depuis son intégration à la Russie sous Catherine II, la péninsule joue un rôle essentiel pour deux raisons: géostratégique, elle permet la domination de la mer Noire et un accès facilité à la Méditerranée; héritage de l'empire, elle a été prise aux Ottomans, défendue contre les Européens, c'est un symbole du sacrifice du peuple russe.
Pour s'en convaincre, il faut lire les Récits de Sébastopol de Tolstoï, un étonnant témoignage de guerre d'un officier qui a vécu le siège du port criméen, et dont la chute, après des combats acharnés, la destruction de la ville et des milliers de morts, conduira à la fin de la guerre de Crimée (450.000 morts parmi les soldats russes!), la ruine de l'économie et la mort de Nicolas Ier. Les Russes n'ont pas oublié.
Depuis 200 ans, rien n'a changé ou presque. La Russie se voit toujours impériale, messianique, protectrice des valeurs chrétiennes et de la civilisation face au chaos, en fait, une nation qui vit toujours dans un roman du XIXe siècle.