Peut-être n'avez-vous pas vu le film, mais vous connaissez sûrement son affiche –sous un ciel bleu azur, un gamin vous fixe en hurlant, revolver à la main. C'est celle de La Cité de Dieu, débarqué sur les écrans français le 12 mars 2003, il y a vingt ans.
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— the culture | magazine (@galactamelanin) October 3, 2022
On y suit les aventures de Buscapé, jeune habitant de la Cidade de Deus («Cité de Dieu» en français), une des favelas les plus dangereuses de Rio de Janeiro, dans les années 1970. L'adolescent se démène pour éviter la violence sadique de Zé Pequeno, le chef du gang local, tout en essayant de conclure avec la jolie Angelica, avant de devenir le photographe officiel de la favela.
Avec son rythme haletant et son esthétique léchée, le film devient quasi instantanément le plus grand succès mondial de l'histoire du cinéma brésilien (30 millions de dollars, soit 30,7 millions d'euros, au box-office, quatre nominations aux Oscars) et fait son nid parmi les classiques des histoires de gangsters, aux côtés de Scarface ou du Parrain. Encore aujourd'hui, ce long-métrage reste une référence –ce n'est pas le rap français qui dira le contraire.
Mais la belle histoire ne s'arrête pas là: malgré sa violence crue, La Cité de Dieu a également contribué au développement du tourisme dans les favelas. Pour le meilleur et pour le pire.
Des quartiers défavorisés devenus des attractions de masse
«Pour les visites guidées dans les favelas, il y a clairement un avant et un après La Cité de Dieu», affirme sans détour Bianca Freire-Medeiros, sociologue à l'université de São Paulo, autrice de plusieurs articles sur le développement du tourisme dans ces quartiers paupérisés.
Un avant, car il faut préciser que ce n'est pas le film de Fernando Meirelles et Kátia Lund qui a lancé la mode des visites de favelas à proprement parler. De mémoire carioca, c'est Paulo César, dit «Amendoim» («Arachide»), qui est le premier à avoir l'idée d'organiser des balades touristiques dans Rocinha, la plus grande favela de Rio et d'Amérique du Sud, dans les années 1970.
L'engouement prend de plus grandes proportions à partir du troisième sommet de la Terre des Nations unies, organisé dans la ville merveilleuse en 1992. Le pouvoir brésilien voit alors l'événement comme un moyen de relancer le tourisme international dans la métropole et y déploie l'armée en nombre pour empêcher les favelados de se mêler aux visiteurs étrangers.
Mais la manœuvre a l'effet tout inverse et éveille la curiosité des Occidentaux pour ces zones marginalisées. C'est la naissance des premiers favela tours. «Au départ, c'est un public plus spécialisé qui s'aventure dans les favelas: des architectes, des journalistes», retrace Bianca Freire-Medeiros. Mais la sortie de La Cité de Dieu donne, onze ans plus tard, un coup d'accélérateur à la pratique. «Les favelas sont ensuite devenues une attraction de masse.»
«Pour les visites guidées dans les favelas, il y a clairement un avant et un après La Cité de Dieu», estime la sociologue Bianca Freire-Medeiros. | Raphaël Bernard
Dans un article universitaire publié en 2006, trois ans après la sortie mondiale du film, la chercheuse interroge plusieurs patrons d'agences de tourisme organisant des visites dans quatre favelas de Rio. Tous citent alors le blockbuster comme «largement responsable de l'intérêt croissant pour la favela en tant qu'attraction touristique».
Visiter des favelas, ce n'est pas visiter la Cité de Dieu
Entretemps, d'autres productions sont venues nourrir la fascination pour les favelas: on pense notamment au film polémique Troupe d'élite, primé d'un Ours d'Or à Berlin en 2008, ou encore les millions de vues des clips d'Anitta. Mais La Cité de Dieu reste indétrônable: «C'est un des meilleurs films sur le sujet, qui a attiré une curiosité de toutes formes. Ça a permis de transformer la favela en produit touristique en soi», insiste Eduardo Marques, patron de Brazil Expedition, qui organise des promenades dans les favelas de Rocinha et de Vidigal, aussi bien que des visites permettant de découvrir la statue du Christ Rédempteur ou du stade Maracanã.
Le coup de projecteur apporté par le film a toutefois aussi sa part d'ombre. Inspiré du livre du même nom de Paulo Lins, lui-même issu de la fameuse Cité de Dieu, interprété en grande partie par des acteurs amateurs recrutés dans les favelas, et narré à la manière d'un témoignage, il jouit d'une certaine légitimité. Mais ces qualités peuvent pousser à considérer le long-métrage comme un quasi documentaire qui relaterait la réalité de toutes les favelas cariocas.
«Quand les touristes viennent, ils ne cherchent pas l'expérience d'une favela en particulier. Ils cherchent à voir une favela, peu importe laquelle. Donc souvent, les gens vont voir Rocinha, et en parlent comme si c'était la Cité de Dieu [en réalité dans la zone ouest de la ville, quand Rocinha est à l'est, ndlr], parce que c'est devenu une seule et même chose dans l'imaginaire collectif», déplore Bianca Freire-Medeiros.
Or, ce ne sont pas toutes les favelas de Rio qui bénéficient de cette exposition. Seuls les quartiers de la zone sud de la ville, proches des quartiers chics (Copacabana, Ipanema, Botafogo), accueillent régulièrement des visiteurs. La véritable Cidade de Deus, située dans la zone ouest, reste, elle, considérée comme une des plus dangereuses de la ville et attend toujours de recevoir ses premiers contingents de touristes.
«Ces gens-là vont dans les favelas
pour y faire la fête, et ils rentrent dormir dans les beaux quartiers!»
Il n'y a pas que les étrangers qui se font prendre au piège. «Même au Brésil, les favelas de la zone sud de Rio sont romantisées: beaucoup de films et de telenovelas y sont tournées. Il y a de la samba, la vue sur la mer… Un gars de São Paulo n'ira probablement pas voir les favelas de sa ville, mais il ira sûrement voir celles de Rio!», observe malicieusement Eduardo Marques. Le guide affirme accueillir jusqu'à 30% de visiteurs brésiliens en période de vacances.
Sur un ton plus conservateur, Marcelo Armstrong, un des pionniers des favela tours, déplore quant à lui la «mode» des favelas initiée par le blockbuster. «Le film a attiré plein de touristes et ça m'a profité, je le reconnais. Mais ça a aussi montré la favela comme un lieu “cool”», s'agace-t-il dans un français irréprochable. Le guide quinquagénaire a beau ne pas venir lui-même d'une favela, il voit d'un mauvais œil les «beautiful people» et les «médias», qui ont selon lui contribué à cet engouement. «Ces gens-là vont dans les favelas pour y faire la fête, et ils rentrent dormir dans les beaux quartiers!»
«Cette tendance est aussi venue avec le baile funk, vendu comme “la voix culturelle de la favela”. Pourtant, cette musique véhicule un type de message gênant, qui valorise le sexe, les drogues, la criminalité. Mais si on vend la favela comme un lieu cool, ça veut dire qu'il n'y a pas besoin d'améliorer la situation!», s'énerve le guide.
«Souvent, les gens vont voir Rocinha, et en parlent comme si c'était la Cité de Dieu, parce que c'est devenu une seule et même chose dans l'imaginaire collectif», déplore Bianca Freire-Medeiros. | Raphaël Bernard
Où commence le voyeurisme?
L'observation soulève une interrogation d'ordre éthique: faire du tourisme dans les favelas, est-ce tout simplement du voyeurisme? Si en France comme au Brésil, certains s'en émeuvent, parmi les principaux intéressés, on semble avoir tranché depuis longtemps. «Les touristes qui viennent avec nous veulent juste voir la vraie population du Brésil. À Rio, plus de 30% d'entre nous vivent dans les favelas [22% selon le recensement de 2010, ndlr]. Elles font partie de la ville!», affirme Mario Martins, qui a grandi dans la favela de Santa Marta. L'homme est aujourd'hui le directeur de Favela Top Tour, qui se targue de n'employer que des guides locaux.
Pour Camila Moraes, professeure au département de tourisme de l'université fédérale de Rio de Janeiro (UFRJ), la visite des favelas se doit par ailleurs d'apporter une «profondeur de contenu»: «Bien sûr, les guides ne peuvent pas se contenter de dire: “Regardez cette maison qui n'a pas l'eau courante!” Le tourisme des favelas est aussi important pour promouvoir un contre-narratif sur ces quartiers, et mettre en avant les initiatives sociales, culturelles et environnementales qui s'y déroulent.»
Certes, les acteurs ne nient pas que certaines pratiques irrespectueuses (tours en jeep blindées, photos des habitants prises sans permission, etc.) existent, mais elles demeurent marginales. «La pratique a gagné en maturité depuis les années 1990, où les favela tours étaient une véritable nouveauté», observe Camila Moraes.
Mais une autre question brûlante est sur toutes les lèvres: à qui profitent les favela tours? Au Brésil, la question a fini par prendre un aspect politique. En 2010, à l'approche de la Coupe du monde (2014) et des Jeux olympiques (2016), le président Luiz Inácio Lula da Silva lançait le programme Rio Top Tour, dans la favela Santa Marta, attenante au quartier branché de Botafogo. L'idée: développer le tourisme dans le quartier en s'appuyant sur des guides issus de la favela, formés par l'État.
«Le guide local représente la réalité de la favela, car il la vit»
Le programme a permis à des entrepreneurs locaux comme Mario Martins de se lancer. Mais la concurrence fait désormais rage entre les entreprises pionnières, souvent gérées par des personnes extérieures, et les guides locaux. La bataille se joue notamment sur le terrain de la légitimité: Marcelo Armstrong assure par exemple donner «entre 15% et 20%» de ses recettes à des projets éducatifs dans les favelas de Rocinha et de Vila Canoas quand Eduardo Marques, lui aussi extérieur à la favela, affirme contribuer à former les jeunes du quartier au tourisme. Sur son site, les clients sont garantis de participer à un «visite touristique non-intrusive, qui respecte la communauté et les habitants».
Les guides favelados plaident pour des visites conformes à l'authenticité recherchée par les touristes. | Raphaël Bernard
De leur côté, les guides favelados plaident pour des visites davantage conformes à l'authenticité recherchée par les touristes et donc «fait[es] par l'habitant, pas par quelqu'un qui s'est informé sur internet»: «Le guide local représente la réalité de la favela, car il la vit», défend Antonio Carlos Firmino, guide à Rocinha depuis 1996 et militant pour la création d'un musée de l'histoire de la favela. Un argument que Marcelo Armstrong a du mal à avaler: «C'est très réducteur de croire que seuls les gens des favelas peuvent faire ça sans faire de mal. Tu peux avoir un guide local qui ne promeut pas les intérêts de la communauté», avance le quinquagénaire.
En 2017, la mort d'une touriste espagnole en visite à Rocinha lors d'un contrôle policier a remis le débat sur la table. La favela était alors en proie à de violents affrontements entre gangs depuis un mois. Emmenée dans le quartier en voiture par un Italien qui résidait au Brésil depuis quatre ans, elle n'avait pas été avertie de la situation. Preuve s'il en est, selon Mario Martins, de la nécessité de laisser le terrain aux guides locaux. «Quand la police entre dans la favela [les interventions de police se terminent souvent par des morts par balle, ndlr], elle ne prévient personne. Mais moi, je vis ici, donc si la police entre, je le vois!» Un peu comme dans le film, finalement.