C'était assez exceptionnel pour le noter: en 2022, la Mostra de Venise a décerné sa récompense suprême, le Lion d'or, à un documentaire –pour la deuxième fois de son histoire. Le film en question, Toute la beauté et le sang versé, est dédié à la photographe Nan Goldin et réalisé par Laura Poitras, oscarisée en 2015 pour son documentaire Citizenfour (sur le lanceur d'alerte Edward Snowden). Il est sorti en salles ce mercredi 15 mars.
Parfois considérés comme une forme inférieure ou vaguement adjacente aux œuvres de fiction, les documentaires n'ont pas toujours la chance d'être élevés au rang de «vrais films», que ce soit dans les cérémonies de remises de prix ou dans l'imaginaire collectif. Toute la beauté et le sang versé, qui raconte la carrière et les combats de la photographe queer et féministe Nan Goldin, est pourtant l'œuvre idéale pour souligner toutes les différentes formes que peut prendre la création, et les idées qu'elle peut faire émerger.
En s'intéressant au parcours de cette artiste, figure incontournable du milieu underground new-yorkais, le documentaire entremêle de multiples récits et thématiques (féminisme, travail du sexe, addiction, santé mentale, capitalisme et violence domestique), et les fait converger vers la même conclusion: la nécessité d'accorder à l'art une dimension politique.
Combat contre les opiacés
Toute la beauté et le sang versé part d'un combat particulier: celui de Nan Goldin contre les opiacés. Après une blessure en 2014, la photographe américaine se voit prescrire de l'OxyContin (à base d'oxycodone), un antidouleur très puissant (les origines et les dangers de ce dérivé de l'opium ont récemment été racontés dans la mini-série de fiction Dopesick). Elle sombre dans l'addiction.
Après avoir réussi à se sevrer, l'artiste décide de partir en guerre contre les Sackler, la famille responsable de la commercialisation de ce dangereux opiacé. Le film de Laura Poitras suit ainsi les réunions de Prescription Addiction Intervention Now (P.A.I.N.), l'association de lutte montée par Nan Goldin, mais aussi leurs nombreuses actions militantes. Artiste reconnue, la photographe fait usage de son statut depuis plusieurs années pour faire pression sur les grands musées qui acceptent des dons de la famille Sackler.
«Personne ne photographie sa propre vie», lui aurait-on dit à l'époque.
La première scène du film montre le groupe d'activistes jeter des bouteilles de médicaments dans une aile du Met à New York. L'action est puissante, bien que symbolique: difficile d'imaginer qu'elle puisse avoir de réelles conséquences sur la fortune ou le statut d'intouchables des Sackler. Pourtant, le film va progressivement démontrer à quel point elle est cruciale. Au fil de cette œuvre protéiforme, Laura Poitras et Nan Goldin construisent en fait un plaidoyer pour l'action et la rébellion, que ce soit dans l'art, dans la politique ou dans l'intime.
Après avoir réussi à se sevrer, l'artiste décide de partir en guerre contre les Sackler. | © avec l'aimable autorisation de Nan Goldin.
L'intime au cœur de la lutte
Après son ouverture sur les opiacés, le film revient en arrière et lance plusieurs pistes autour du parcours de la photographe. Il y a l'enfance de Nan Goldin, marquée par la souffrance psychique et le suicide de sa sœur. Sa fuite vers New York, ses débuts au sein de l'underground new-yorkais, ses expérimentations artistiques et personnelles. Avec, comme fil conducteur, la manière dont Nan Goldin a fait de son intimité l'objet principal de son œuvre.
Dans les années 1970, la pratique paraît indigne: «Personne ne photographie sa propre vie», lui aurait-on dit à l'époque. Sauf que c'est en transformant son vécu en art militant que la jeune femme survit. Après avoir été violemment agressée par son conjoint et risqué d'y perdre un œil, elle prend en photo son visage tuméfié. «Ce sont les photos de moi battue qui m'ont empêchée de revenir», explique-t-elle.
Ce portrait brut de la violence domestique figurera dans son œuvre la plus célèbre, The ballad of sexual dependency, une sélection d'images mettant en scène la vie de Nan Goldin et ses proches.
On comprend alors le rôle mortifère que le déni et le silence ont pu jouer.
En se photographiant après les coups, mais aussi au travail ou en plein acte sexuel, Nan Goldin prend une position forte: celle de tout montrer. Ses images radicales sont un moyen de documenter, confronter, capter à tout prix ce que tout le monde voudrait taire. «C'est facile de transformer sa vie en histoires, mais c'est plus dur d'entretenir des souvenirs», observe la photographe.
En se photographiant après les coups, mais aussi au travail ou en plein acte sexuel, Nan Goldin prend une position forte: celle de tout montrer. | © avec l'aimable autorisation de Nan Goldin.
Le film nous emmène auprès de la communauté LGBT+, des drag queens et des malades du sida que Nan Goldin côtoie et photographie dans les années 1980 et 1990, et soudainement, sa portée s'élargit bien au-delà de la lutte contre les opiacés. Avec le combat d'Act Up, Toute la beauté et le sang versé tisse un nouveau lien entre santé, militantisme et création artistique, et se transforme en cri de protestation face à l'indifférence historique du monde politique et à la lâcheté de la classe dirigeante à laquelle les Sackler appartiennent.
Le pouvoir de la parole
À la fois rétrospective artistique, documentaire politique et récit biographique, Toute la beauté et le sang versé illustre de manière concrète le pouvoir de l'action, mais aussi celui de la parole. Dans un des moments les plus puissants du film, plusieurs membres de la famille Sackler sont condamnés à écouter, en visioconférence, des témoignages de victimes de l'OxyContin. Tandis que les histoires dramatiques se succèdent, le visage des responsables se décompose visiblement. Confrontés à la rage des victimes, les dirigeants de l'entreprise pharmaceutique semblent mesurer pour la première fois l'ampleur des dégâts.
Alors que le film de Laura Poitras touche à sa fin, Nan Goldin revient à l'histoire de sa sœur, qui était lesbienne et fut internée à répétition dans des hôpitaux psychiatriques à la demande de ses parents, avant de mettre fin à ses jours dans les années 1960. On comprend alors le rôle mortifère que le déni et le silence ont pu jouer, non seulement dans la crise du sida et dans celle des opiacés ou dans la prolifération des violences sexistes, mais aussi dans l'histoire familiale de la photographe. Et comment en montrant et en parlant, il est peut-être possible de rompre le cycle.
Toute la beauté et le sang versé
de Laura Poitras
avec Nan Goldin
Durée: 2h02
Sortie le 15 mars 2023