Il a fallu attendre 1962 pour que le Kamasutra, littéralement «Les aphorismes du plaisir» en sanskrit, paraisse légalement aux États-Unis et au Royaume-Uni. C'est aujourd'hui l'un des livres dont la traduction anglaise est la plus piratée au monde. Rédigé aux alentours du IIIe siècle après Jésus-Christ par Vâtsyâyana, un brahman –la caste des prêtres, la plus élevée selon le système de hiérarchie hindou– d'Inde du Nord, l'ouvrage s'est transmis de génération en génération pendant près de 2.000 ans et, avec lui, une image de livre pornographique difficile à effacer.
Aux origines de ce quiproquo, un homme: Richard Burton. Aventurier, géographe, ethnologue, amateur de littérature érotique, soldat, il est le premier à avoir publié le Kamasutra en anglais. À la fin du XIXe siècle, alors en poste à la Compagnie des Indes orientales, ce Britannique prend connaissance du texte, qu'il fait traduire par deux Indiens. En 1883 paraît ainsi la toute première traduction en langue anglaise du Kamasutra, dans un contexte de censure et de puritanisme propre à l'ère victorienne.
Les Européens, fascinés, s'emparent de l'œuvre et se la passent sous le manteau. Un livre en particulier retient leur attention: le deuxième tome et son énumération encyclopédique des positions sexuelles. Les six autres parties tombent dans l'oubli. Depuis, l'œuvre, à l'origine pensée comme un manuel d'éducation affective et sexuelle à destination de l'élite, demeure incomprise et réduite aux positions acrobatiques et au sexe exotique, contribuant ainsi à une vision orientaliste et fantasmée de l'Inde.
Un manuel de savoir-vivre à destination de l'élite
Destiné au citadin aisé de l'Inde ancienne, le Kamasutra liste une série de conseils pratiques sur les différents savoir-vivre à adopter dans le but de mener une vie meilleure et régie par le dharma –«le divin» en sanskrit– qui signifie, plus généralement, une vie éthique. «L'hindouisme n'est pas une religion, mais une manière de vivre», précise Alka Pande, spécialiste de l'art érotique indien, conservatrice à l'India Habitat Centre.
Comment construire une maison? Comment réussir son mariage? Que faire lors de sa nuit de noces? Comment se disputer? Comment se réconcilier? Comment se procurer du plaisir en l'absence d'un partenaire sexuel? Le Kamasutra répond, à l'aide d'exemples et de cas concrets, à ces questions.
Dans sa traduction, Richard Burton
«a volontairement privé les femmes
du texte de leur pouvoir et de
leur autonomie sexuelle».
Au temps de l'Inde classique paraissent une multiplicité de sûtra, ces aphorismes destinés à transmettre une philosophie de vie, et dont le but est d'aider le lecteur à atteindre le dharma. Le Kamasutra est l'un d'entre eux et devient «une porte d'entrée vers le divin», comme l'affirme Bharat Gupt, spécialiste de l'Inde classique, anciennement professeur à l'université de Delhi.
Le premier livre est d'ailleurs dédié à l'éthique. S'ensuivent six tomes traitant de la sexualité, de la séduction, du mariage, des difficultés pouvant émaner de ce dernier, des courtisanes et des drogues ou tout autre artifice pouvant aider à l'amélioration de ses performances sexuelles.
«Le Kamasutra est dédié à l'enseignement de tous les différents types de plaisirs», explique Alka Pande, qui envisage cette œuvre comme «une ode à la beauté de la vie, aux plaisirs quotidiens, qu'ils se manifestent par la musique, l'art, l'esthétique, ou encore la sexualité».
Pour une éthique de la sexualité
Les principes moraux se retrouvent donc au cœur du Kamasutra. Le sexe sans moralité est condamné et «le livre apprend à contrôler ses pulsions physiques, à vivre une sexualité éthique», précise Wendy Doniger, traductrice et spécialiste du Kamasutra. Pour Sudhir Kakar, psychanalyste, il «vient apporter des éléments culturels à quelque chose de naturel, d'animal».
Contrairement à la littérature érotique considérée dans son ensemble, les sept livres écrits par Vâtsyâyana plaident en faveur d'une sexualité égalitaire, dénuée de tous rapports de domination. Dans le tome deux, l'auteur rappelle notamment que «toutes les pratiques sexuelles que l'on t'inflige, tu peux les infliger à ton tour». La réciprocité et l'entente sont ainsi considérées comme étant des concepts clé pour vivre une sexualité épanouie.
Le mariage d'amour est, quant à lui, considéré comme la forme d'union la plus noble et la plus enviable, dans un pays où le mariage arrangé demeure, encore aujourd'hui, la norme. La nuit de noces est largement détaillée et les lecteurs masculins sont mis en garde: «Les femmes sont comme des fleurs et doivent être traitées avec tendresse. Si elles sont prises de force par des hommes qui n'ont pas gagné leur confiance, elles en viennent à détester le sexe.» Si le travail de Vâtsyâyana reste emprunt de stéréotypes de genre, pour Alka Pande, «le Kamasutra nous enseigne avant tout le respect mutuel entre amants, ou entre mari et femme».
Ce rêve d'égalité, c'est précisément ce qui manque à la traduction de Richard Burton. «Il a volontairement privé les femmes du texte de leur pouvoir et de leur autonomie sexuelle», regrette Wendy Doniger. Par exemple, quand Vâtsyâyana évoque une situation où «l'homme essaie de forcer la femme et de s'imposer à elle», Richard Burton traduit: «Quand un homme est pris dans les affres de la passion».
Un texte inclusif et avant-gardiste
«Quand on parle des femmes et de leur corps, il faut changer de paradigme, trouver de nouveaux schémas narratifs», explique Seema Anand. Cette mythologiste indienne s'intéresse particulièrement aux légendes dont les femmes sont les protagonistes et répond à des dizaines de questions liées à la sexualité sur son compte Instagram, sorte de Kamasutra des temps modernes.
«Ce n'est pas facile tous les jours, la tâche est énorme!», sourit cette sexagénaire amatrice de saris, à la chevelure blanche et abondante. Depuis vingt ans, elle étudie et décortique le Kamasutra. «L'ouvrage m'a aidée à prendre contrôle de mon corps, à me réapproprier ma féminité, et à me libérer des injonctions qui empoisonnent la sexualité des femmes», confie-t-elle.
Pour Seema Anand, il n'y a aucun doute: le livre deux, celui qui a fait le tour du monde, a été écrit par une femme, et non par Vâtsyâyana. «Il apprend à un homme tout ce qu'il faut savoir sur le plaisir féminin», ajoute-t-elle. Et ne manque pas de formules féministes telles que «Une femme a huit fois plus de désir sexuel qu'un homme. Dès lors, il est important qu'elle atteigne l'orgasme en premier», ou encore «Si une femme n'est pas satisfaite sexuellement, elle est en droit de quitter son mari».
«Ça parle de sexe et d'amour, tout le monde est concerné!»
Pour Alka Pande et Wendy Doniger, c'est le livre six, dédié aux courtisanes, qui s'apparente le plus au féminisme actuel. «Il est particulièrement instructif: on y apprend à se débarrasser d'un homme que l'on n'aime plus, ou comment agir lorsque l'on se retrouve en présence d'un ancien amant. C'est terriblement actuel!», rit Wendy Doniger. «Quand je lis le livre six, je me sens forte, puissante en tant que femme», ajoute Alka Pande.
L'homosexualité est elle aussi évoquée, une singularité que l'on ne retrouve pas dans les autres textes de l'Inde classique. Au terme d'eunuque, courant dans le vocabulaire de l'époque pour désigner les hommes ayant des pratiques sexuelles avec d'autres hommes, Vâtsyâyana préfère celui de «troisième nature». Une subtilité que Richard Burton a, encore une fois, omis de traduire. Quant au lesbianisme, le brahman ne l'envisage que dans le cadre d'une absence de l'homme où, pour ne pas être frustrée, la femme peut partager sa sexualité avec une autre femme, et même se satisfaire à l'aide de sextoys conçus à partir de fruits et légumes dont la forme rappelle celle du pénis.
Selon les spécialistes, le Kamasutra serait donc un manuel d'éducation sexuelle et affective qui pourrait contribuer à l'amélioration de notre vie intime. «Il mérite d'être apprécié à sa juste valeur», s'enthousiasme Alka Pande. Quant à Sudhir Kakar, il est persuadé que le texte demeure indémodable, malgré certains passages quelque peu datés. «Ça parle de sexe et d'amour, tout le monde est concerné!»