Trois ans après, elle se souvient de la date avec exactitude. Le 6 avril 2021, Ève Planeix est à l'entraînement dans la piscine de l'Institut national du sport, de l'expertise et de la performance (Insep) –situé dans le bois de Vincennes à Paris–, qu'elle a rejoint en 2016 et où elle s'entraîne avec l'équipe de France de natation artistique [le nom officiel de la natation synchronisée depuis 2017, ndlr]. Dans le ballet composé de huit nageuses, Ève Planeix est la voltigeuse. C'est elle qui s'élance en l'air lors des portés et qui réalise des figures acrobatiques.
«On était en période de stage, c'était la fin de l'entraînement et on répétait la chorégraphie depuis le début, jusqu'à ce que ça soit parfait. Le premier porté était une nouvelle acrobatie que je ne maîtrisais pas vraiment, j'avais tendance à faire des gros plats sur la nuque et à la tête. Avec la fatigue, j'ai fait l'essai de trop et je n'ai pas réussi à tenir ma tête. J'ai eu un voile noir, on m'a sortie de l'eau et j'ai arrêté immédiatement l'entraînement», raconte la nageuse clermontoise, triple médaillée de bronze par équipes et cinquième en solo libre aux championnats d'Europe de Rome, en août 2022.
«Je ne savais plus où était ma verticalité»
Ève Planeix ne consulte pas dans la foulée et ne soupçonne pas un seul instant qu'elle est victime d'une commotion cérébrale. «Dans certains sports, la commotion cérébrale est sous-évaluée et sous diagnostiquée, affirme Sébastien Le Garrec, médecin et chef du pôle médical de l'Insep depuis 2018. La commotion cérébrale est un traumatisme du cerveau pas nécessairement lié à une chute directe, pour lequel il n'y a pas de lésion anatomique visible, mais des perturbations des fonctions cognitives.»
Dans le cas d'Ève Planeix, les premiers symptômes font rapidement leur apparition: maux de tête, fatigue, problèmes d'orientation dans l'espace. «Je ne savais plus où était ma verticalité», assure la sportive. Elle consulte le médecin et suit une batterie de tests qui composent le protocole commotion.
La nageuse est évaluée à travers le SCAT (pour Sport concussion assessment tool), l'outil de référence pour les professionnels de la santé, permettant de déceler les commotions cérébrales dans le sport. Les résultats ne sont pas très probants. Elle est sommée de s'arrêter deux jours, sans aucune sollicitation liée aux écrans, et préfère rester dans le noir total.
«On nous demande un nombre important de portés acrobatiques»
Habituellement, la commotion cérébrale et le protocole associé font partie du langage courant dans les sports de combat ou plus généralement dans les sports de contact entre sportifs, comme le rugby. Et s'il a plutôt l'habitude de voir défiler dans son cabinet des judokas, des lutteurs, des boxeurs ou encore des taekwondoïstes, le Dr Le Garrec a vu les choses évoluer en natation artistique, ces derniers temps. «Les voltiges sont plus importantes qu'il y a quelques années.»
Ce que confirme l'entraîneuse de l'équipe de France, Julie Fabre: «On nous demande un nombre important de portés acrobatiques, ce qui n'existait pas il y a vingt ans. En revanche, le règlement vient de changer et les portés sont codifiés: nombre imposé, pénalité si l'acrobate retombe trop proche de la base des porteuses. Cela permet de fixer une limite dans la prise de risque. A contrario, les acrobaties étaient interdites sur la plage de départ [avant de rentrer dans l'eau, ndlr], maintenant c'est permis.»
Sur le bord du bassin, la coach tricolore est aux premières loges et doit redoubler de vigilance. Si les commotions cérébrales ne ponctuent pas son quotidien, elle a tout de même dû en gérer entre deux et cinq, depuis qu'elle entraîne à l'Insep. «On vérifie qu'il n'y a pas de critères de gravité, comme une perte de connaissance ni d'anomalies à l'examen neurologique. Le risque est de passer à côté d'un traumatisme crânien qui lui, nécessite une IRM cérébrale et une prise en charge hospitalière», détaille Sébastien Le Garrec.
«On parle d'un organe vital: le cerveau. Pour les athlètes, la commotion n'est pas un tabou, mais peut être pénalisante. On les aide à performer, mais pas à n'importe quel prix.»
Dans la vie d'athlète, la blessure est toujours un frein pour la performance. Ève Planeix, comme une autre de ses camarades plus récemment, a été victime d'une commotion à quelques semaines d'une grosse échéance. «J'étais à deux mois du tournoi de qualification olympique pour les Jeux de Tokyo», reprend la nageuse artistique. Après quarante-huit heures de repos, la sportive de haut niveau retourne à l'entraînement, mais les maux de tête ne passent pas.
«Ce n'était pas facile pour l'équipe car on était dans le flou, sans savoir si j'allais être là ou non», se souvient-elle. Après plusieurs consultations, c'est le repos de trois semaines qui est envisagé, loin du bruit des bassins, des chorégraphies la tête en bas et des inlassables longueurs d'apnée, pas franchement compatibles avec son état physique. «On parle d'un organe vital: le cerveau. Pour les athlètes, la commotion n'est pas un tabou mais peut être pénalisante. Certes, on est là pour les aider à performer, mais pas à n'importe quel prix», recadre le médecin référent.
Après un long travail de réathlétisation à base de yoga, de séances courtes de natation pour réapprendre au cerveau le goût de l'effort, Ève Planeix a pu reprendre sa place au sein de l'équipe de France et quelques adaptations ont été faites. «Désormais, quand on travaille le ballet en entier, on réalise les portés à vide», indique la jeune Auvergnate de 22 ans, qui a déjà les Jeux olympiques de Paris dans la tête.
D'ailleurs, Ève Planeix et ses coéquipières vont devoir préparer un nouveau programme acrobatique, qui se cumulera aux programmes déjà existants (technique et libre), lors de l'événement olympique en août 2024 [durant lequel les hommes seront autorisés à concourir, pour la première fois aux JO, ndlr]. «Il y aura plus de portés à réaliser, mais avec plus de règles supposées limiter les accidents. C'est à double tranchant», précise Julie Fabre.
Notre article publié en 2019: Christian Bordeleau, pionnier d'une discipline fermée aux hommes aux Jeux olympiques
L'Insep sensibilise un maximum
«Le phénomène des commotions n'est pas nouveau en natation artistique, mais le sujet est davantage évoqué depuis deux ou trois ans. Les nageuses et les coachs y sont plus sensibles et donc plus attentives», assure Sébastien Le Garrec. Mais la France accuse un retard important. «La Fédération française de rugby a été précurseuse sur la prise en charge des commotions [pour autant, des joueurs victimes de commotions ont récemment déposé un recours en justice envers les instances françaises, ndlr]. Mais pour les autres disciplines, l'Europe est en retard par rapport à l'Amérique du Nord», souligne-t-il.
Au sein de l'Insep, l'action de sensibilisation auprès des premiers concernés existe. Mais elle semble insuffisante. «On voit les athlètes une fois par an pour faire un bilan, c'est à ce moment-là qu'on en parle, rapporte le médecin. On a beaucoup retravaillé la prise en charge de la commotion, notamment avec le neurochirurgien Philippe Decq.» Dans le temple du sport français, un nouveau document en cours de finalisation devrait donc voir le jour d'ici peu et permettre de sensibiliser plus largement celles et ceux qui sont le plus touchés.